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tome 1, Chapitre 14 « Chapitre 14 : Théologie » tome 1, Chapitre 14

Les premiers rayons du soleil se répandirent sur la mer, comme une traînée de sang maculant les ondes sombres. Le disque écarlate pointait à l’horizon, révélant un océan intérieur tranquille, et une côte acérée de falaises découpées. Au-dessus d’elles, d’immenses arbres, aussi vieux que le monde, toisaient les marins. Lubin ressentait une haine féroce en observant ces bois, craignant d’y percevoir quelques mouvements flous.

Exténué au-delà de ce qu’il croyait possible, Lubin ramait toujours. Aelys avait sombré dans le sommeil sur son épaule, mais aucun Brit ne l’avait rudoyé. Le jouvenceau les avait entendu retourner sous le château arrière, et ils n’étaient pas reparus. Seule la voix du père Maric avait retenti dans la nuit, les exhortant à ramer de bâbord à tribord, d’un côté ou de l’autre, parfois les deux.

Tandis que le disque écarlate prenait des tons orangés en s’extirpant de l’horizon, les flots de sang disparurent des vagues, révélant un bleu profond, insondable. Le père Maric, fidèle au poste, observait avec attention le lever de soleil, tandis que les rameurs, épuisés, sombraient les uns après les autres.

« Remonte les avirons, Lubin, commanda l’aumônier d’une voix plus douce qu’à l’habitude. »

Lubin rentra sa rame, allongea Aelys sur le banc, avant de s’exécuter. Passant entre les rangs, il amenait les avirons en chuchotant quelques paroles réconfortantes alentour.

« Le soleil se lève et répand son sang sur les flots, continuait le père Maric. C’est un signe…

un océan intérieur — que disent les signes, questionna Lubin, toujours avide des paroles des clercs ?

— Seuls les fous, les menteurs et les saints peuvent analyser les présages d’un simple coup d’œil. Mais voilà bien des lunes, et même des années, que l’on n’a pas vu autant de soleils sanglants s’extirper des profondeurs. Pour ma part, j’y vois ce que les textes antiques nous rapportaient : la guerre sanglante, éternelle, que mène Emodirias Angeleus au Dieu Poisson.

— Mon père, demanda Lubin pieusement, tout en continuant sa besogne, pourriez-vous me parler d’Emodirias Angeleus ? Jamais je n’en avais entendu parler avant de vous rencontrer.

— Plus personne à Lhynn n’en parle plus. Pourtant, il était un des sept anges gardiens de la cité, quand l’empire grac antique fonda la ville portuaire.

— Sept, s’étonna le jouvenceau, pourtant les psaumes ne parlent que de quatre anges.

— Seulement depuis Karolus, précisa l’aumônier. Les conciles de Relique de huit cent douze à huit cent dix-sept avaient pour rôle de purifier la religion angélique. Les archons anathèmes furent chassés des sanctuaires et des écritures puis leurs prêtres furent persécutés.

— Mais, rétorqua Lubin, ils étaient la racine du mal. Les prêches parlent de leur influence néfaste sur les croyants, les poussant à la guerre, au meurtre, au pillage, au viol…

— Ah ah ah, éclata le prêtre ! Tout ceci, mon fils, fait partie de la nature humaine. Certains anges veulent l’enlever, d’autre non.

— Mais il serait bon de ne plus tuer, rétorqua candidement le jouvenceau.

— Mais est-il meilleur de changer les mortels ? Enlevons les mauvaises pensées des mortels, comment seront-ils mis à l’épreuve ? Et après, que devront ôter les anges, afin de nous rendre plus parfaits ?

— Notre chemin est de nous purifier afin de pouvoir rejoindre les anges, derrière le trône de l’Unique, professa doctement Lubin.

— Et ainsi nous serons accueillis parmi les anges, conclut le père Maric. Voilà le débat théologique qui fut sous-jacent dans ces conciles. Doit-on changer les mortels, ou ne pas intervenir ? Et si les mortels sont transformés, comment les purifier sans mise à l’épreuve ?

— Vos paroles sont pleines de sagesse, répondit Lubin, ébranlé puis songeur.

— Et dans ce cas, que dire des Tablettes de la Loi ? assena l’aumônier. Elles furent créées au début des temps afin de séparer les mondes, et ainsi empêcher les Dieux d’intervenir directement dans la vie des mortels. Or, les transformations que tu suggères, ne viennent-elles pas contredire la Loi gravée dans les Tablettes ?

— C’est pourtant vrai, murmura Lubin décontenancé.

