La tempête fut aspirée vers le couchant, comme par une bouche gigantesque engloutissant vents et marées. La trouée, que suivait Lubin, avait, elle, dérivé vers le septentrion.
L’océan intérieur était redevenu d’huile.
Plus un brin d’air touchait la voile.
L’Archéron Noir grinçait sur sa quille.
L’équipage, lui était atone.
Amorphes, les hommes de corps gisaient sur et entre leurs bancs. Épuisés, certains avaient même perdu connaissance. Seule leur respiration profonde, mais saccadée prévenait Lubin qu’ils étaient encore en vie.
Les bucellaires, exténués, avaient quitté le château avant. Avachis sur le pont, ils laissaient le soleil les sécher.
Les gabiers, eux, pendaient mollement dans les cordages.
Seuls les Brits, toujours alertes, continuaient de fixer les profondeurs. Ils s’étaient détachés et arpentaient le navire de la proue à la poupe.
Le Père Maric, toujours à la barre, s’était assis. Il méditait au fond du château arrière. Sur ses genoux reposait la tête de la capitaine Brida. Elle et lui échangeaient quelques mots murmurés. Lubin les entendit discuter de la bonne fortune, de la volonté d’Emodirias.
La tempête avait laissé quelques bonnes surprises. Les aides de camp de la capitaine avaient ramassé de nombreux poissons balancés par les flots par-dessus le bastingage. Ils en avaient rempli plusieurs tonneaux, tout en matraquant les hommes de corps pour qu’ils écopent.
Cette besogne terminée, tous s’étaient effondrés.
Les Brits n’étaient pas les seuls à arpenter le pont. Un bucellaire et son fils inspectaient le navire. Armés de goudron, de vieilles toiles et de bois, ils veillaient à ne laisser aucune voie d’eau.
Les murmures de la capitaine Brida se firent roucoulants et les réponses du père Maric salasses. Par pudeur, Lubin se détourna de cette conversation amoureuse.
Aelys dormait auprès de lui. Ses vêtements commençaient à peine à sécher, et Lubin pouvait admirer les courbes et les saillies de la belle. Le jouvenceau veilla à ne pas bouger, afin de ne pas réveiller son épouse tandis qu’il lui caressait doucement le visage.
Il ne put s’expliquer pourquoi, mais il n’était pas fatigué. Au contraire, son esprit était clair, reposé. La tempête l’avait pourtant exténué, mentalement et physiquement.
Le soleil du matin arrosait l’Archéron Noir de ses rayons. Brillant, il réchauffait les corps, séchait les toiles, assommait les esprits.
Le bois du navire craquait doucement, berçant l’équipage fourbu. Seuls les coups de maillet et les jurons du maître charpentier et du fils calfat brisaient cette douce atmosphère.
Le soleil finit par atteindre son zénith.
Séché depuis longtemps, l’équipage s’était réfugié à l’ombre.
Les bucellaires avaient réinvesti leurs quartiers à la proue. Pestant sur les ravages laissés par la tempête, leur intendant énumérait les dégâts. Pendant ce temps, leur cuisinier, un vieux guerrier slave, préparait une soupe de poisson.
Les hommes de corps, gens de métiers et de labeur, mirent leur expérience à contribution. Un ancien auffier1 raccommodait cordes et filets. Plusieurs pêcheurs vidaient, écaillaient et découpaient du poisson à l’aide de leurs longues dagues affilées. Un fabricant d’aviron rabotait du bois brut pour remplacer les rames perdues dans la tempête. Un cordelier raboutait des lambeaux de corde et les deux seules femmes de la troupe, une lavandière et une mercière, rapiéçaient les voiles.
Les gabiers, indolemment installés, vérifiez nœuds et poulies. Deux de leurs jeunes apprentis, jugés trop inexpérimentés pour une tâche si importante, suspendaient des poissons vidés sur des crochets, afin de les faire sécher.
La capitaine Brida, sur le château avant, astiquait sa baliste, tandis que ces aides de camp, allongés sous une toile, dormaient à poings fermés.
Assis sous la barre, le père Maric veillait le boulanger moribond. Le malheureux avait survécu à la tempête, et l’équipage y voyait un miracle. Pourtant, la respiration du mourant était faible, rauque. Malgré les soins prodigués, il n’était pas dit que le bougre passe la journée.
