Les jouvenceaux et leurs chaperons quittèrent bien vite le port palatin, passant la porte du même nom. Empruntant la voie qui séparait le quartier des guildes du quartier du phare, le clerc prit la route des entrepôts en croisant le grand hôpital. Ils s’enfonçaient dans le quartier du phare, traversant la large rue bondée bordant les entrepôts et les greniers du port, suivant la voie entre la grande halle et de la commanderie d’Anataël Angeleus. Derrière les grandes barres où l’on avait installé les offices et le guet s’étendait Notre-Ange-des-Ondes.
Le couvent des moniales des Ondes s’était vu renforcé d’une abbatiale afin que les laïcs ne viennent point troubler les prières des sœurs. Plusieurs autres bâtisses avaient rejoint la cella1 au fur et à mesure des années, jusqu’à englober trente arpents2 du quartier du phare, le long de la muraille le séparant du quartier des marchands.
Refuge pour les veuves, les femmes battues, les puterelles3, les filles de Sappho4 ou autre fame5 en détresse, l’abbesse Blanche de Castelroque régnait sans partage sur ces arpents. Elle avait banni la gent masculine de la cella, ne la tolérant que dans l’abbaye et ses dépendances. Un simple muret séparait les trente arpents de Notre-Ange-des-Ondes du reste du quartier. La sénéchaussée, ainsi que les deux ordres militaires, défendait à tout homme de franchir ce périmètre d’asile.
S’arrêtant aux portes de l’abbatiale, le clerc interpela les deux jeunes gens.
« Je vous confie aux bons soins de l’abbesse de Castelroque. La sœur tourmenteuse ici présente veillera sur vous. Vous avez une heure… »
Les jouvenceaux pénétrèrent dans l’église de Notre-Ange-des-Ondes. Une grande agitation y régnait, comme à l’accoutumée. La nef était largement occupée par les badauds, venus se retrouver en ce saint lieu après une longue journée de travail.
Une diaconesse baptisait un nouveau-né dans une alcôve attenante au dispensaire. Lubin y entendit d’ailleurs des cris de délivrances, accompagné des râles douloureux des futures mères. Des nones affairées allaient et sortaient du dispensaire, chargé de bassines fumantes.
De l’autre côté de la nef, autour du confessionnal, une troupe de puterelles écoutaient le prêche d’une vicaresse6.
Plus loin, deux séminaristes faisaient la classe aux filles de la bonne bourgeoisie du quartier, les mères de celles-ci jetant de noirs regards aux pénitentes.
Dès qu’Aelys eut pénétré l’abbatiale, une jeune séminariste en faction derrière la porte l’accosta.
« Bonjour, ma fille, dis l’adolescente en riant.
— Auriane, s’exclama la jeune épouse ! Ça y est, tu rentres dans les ordres ?
— Un temps du moins, répondit la séminariste. Mon père n’est pas rentré avec la dernière marée. Mère se tourmente de son retard, de trois lunes à présent. Son capitaine n’est point rentré non plus.
— Madriport est aux frontières du monde, la réconforta Aelys. Qui sait s’il ne rentrera pas dans une année, chargé d’or et d’épices.
— Pour l’instant, mère voit surtout sa bourse se vider. Elle m’a confié à Notre-Ange-des-Ondes, ainsi sa plus grande ne mange pas à sa table. Et puis, je peux veiller sur grand-mère au couvent.
— Et surtout surveiller ta tante qui prêche trop souvent sur les quais, continua la jouvencelle avec un sourire narquois. Le commerce d’indulgence est lucratif dans cette partie du port… Les marins sont presque tous des houliers7. L’aumône est bonne quand les navires reviennent au port, surtout avant qu’ils ne dilapident leurs pécules auprès des gaupes8.
— Chut, s’alarma l’adolescente ! Ne parle pas si fort, tu faisais capoter les plans de l’abbesse…
— Elle compte mettre un terme à ce trafic, reprit Aelys en murmurant.
— Les voix des anges sont énigmatiques, mais l’abbesse me garde ici avec pour seule tâche d’accompagner ma tante. D’ici là, je trouverais bien un bon mari. Ou bien je prononcerais mes vœux.
— Tu as encore cinq ans à attendre avant tes vingt et un printemps…
— Qu’est-ce que cinq ans dans une vie, plaisanta gaiement la jeune Auriane ? »
Aelys fit une grimace, que Lubin partagea à moitié. Le jouvenceau prenait avec philosophie la tournure qu’avait prise sa vie durant les deux derniers jours. Il était passé du statut d’un troisième fils aisé destiné aux ordres, à celui d’oblat au service d’un primat. Il était enfin marié à Aelys, il l’avait connu charnellement, et aucune autorité ne pourrait plus casser son mariage après que le grand inquisiteur lui-même l’ait approuvé.