— Les prélats de l’Empire Karolus ont exilé les archons anathèmes. Ce faisant, ils ont laissé le Chaos infiltrer le monde des mortels… Ils ont commis une terrible erreur. Emodirias, de même qu’Arganthrace et Ulfegor étaient au côté de l’Unique, quand furent créées les Tablettes de la Loi. Quatorze Magistrats prêtèrent leur puissance pour les faire émerger.

— Il n’y avait donc pas sept Magistrats ? continua le jouvenceau, dont tout le savoir théologique était chamboulé.

— Il ne pouvait en être ainsi, conclut le père Maric. Toutes les forces de la Loi devaient s’unir pour faire advenir les Tablettes. »

Durant cette discussion théologique, l’équipage s’était éveillé. Les gabiers avaient sorti la tête de leurs hamacs suspendus dans les cordages. Les bucellaires, emmitouflés dans leurs cottes de mailles et leurs cottes d’armes, pliaient la grande toile qui les avait protégés des ondes. Sur la proue, penchée sur les parois du château avant, la capitaine écoutait doctement son aumônier. Les Brits patibulaires, en pagne, tiraient des seaux d’eau de mer pour leurs ablutions du matin.

Lubin avait fini d’amener les avirons, rangés dans leurs logements autour du mât arrière. Passant parmi les hommes de corps, il remarqua que certains étaient blessés.

« Mon père, demanda le jouvenceau à l’aumônier, puis-je prodiguer des soins ?

— Et avec quoi ? gronda la capitaine depuis la proue. Vois-tu un dispensaire ici ?

— Mais, le soin et la charité sont des vertus de notre foi, se récria Lubin.

— Aussi que la soumission, jeune insolent, s’écria Brida la Brit !

— Cela est vrai, ma capitaine, répondit le jouvenceau humblement. Je me remets entièrement au père Maric.

— Quoi ! cracha la capitaine en sautant sur le pont.

— Il est oblat du primat, rétorqua l’aumônier. Certes, sa grâce Dominique t’a donné cet homme libre, mais il lui appartient toujours. Par là même, réduit à l’état d’oblat, il ne répond devant aucune justice laïque.

— Il m’a été donné, gronda Brida, il m’appartient de droit !

— Erreur, la contra le prêtre, son travail t’appartient. Il te revient de l’assigner aux corvées que tu jugeras bonnes. Mais tu n’en disposes que pour les cinq prochaines années. Quoi qu’il arrive, Lubin appartient à notre sainte Église. Tu ne voudrais pas remettre en question l’Ordre de notre communauté ?

— Vous ne commettrez pas cette erreur, commenta le sergent Bérenger, debout derrière sa capitaine. »

L’atmosphère était devenue quelque peu tendue. Même Lubin s’en aperçut. D’un rapide tour d’horizon, le jouvenceau remarqua de nombreux détails alarmants.

Le sergent Bérenger, toujours en armure, avait la main dextre posée sur le pommeau de sa dague. Ses guerriers, derrière lui, lançaient des regards sombres vers le reste de l’équipage.

Les gabiers, dans les cordages, avaient envahi les voiles. Tous portaient de longs coutelas à la ceinture et de petits arcs recourbés dans le dos. Bridilia, le gabier en chef, dévisageait le sergent.

Les Brits, sous le château arrière, avaient cessé leurs ablutions. Ils avaient récupéré leurs grands arcs d’if en main, faisant mine de les nettoyer.

La capitaine, rouge de colère, tapotait ses nombreuses dagues de jet accrochées à sa ceinture.

Le père Maric, impassible, avait tout de même fait passer sa targe et sa morgenstern devant lui. Une de ses mains disparaissait sous son bouclier.

Les hommes de corps, fourbus et effrayés, s’étaient recroquevillés entre leurs bancs.

Aelys, tendu comme la corde d’un arc, caressait le manche de ses glavius. Elle s’était faufilée discrètement jusqu’à son beau.

La tension dura quelque temps. La capitaine lançait un regard noir à son timonier. L’aumônier de bord, en retour, défiait la seule maîtresse à bord de s’élever au-dessus de la hiérarchie angélique.

Brida la Brit finit par rompre ce duel.

« Qui suis-je pour empêcher un bon croyant de venir en aide à ses coreligionnaires ? Malheureusement, mes ressources sont limitées. Si tout ce qui se trouve à bord m’appartient, nous n’avons rien de superflu. Je ne puis faire l’aumône de ce qui pourrait nous être fatal s’il venait à manquer. Faites avec les moyens du bord.

— Hourra pour la capitaine, tonna le père Maric.

— Hourra ! reprirent plusieurs voix, pas toujours très convaincues.

