Même si la voix nasillarde du prêtre ne portait pas loin, la mention du primat Dominique fit s’écarter la foule. La nuit allait tomber, et la population se regroupait autour des clochers pour vêpres.
Sur les quais, l’activité était frénétique. La marée était sur le point de descendre. Plusieurs galhynnes allaient prendre le large, dont l’Archéron Noir. Slalomant entre les brassiers du port et les marins qui embarquaient, le quatuor arriva jusqu’en bout de ponton. Le clerc glissa le long d’une corde, avec une aisance qu’on ne lui aurait pas prêtée, jusqu’à une barque mouillant en contrebas.
Tandis qu’Aelys glissait à son tour, le prêtre apostropha les deux marins.
« Conduisez-nous à l’Archéron Noir, vite ! Sur ordre du primat Dominique. Un sou d’argent pour dédommager votre peine, conclut-il afin de redonner le sourire aux deux pécheurs. »
Lubin glissa à son tour, suivi de l’inquisitrice. Malgré le haubert caché sous sa bure, elle se déplaçait avec aisance, et seules les oreilles averties du jouvenceau remarquèrent les cliquetis de la maille.
Les deux pécheurs s’affairaient sur les avirons pendant que le prêtre, juché à l’avant de la barque, agitait une lanterne dans les airs. Il fallut du temps pour que Lubin discerne le navire. Pourtant à un jet de pierre, la galhynne épousait parfaitement l’obscurité naissante.
Une lueur apparut à une dizaine de brasses, répondant aux signaux du prêtre. Bientôt la chaloupe glissa jusqu’au navire, positionné bord à bord par d’habiles coups d’avirons. Grimpant au liston1 jusqu’au château arrière, le prêtre brandissait son parchemin.
« J’apporte des ordres de sa grâce le primat Dominique.
— Et qu’attend le grand inquisiteur de sa fidèle capitaine ? persifla une voix profonde.
— Le Primat vous confie deux de ses oblats. Faites-les ramer avec vos hommes de corps. Sa grâce Dominique vous offre cet homme et cette femme libre, en gage de sympathie. Il vous rappelle aussi que votre dette n’a point été honorée, mais qu’il consent à vous accorder plus de temps.
— Je déborde de joie devant la magnanimité de sa grâce, continua la voix profonde devenue acerbe.
— Il ne pourrait en être autrement, objecta le clerc d’un ton tranchant quoique mal assuré. »
Lubin grimpa au liston avec bien plus de facilité que la veille. D’une traction, il enjamba le bastingage. Cette fois, l’équipage était à bord, remplissant le pont et les bancs de rameurs. Aelys bondit à ses côtés.
« Bridilia, amène-moi mes deux nouveaux rameurs, ma fille. »
Lubin vit une silhouette descendre des voiles le long d’une corde. La figure d’une jeune fille apparut non loin de Lubin, lui aboyant des ordres.
« File aux châteaux de poupe, le gueux, et emmène ta gueuse ! cria une voix aiguë. »
Le jouvenceau s’exécuta, pressant muettement Aelys de ne pas répondre, ou d’embrocher la nouvelle venue.
Marchant sur un banc que libérait un galérien, les deux époux avancèrent, non sans mal jusqu’au château arrière, là où ils avaient mangé et bu avec le père Maric la veille.
Si aucune lumière n’était allumée, Lubin reconnu non sans mal le clerc chauve discutait avec une femme immense. Derrière elle, quatre visages patibulaires épiaient les environs. À la barre, impassible, le père Maric tenait son poste.
« Il y a une autre affaire qui requière votre attention, murmura le clerc à la capitaine. Sa grâce vous confie un ordre cacheté. Ouvrez-le demain matin. Il contient un second rouleau, cacheté lui aussi. Tout est expliqué dans la lettre de sa grâce. N’en parlez à personne.
— Affaire d’État, demanda tout bas la capitaine ?
— Plus grave : affaire ecclésiastique ! »
Le clerc remit le message cacheté entre les mains de la capitaine. Sautant dans la barque, il ordonnait déjà aux deux marins de regagner la rive.
Aelys et Lubin, debout sur le château arrière, attendaient que Brida la Brit scelle leur sort. Mais ce fut le père Maric qui intervint.
« Voilà les deux jouvenceaux que j’ai mariés hier, Brida, tonna le prêtre. Ils ont été sacrés par Anataël, Bestaphor et Emodirias. Leur chemin invisible les conduit ici de nouveau.
— Et quel usage tirerons-nous des oblats de sa grâce, mon aumônier timonier ? demanda la capitaine.