Son avenir rangé dans un monastère ou une abbaye laissait place aux mille dangers de l’océan intérieur. La vie à bord lui offrirait peut-être des opportunités afin de se faire une situation, chose impossible à terre. Son seul regret, c’était d’entraîner Aelys dans ces dangers, reconnaissant tout de même, en son for intérieur, qu’elle était mieux armée que lui à y faire face.
« Mais, reprit Auriane très excité, que vois-je pendre à ton cou ? Un collier de mariage, en argent qui plus est ! Tu t’es enfin séparé de ton Lubin pour choisir quelques premiers fils fortunés, taquina l’adolescente ?
— Eh non, répondit fièrement Aelys en prenant Lubin par le bras, c’est bien lui mon époux ! Comme tu le vois, mon beau à bien des richesses cachées…
— Toutes ne sont pas cachées, pouffa l’adolescente en attirant la jeune mariée à elle. »
La séminariste novice mit sa main entre l’oreille de la jeune femme et sa bouche, afin que leurs messes basses ne soient point audibles.
« Ses pensées lubriques trahissaient son lourd trésor, murmura l’adolescente effrontée. Quand il te rencontrait au lavoir, et que tu culetais9 à son intention, nous pouvions toute l’entrapercevoir. Comment était-ce ?
— Tu es trop jeune, petite dévergondée, la réprimanda Aelys tout bas. Tout ce que tes chastes oreilles de novices peuvent entendre, c’est que son viet peut me servir de tabouret. Les ragots ne dépréciaient pas sa piété, loin de là. Mon confesseur l’appela Lubin le pieu, et mon conet en répond. »
Aelys regardait Lubin, tandis qu’elle échangeait ces messes basses avec sa vieille amie des quais. Elle devait y prendre un certain plaisir, car son sourire railleur s’élargissait au fur et à mesure que Lubin rougissait. L’entrejambe du jouvenceau commença à remuer alors que le sang battait ses tempes.
« Vois-tu, continuait Aelys de plus en plus hilare en continuant son conciliabule, je suis maintenant rassuré. Mon beau n’avait jamais fréquenté d’autre donzelle ni jamais agité lui-même son guilleri. Ses pices étaient gonflées comme des vessies de cochon. Elles passaient difficilement entre ses jambes. Miséricordieuse, j’ai décidé de les lui vider, afin qu’enfin il puisse marcher sans heurt. Au vu de ce qu’il déversa dans mon conet… »
La jeune Auriane tentait, à grand-peine, de retenir son hilarité. Aelys, elle fixait son époux avec un regard concupiscent, mordillant ses lèvres.
Lubin, lui, essayait de se faire tout petit. Son visage rouge écarlate attirait l’attention, alors qu’il tentait désespérément de masquer le renflement qui déformait ses braies. Se précipitant dans une des alcôves jouxtant la nef, le jouvenceau se jeta à genou devant une statuette d’Anataël Angeleus.
Son épouse le rejoignit en sautillant. Se pressant contre son époux, Aelys prit soin de bien coller ses mamerons10 saillant sur le cou de Lubin.
« Je vais tenter de nous obtenir une entrevue avec l’abbesse, mon beau, lui susurra-t-elle à l’oreille. Attends-moi ici sagement. Je te débarrassais des raideurs qui t’embarrassent à mon retour… »
Mordillant l’oreille de Lubin au passage, la svelte jeune femme fit demi-tour d’un bond, rejoignant sa jeune amie toujours hilare.
L’agitation de fin de journée continua, alors que les deux jouvencelles s’en allèrent quérir l’abbesse. Lubin, dont les tempes battaient à rompre, tentait de calmer ses ardeurs. Le jeune homme était assailli de pensées plus lubriques les unes que les autres. La nudité d’Aelys, qu’il n’avait pas vraiment connu avant la nuit dernière, s’imposait dans son esprit. Il fallut toute l’abnégation du jeune homme — et la perspective de pouvoir fotre sa belle bientôt — pour que sa respiration se calme.
La future mère, qui hurlait dans le dispensaire voisin, avait enfin délivré son nouveau-né. Les grondements de douleurs avaient laissé place à des cris angoissés. Le mari terrifié s’alarmait du teint livide de sa femme, tandis qu’une diaconesse essayait de lui faire quitter le chevet de son épouse. Une seconde clergesse, dont le ton autoritaire permettait de percer le tumulte, ordonnait à chacun de sortir.
La nef était toujours aussi bondée, mais cette fois, le prêche et la classe s’étaient suspendus. Les sœurs et les mères de Notre-Ange-des-Ondes étaient à genou, priant les anges pour la survie de la jeune mère et de son enfant. Les puterelles, dont certaines avaient déjà subi pareilles épreuves, priaient avec les clergesses11. Les badauds, moins touchés par ces féminines épreuves, prirent en charge le mari, afin que les prêtresses fassent leur travail.