— Les hommes de corps, au repos, ordonna l’aumônier — timonier. Les bucellaires, à la rame. Damoiselle Bridilia, donnez toute la voile, je vous prie. »

Le gabier en chef dévisagea le père Maric un instant, jusqu’à ce que sa mère lui commande.

« Donne toute la voile, ma fille. Plus tôt nous aurons atteint Haltenberg, plus tôt les affaires reprendront. Allons voir si les paladins de la Lumière ont toujours l’appétit de l’or ! Timonier, reprit-elle à l’attention de l’aumônier, cap sur le krak.

— Cap sur Haltenberg, confirma le père Maric. Souquez, fiers Lides de Lhynn. Donnez de la voile, protégés de Sancta Hildegarde. Allons vider le trésor des templiers ! »

La tension s’estompa, au fur et à mesure que chacun reprenait sa tâche. Les hommes de corps s’étaient allongés afin de prendre du repos, malgré les paquets de mer débordant par-dessus le bastingage. Aelys s’était endormi, et le jouvenceau installa son épouse aussi confortablement que possible entre les bancs. Inspectant les mains de la belle, Lubin ne vit que peu d’égratignures. Soulagé, le jouvenceau quitta sa longue tunique afin d’en faire une couverture pour son aimé.

Alors qu’il se relevait, cherchant désespérément à bord de quoi soigner les écorchures, le père Maric l’apostropha.

« Viens donc tirer de l’eau de mer par ici !

— Oui, mon père, répondit Lubin en s’exécutant. Glissant sur le pont central parsemé d’écume, le jouvenceau se porta auprès de l’aumônier.

— En même temps, tu vas prendre notre vitesse. Quitte à servir à bord, autant que tu apprennes les ficelles du métier. »

Le timonier tendit un seau au jeune homme. Il était attaché à l’aide d’une corde à nœuds. Cette corde était semblable à celles qu’utilisaient les bâtisseurs de la ville. Les nœuds, trop petits pour servir à l’escalade, étaient disposés à distance régulière.

« Jette-moi ça à l’eau, et compte le nombre de nœuds qui vont te filer entre les doigts. »

Lubin s’exécuta. Lançant le seau par-dessus bord, le jouvenceau laissa la corde défiler dans ses mains.

« Stop, cria le père Maric.

— J’ai laissé passer huit nœuds, mon père.

— Pas mal, pas mal, commenta le timonier — aumônier. Les vents sont favorables, les anges veulent nous voir atteindre Haltenberg. Remonte le seau maintenant, et tiens-le-moi. »

Malgré la fatigue de la nuit, Lubin remonta le seau avec précaution, afin de ne pas perdre son contenu. Le serrant contre son ventre, il l’approcha du père Maric.

« Emodirias Magister Angelus, Purgare Hoc Aqua ! »

Le père Maric plongea sa main dans le bac à la fin de l’incantation. Quand il la ressortit, Lubin entraperçu un symbole angélique briller dans sa main. Il parut étrange au jouvenceau, mais le père Maric le fit vite disparaître dans sa bure.

« Va baigner les blessures de ces pauvres bougres à présent.

— Charité bien ordonnée commence par soit même, commenta Lubin en plongeant ses mains écorchées dans le seau.

— Que voilà une bien étrange manière de faire l’aumône, mon fils, persifla le prêtre.

— Ma grand-mère m’a appris à penser les blessures. Elle a fini sa vie veuve, prenant la bure au monastère. Elle soignait les indigents de Notre-Ange-des-Ondes. Si l’aumône commence par autrui, le soin commence par soi. Quel usage les malades peuvent-ils faire d’une infirmière alitée ?

— C’est une maxime pleine de bon sens, acquiesça le père Maric. Je m’étonne juste qu’elle sorte de ta bouche.

— Vous verrez que tous les mots qui sortent de ma bouche ne sont pas sots1, c’est justes qu’ils ne sont point de moi. »

Lubin quitta l’aumônier de bord hilare. Portant le seau d’eau sanctifié par le prêtre auprès des blessés, il nettoya leurs blessures. Lubin essaya de placer quelques paroles réconfortantes auprès des rameurs exténués, fourbus, blessés, mais la plupart tombaient de sommeil.

Quand il eut fini de nettoyer les écorchures des hommes de corps, Lubin avança jusqu’à la proue. S’adressant aux bucellaires, il leur demanda.

« L’un de vous est-il blessé ?

— Aucun, répondit le sergent tout en grondant sous l’effort. Tu me plais, petit, continua-t-il en soufflant. J’ai croisé peu de bons croyants comme toi.

— Nous sommes des lides, continua un second. L’aviron et le manche de nos guisarmes sont notre quotidien. D’ici un an ou deux, tes mains seront couvertes de cal. Ta belle aussi ! Les avirons lui arracheront ses belles mains de jouvencelle.