La capitaine Brida annonça à l’équipage :
« Nous avons une fois de plus bravé la colère du démon des profondeurs. Malgré l’inexpérience de certains, cet équipage n’a pas faibli. Je suis fière d’être votre capitaine ! Grand et petit, riche et pauvre, fort et faible, vous avez tenu. Bridilia, fais préparer une grande marmite. Que l’on mange les produits de l’océan, que l’on boive son eau empoisonnée, que l’on survive à cette corruption, que par nos vies, nous narguions le Dieu Poisson. »
La chef des gabiers mit ses gens à la besogne. Ils sortirent une grande marmite d’un des tonneaux et la suspendirent par une corde, entre les mâts. Un large brasero fut extirpé de la cale, où les Brits allumèrent un feu qu’ils nourrirent avec le peu de bois de chauffage à bord.
Le père Maric hissa de grandes quantités d’eau de mer, qu’il bénit par la grâce d’Emodirias Angeleus. La capitaine sortit une bourse de ses vêtements. Après un instant d’hésitation, elle en vida le contenu dans la marmite. Lubin sentit au passage des odeurs parfumées, de celles qui flottaient au marché aux épices, dans le quartier archonien.
Les pécheurs, parmi les hommes de corps, furent invités à jeter dans la marmite le poisson qu’ils avaient préparé.
Tandis que les Brits veillaient le feu, et que la capitaine préparait le ragoût de poisson, le père Maric s’adressa à l’équipage.
« À ceux qui n’ont jamais bravé de tempête, vous avez connu la colère du Dieu Poisson. À présent, vous connaissiez l’océan intérieur. Soyez reconnaissant, car on n’allume pas de cierge en votre nom, à Notre-Ange-des-Rescapés, comme vous allumerez un cierge à notre prochaine escale en l’honneur du marin inconnu, avalé par la colère de “celui qui dort dans les profondeurs”.
Louez Emodirias Magistère Angeleus. Louez “celui qui domine les créatures de sous la surface”, et priez pour que jamais il ne faiblisse.
Rendons grâce à Emodirias Magistère Angeleus d’avoir une fois encore triomphé.
Rendons grâce à Anataël Angeleus de nous avoir conservés en sa sainte garde.
Rendons grâce à l’Unique, afin que les forces de la loi finissent par terrasser le chaos. »
L’aumônier prit une pose solennelle. Il avait rempli une douzaine de seaux d’eau de mer.
Un à un, il y trempa sa main, récitant toujours la même prière :
« Emodirias Magister Angelus, Purificat Hoc Aquas ! »
Quand il eut fini, le prêtre se releva.
« Voici quatorze seaux, car quatorze magistrats prêtèrent leurs forces à L’Unique afin qu’il crée les Tablettes de la Loi. Par ma main, et la volonté d’Emodirias Angeleus, ces eaux ne sont plus poison.
Rendez grâce à Emodirias Angeleus, afin qu’il continue à dominer le champ de bataille, dans la guerre éternelle qu’il mène contre le Dieu Poisson.
Buvez ces eaux.
Jusqu’à la dernière goutte.
Entrez dans la communauté des rescapés, bénis par Emodirias Magistère Angeleus ! »
Les hommes de corps dévisagèrent l’aumônier. La plupart n’avaient entendu parler que des sept Magistères Angeleus, et le rituel qu’on leur proposait paraissait plus païen qu’angélique.
Lubin alla au secours du confesseur de son épouse.
« Il s’agit d’une mortification, mes frères. Il ne serait pas convenable de faire carême à bord, aux vues du peu de ressources dont nous disposons. Buvons cette eau corrompue. En lui résistant, c’est au malin que vous résistez.
J’ai moi-même été marié sur ce navire, dans des circonstances incroyables, avant d’être réduit à l’état d’oblat.
Mon épouse et moi avons vidé un tel seau, afin que l’ange bénisse nos épousailles. Trois jours plus tard, nous devions tomber dans les griffes du démon des profondeurs, subir sa colère et triompher du mal. »
Aelys se porta au secours de son époux. Moins volubile, la jeune femme prit un seau sans mot dire, le porta à ses lèvres et commença à boire goulûment.
« C’est infect, hoqueta-t-elle après plusieurs lampées ! Mais je préfère boire ces paquets de mers, bénis par mon confesseur, plutôt que ceux que nous envoie le dieu poisson. »
Reportant le seau à ses lèvres, la jouvencelle but bruyamment.