— À ramer, tonna le prélat du navire ! »
Quittant la barre, le père Maric prit Lubin par le bras, tâtant ses muscles.
« Celui-ci est fort comme deux hommes ! Un solide gaillard qui poussera le navire, quant à elle…
— Elle ramera à ses côtés, l’interrompit Brida. Il n’y aura pas de traitement de faveur sur ce navire. Je n’ai besoin que de rameur. Et puis, il ne faudrait pas séparer ce petit couple !
— Très bien, ma capitaine, répondit l’aumônier. Installez-vous là, les tourtereaux, dit-il aux jouvenceaux — leur désignant un banc vide.
— Je vais me reposer sur le pont avant, reprit la capitaine. Père Maric, faites-nous quitter le port, direction Armandia ! Je ne voudrais pas faire attendre les affaires de sa grâce. »
L’aumônier reprit sa place à la barre. Lubin s’était installé sur le banc, aussi proche du bastingage que possible. À côté de lui, sur une place légèrement en surplomb, Aelys saisit les rames à son tour.
« S’il n’y a pas de chaînes à vos pieds, mes très chers frères, c’est parce que nous n’avons pas encore fait le plein d’esclaves, s’exclama l’aumônier. La bonne nouvelle, c’est que nous sommes entre bons croyants. La mauvaise, c’est que vous allez devoir ramer d’autant plus !
En avant, mortecouille ! Souquez, merdailles, souquez ! Vous êtes à bord de l’Archéron Noir. Vous appartenez à la capitaine, mais vos muscles sont à moi ! Vos âmes, elles, sont dans la sainte garde d’Emodirias Magistère Angeleus. Souquez, merdailles, souquez, pour la gloire de l’Unique et pour remplir mes bourses. »
Lubin commença à ramer mollement, se penchant pour murmurer à sa compagne.
« Le bon confesseur, disais-tu ? »
Mais alors qu’il se penchait ainsi, le jouvenceau reçut un violent coup de trique sur l’épaule. Un des quatre visages patibulaires déambulait sur le pont central, une longue gaffe à la main.
« RÊWET ! lui hurla-t-il en le frappant de nouveau. »
Lubin s’activa de son mieux, tirant sur les avirons comme tout bon fils du port sait le faire.
D’autres voix se firent entendre, tonnant depuis l’avant du navire. Lubin leur tournait le dos. Il s’attendait à de la sympathie, de la part de ses collègues, mais fut vite déçu.
« SOUQUEZ, tas de larve, avant que la Rhynn ne nous envoie sur des récifs, tonna une voix.
— Ramez pour vos vies, si ce n’est pour vos maîtres, gronda une autre. Je pendrais le premier tire au flanc qui ne fera pas sa part.
— Écoutez mes bucellaires2, mes enfants, car l’océan intérieur est cruel. Il n’y a que la mort qui attend les pénitents. Alors, souquez ! Aide Eadwin, la mesure, je vous prie.
— Ne rate pas le rythme, malhardi3 de païen, hurla un des bucellaires de l’avant ! Si tu casses la mesure une seule fois, je viderais mes coilles4 dans ton connin5 ! Par tous les anges, tu passeras par nos pals à tour de rôle !
— Que voilà de bien vilains mots, sergent Bérenger, le tança le clerc. Eadwin n’est plus malcroyant, alors tenez vos langues et souquez. Souquez comme la fine fleur de la marine de Lhynn !
— Guerriers de Lhynn, fiers lide et descendant des Bikivyks, continua la voix, qu’Emodirias et l’Unique nous guident vers la fortune.
— Et les femmes, hurla une autre voix à la proue. »
Lubin rama et très vite, ses épaules chauffèrent. Aelys haletait à côté de lui. Le patibulaire Eadwin battait la mesure sur un grand tambour de peau, au pied du mât principal.
Tout en souquant ferme, le jouvenceau tenta de parler avec le rameur devant lui. La lumière de la lune était voilée par de nombreux nuages, aussi eut-il du mal à discerner plus qu’une silhouette.
« Mon nom est Lubin, commença le jouvenceau.
— Tais-toi, pauvre fou, grogna tout bas une vieille voix masculine. Si les Brits6 nous entendent, nous aurons droit au fouet. »
À ce moment, le sergent Bérenger et ses hommes entamèrent une chanson de rame, dont la moitié des paroles étaient dans l’ancien langage païen de leurs ancêtres. Les courtes strophes étaient scandées par le sergent, tandis que ses soudards soufflaient comme des buffles.
« Il nous entendrait malgré ces hurlements, questionna Lubin ?
— Où il nous fouettera pour se venger de l’humiliation, gronda le vieil homme.