— Je pense que c’est déjà le cas, répondit Lubin candide.

— Voilà qui est étonnant, gronda le sergent Bérenger comme un soufflet de forge. Attrape le bocal coincé contre le mât, à ma droite. C’est de la graisse pour nos armures. Prends-en, ma charité angélique me perdra. Mets-en sur les écorchures. Trouve du bandage. Pour la toile, je ne puis rien. »

Lubin commença à ôter ses braies.

« Pas besoin de me remercier comme ça mon gars, souffla le sergent. »

Les guerriers s’esclaffèrent, puis regardèrent curieusement le jeune homme.

Suivant la trame du tissu grossier, le jouvenceau déchirait méthodiquement des bandages.

« Une vieille dame m’a dit qu’il ne serait pas facile d’être bon, durant mon voyage, commenta Lubin. Mes braies seront plus utiles en bandage. »

Seuls les grondements des bucellaires répondirent au jouvenceau.

Finalement, le sergent Bérenger reprit la parole.

« Ton banc n’a pas encore été poli par l’usage. Ne rame pas fesses nues. »

Sur ces sages conseils, Lubin enduit ses bandages de graisse. Il en prit aussi peu que possible, afin de ne pas abuser de l’aumône qui lui était faite. Passant entre les bancs, le jouvenceau pensa les écorchures de ses coreligionnaires. Se faisant, complètement nu, le jeune homme s’adressa au père Maric.

« Mon père, pourriez-vous me parler d’Emodirias Angeleus ?

— Bien sûr, répondit l’aumônier gaiement.

— C’est son sujet de conversation favori, lança le gabier en chef depuis le haut du mât principal !

— Je n’aurais jamais assez d’une vie de prêche pour réparer les torts commis à l’encontre du Thalassicus Dominus !

— Qu’est ce titre, demanda Lubin, toujours avide de pieuses connaissances ?

— Celui qui domine les créatures des mers ! Le Dieu Poissons, aussi connu sous bien d’autres noms, peuple les profondeurs avec son engeance démonique. Emodirias Angeleus les lui prend pour en faire ses esclaves ou les tuer. C’est par son concours que les eaux de l’océan intérieur sont plus sûres.

— N’est-ce point l’action d’Anataël Angeleus ? rétorqua Lubin.

— Anataël veille sur les marins, les prend dans sa sainte garde. Mais Anataël Angeleus n’est point Magister Angelus… Pour s’opposer au Dieu Poisson, il faut la puissance d’un Magistrat.

— Comment Emodirias Angeleus fait-il pour s’opposer au Dieu Poisson, demanda le jouvenceau ?

— Sur une autre sphère d’existence, il mène une guerre éternelle au grand dévoreur des profondeurs. Dans notre monde, il donne la force à ses prêtres et ses dévots pour accomplir sa divine volonté.

— C’est pour cela que vous ne pouvez soigner comme les autres prêtres, questionna le jeune homme ? »

Cette réplique cloua le bec à l’aumônier. Reprenant vite contenance, celui-ci répondit.

« Tu en sais beaucoup sur les prélats, mon fils…

— J’ai passé une bonne partie de mon enfance auprès d’eux, répondit doctement le jouvenceau. Je sais que seuls ceux qui ont reçu le don des anges peuvent se hisser au-delà de la charge de vicaire. Il faut le pouvoir de soigner pour assumer la charge d’âme d’une paroisse.

— C’est vrai. Mais j’ai abandonné ce pouvoir il y a longtemps.

— Pourquoi ?

— Souhaites-tu entendre cette histoire, demanda le père Maric ?

— Ô oui, répondit Lubin.

— Tu l’entendras une nuit prochaine, peut-être. Va dormir, tu rameras avant le coucher du soleil… »

Quelque peu déçu, le jeune homme rejoignit Aelys, déjà profondément endormi. Elle s’était installée contre le pont central, étendant sa tunique au sol et faisant un oreiller de ses braies, lové dans la tunique de Lubin.

Le jouvenceau s’installa tout contre la belle. Ouvrant un œil, elle sourit en reconnaissant son beau. L’attirant tout contre elle, elle roula comme un chat afin de lui faire de la place sur leur couche de fortune. Sentant le corps chaud d’Aelys tout contre sa peau, Lubin fuit bien pris de raideurs, mais le sommeil l’emporta. Bien plus fourbu qu’il ne l’avait jamais été, malgré le soleil du matin qui inondait le pont, le jouvenceau s’endormit.


Texte publié par Médiéfictions, 30 août 2022 à 08h50
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