Les deux pêcheurs se saisirent d’un seau, et y plongèrent leur godet. Alors qu’ils le portaient à leur lèvre, le père Maric précisa.
« Ne recrachez pas ! En buvant, nous nous soumettons à Emodirias. Nous montrons au Magistère Angeleus que nous faisons notre part, dans la lutte contre le démon des profondeurs.
Ce faisant, l’aumônier s’était avancé. Il se pencha, saisit un seau et le brandit devant lui.
« C’est une épreuve que l’équipage doit surmonter ensemble. Chacun doit faire sa part. »
Soulevant le bac à ses lèvres, le père Maric en engloutit le contenu à grandes goulées. Il le vida d’une traite, non sans hoqueter par moment. Il fallut bien cinq minutes pour que le prêtre vide les quinze pintes2. Il finit par laisser tomber la dernière goutte sur sa langue tendue. Jetant le seau dans les bras d’un homme de corps, le prêtre éructa un rot long et sonore, qui fit pouffer quelques-uns.
« Et maintenant, tonna le clerc en avançant vers le bastingage, rendons ces eaux au Dieu Poisson. »
Dénouant ses braies, le père Maric saisit son pendeloche, et laissa un puissant jet d’urine passer par-dessus le bastingage.
« Je n’ai pas peur de toi, roi des crapauds, continua l’aumônier. Ni de toi ni de tes créatures. Je pisse sur ton royaume. Par la volonté d’Emodirias Magistère Angeleus, nous avons conquis la surface des océans. »
Le père Maric exhiba son guilleri, vidant une bonne partie des quinze pintes d’eau de mer qu’il venait de boire.
« Ventre-diable, chapon maubec3, démon eunuque, pisse-froid, merdaille… »
L’aumônier continua à jurer ainsi le temps qu’il lui fallut pour vider sa vessie. Quand il eut terminé, et que son pendeloche reposait sous ses braies, le père Maric s’adressa une foi de plus à l’équipage.
« Buvez ces eaux et vous n’aurez plus rien à craindre du Dieu Poisson. »
Cette démonstration eut beaucoup d’effet sur les hommes de corps. La plupart d’entre eux, bons bourgeois et hommes de Lhynn, craignaient la colère du Dieu Poisson. La cité s’était grandement tournée vers la mer depuis le temps où les barbares Bikivyk s’étaient convertis. Leurs ancêtres priaient les démons, dont le seigneur des profondeurs. Saint Coutil avait beaucoup angélisé leurs descendants, et les Bikivyk avaient alors abjuré en grand nombre leur foi démoniaque.
L’inquisition avait traqué sans répit toute trace de paganisme et toutes résurgences de ce culte maudit. Pourtant, certains marins, surtout à Villeneuve, continuaient de faire des offrandes la nuit tombée. Lubin avait un jour surpris une dizaine de marins, réunis sur les quais, s’adonnant à pareils rites. Les malheureux partaient pour les ports du sud lointain. Tout comme les antiques habitants de Lhynn, ces offrandes n’étaient pas des marques d’adoration, mais des sacrifices pour apaiser la colère des Dieux.
Les hommes de corps de l’Archéron Noir avaient donc une profonde crainte du démon des profondeurs. L’intervention du père Maric, sa longue provocation à la figure du Dieu Démon, en plus d’avoir surmonté la tempête : tout cela leur donnait du courage.
Pieusement, ils se saisirent des seaux et commencèrent à en boire les eaux.
La capitaine, ses gabiers et ses Brits commencèrent à boire leur part. Les seaux passèrent de mains en mains, avec précaution.
« Mes gens et moi avons déjà été baptisés par Emodirias Angeleus, expliqua la capitaine. Néanmoins, ce qui pour certain est un baptême sera pour nous une communion. »
Sur ce, Brida trempa son godet et but de grandes rasades de ce liquide infect.
« Les lides de Lhynn ne seront pas tenus à l’écart d’une pieuse cérémonie, approuva le sergent. »
Les seaux transitèrent jusqu’à la proue, et les bucellaires trempèrent leurs godets à leurs tours.
Tandis que la soupe de poisson mijotait, l’équipage, écoutant le prêche du père Maric, buvait les seaux d’eau de mer.
Lubin, agenouillé pour l’occasion, goûtait fort l’harmonie qui régnait à bord. Tous priaient, tous accomplissaient le rituel, tous étaient unis dans la foi des anges.
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