— Ne fouettera-t-il pas les bucellaires ?
— Qui fouetterait des guerriers armés jusqu’aux dents…
— Les bucellaires rament en arme ? s’étonna Lubin.
— Et bien plus. Ils appartiennent aux capitaines, mais eux gagnent une partie du butin. Méfie-toi d’eux, souffla l’ancien avant de se taire précipitamment. »
En effet, au-dessus d’eux, un des Brits patibulaires remplaça ledit Eadwin. Lubin vit un grand arc dépasser de son dos. Un archer ! Guerrier fourbe et sans honneur. Ces barbares utilisaient des armes interdites aux guerres entre bons croyants. Pas étonnant que les hommes d’armes de la proue les traites de malcroyants et de malhardis.
La chaleur des épaules de Lubin s’était transformée en une douleur cuisante. L’Archéron Noir tournait doucement. Les lumières blafardes de la rive ouest filaient et Villeneveu la puante, Villeneuve la morbide, Villeneuve la grouillante disparût enfin.
Bientôt le jouvenceau put contempler le gigantesque phare antique couronné de flammes alchimiques. En dessous s’étendaient les lumières du quartier du phare. Mille lanternes dansaient sur les quais qu’ils quittaient, ballottées par le vent.
L’Archéron Noir passa au pied du phare, laissant le port de haute mer derrière lui. Propulsé par les rameurs, le courant de la Rhynn et la marée descendante, le navire glissa sur les ondes, de plus en plus vite.
Une fois de plus, le père Maric poussa de tout son poids sur la barre, orientant le navire vers le midi7. Lubin put contempler les murailles du port militaire, et la porte maritime des Gracs8.
« Damoiselle Bridilia, annonça le père Maric, donnez toute la voile, je vous prie.
— Avec plaisir, l’aumônier, répondit la jouvencelle. Gabier, larguez les voiles.
— Quel marin laissera son destin être dicté par un vulgaire bout de tissu, éructa le sergent Bérenger ! Souquez, les gars, souquez, moins de voiles c’est plus de butins !
— Votre destin n’est plus entre vos mains, sergent, tonna le père Maric. Vous voguez sur les eaux de l’océan intérieur. À bord, votre destin est à la merci d’Emodirias Angeleus ! Par-dessus bord, vous serez précipité dans la gueule du dévoreur des profondeurs et de ses démons. Priez, mes enfants, priez, pour que le Thalassicus Dominus éloigne ces monstres de notre bord ! »
Aelys et Lubin ramèrent toute la nuit. L’Archéron Noir longeait la côte à un mille au large. La côte rocheuse, noyée dans une épaisse forêt, aspirait les lueurs de la lune. Seuls les reflets courants sur les vagues permettaient de différencier la mer de la côte. Lubin regarda les lumières de Lhynn doucement s’éloigner, puis s’éteindre, tout comme son ancienne vie.
Les bucellaires cessèrent de ramer vers le milieu de la nuit. Seule la côte boisée que suivait le navire était visible à présent. Le vent soufflait dans les voiles, rapprochant la galhynne des récifs, nageant à un demi-mille des falaises.
Lubin voulut arrêter de ramer, mais les coups de trique d’Eadwin l’en dissuadèrent. Ses longues corvées à brasser des sacs de farine ne l’avaient pas préparé à ramer autant. Il savait bien sûr jouer de la perche et des avirons, comme tous jeunes gens du quartier du port. Pourtant, rien ne l’avait préparé à un tel effort.
Aelys, près de lui, était exténuée. L’endurance de la jeune femme était impressionnante au vu de sa force et de sa taille. Malheureusement, plusieurs heures à souquer avaient épuisé la jouvencelle. Le couvert de la nuit masquait cette faiblesse, aussi Lubin redoublait-il d’efforts. Malgré ses muscles endoloris, le jouvenceau rama de plus belle afin qu’Aelys n’ait qu’à suivre.
Plusieurs hommes de corps furent durement frappés par le Brit patibulaire, alors qu’ils ralentissaient la cadence.
Lubin entendit des ronflements venant de la proue. Les guerriers de l’Archéron Noir avaient amené leurs rames et passé une longue toile au-dessus de leurs bancs. Allongés là où ils ramaient, les bucellaires de mer prenaient une nuit de repos, bercé par les ondes douces.
Quelques gabiers dansaient toujours dans les cordes, mais ils veillaient surtout à ce qu’elle ne repousse pas le navire sur les récifs.
À la barre, fidèle au poste, le père Maric faisait louvoyer la galhynne, suivant quelques tracés invisibles.
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