Il n’était pas rare que de telles scènes se déroulent dans l’abbatiale de Notre-Ange-des-Ondes. Les femmes de tout le quartier du phare, et même des gens du quartier des marchands ou du quartier des guildes, venaient délivrer leurs nouveau-nées ici, remettant leur vie entre les mains des clergesses de l’abbesse Blanche de Castelroque.
Toujours agenouillé face à la statuette d’Anataël Angeleus, Lubin commença à réciter les psaumes des saintes eaux, fontaine de vie, afin qu’elles baignent cette femme et son enfant. L’abbatiale fut rapidement emplie des mêmes prières, et seul le murmure de ces incantations se fit entendre.
La vieille clergesse autoritaire finit par sortir du dispensaire. De sa voix profonde et nasillarde, elle rassura tout le monde.
« Vos prières ont été entendues. La mère et le bébé vont bien. Par contre, continua-t-elle en fixant le père, ils sont trop faibles pour quitter l’abbatiale ce soir. Rentrez tous chez vous.
Et vous, mon brave, continua la clergesse plus bas à l’attention du père, vous êtes le père d’un petit garçon. Allumer un cierge cette nuit que les anges les aient tous les deux en leurs saintes gardes. Je demanderais à madame l’abbesse de bien vouloir se rendre à leur chevet. D’ici là, déguerpissez ! Rentrez chez vous préparer la couche de votre dame et de votre fils. Pas de relations charnelles pendant les deux prochaines lunes… »
Lubin, toujours agenouillé, remercia les anges. Ainsi prosterné devant Anataël Angeleus, le jouvenceau commença une seconde prière. Cette fois, le jeune homme demanda la miséricorde de l’ange, pour son épouse et pour lui. À dix-huit printemps, il redoutait que les dangers de l’océan intérieur viennent écourter la vie de sa compagne et la sienne. S’en remettant à la sainte garde d’Anataël Angeleus, Lubin priait l’ange de les avoir dans sa sainte garde.
Tandis qu’il priait dans cette petite alcôve jouxtant la nef, une autre personne s’installa à côté du jeune homme. Jetant un coup d’œil, le jouvenceau crut reconnaître les traits de la jeune femme. S’il croyait connaître cette personne, aucun nom ne lui revint. Immobile, les yeux clos, la nouvelle venue priait. Celle que le jouvenceau avait prise pour une jeune femme ne paraissait plus si jeune, une fois qu’il l’eut examiné. De longs cheveux blancs, immaculés, étaient tressés en une natte impeccable. Ils disparaissaient dans une coiffe passée à la manière des moniales. Le visage de la femme était dégagé, et le jouvenceau vit quelques marques de vieillesse sur ses traits. La mer y avait laissé son empreinte, désignant la femme comme une navigatrice, plus qu’une habitante du bord de mer. Elle portait un bure de lin, de celles que portent les femmes non ordonnées de Notre-Ange-des-Ondes.
La femme ouvrit les yeux, surprenant Lubin dans ses observations. Le jeune homme se sentit honteux d’ainsi dévisager une aînée, mais elle brisa immédiatement la glace.
« Bonjour Lubin, commença-t-elle d’une voix mélodieuse.
— Bonjour, ma dame, balbutia le jeune homme. Je suis navré, je suis sûr de vous connaître, mais ne puis me rappeler votre nom.
— Je te connais plus que tu ne me connais, continua la femme énigmatique, mais voilà longtemps que l’on ne s’est vue. J’ai bien connu ta mère.
— C’est vrai, s’exclama Lubin, qui ne l’avait jamais connue ?
— Oui, je la connaissais depuis le berceau. C’était une femme forte, mais la fièvre, l’avarice de ton père et ta délivrance ont eu raison d’elle. Contrairement à la fortunée jeune mère endormie dans le dispensaire, ton père préféra un médecin pétri de certitude pour ta mise au monde. Ta mère le paya de sa vie… »
Lubin se sentit déchiré par les paroles de l’inconnue. Une main douce se posa sur l’épaule du jeune homme.
« Ta mère était très belle, Lubin. Sa famille était pauvre, mais ils payaient leur part pour la communauté et donnaient aux pauvres. Elle avait de nombreux frère et sœurs, plus jeunes qu’elle. Elle a travaillé dur sur les quais et sur les mers, pour aider ses parents à nourrir sa famille et les indigents de passage. Elle était forte, comme toi, et ne se laissait pas dicter sa place par les badauds. Son apprentissage de marine fut rompu quand elle épousa ton père.
Ce fut un mariage de raison, et il ne fut pas heureux. Je pourrais te conter de bons souvenirs d’elle, mais le temps nous fait défaut. Déjà le soleil s’approche de l’horizon et la marée cessera bientôt de monter.
Sache que ta famille, du côté de ta mère, est installée à Villeneuve, de l’autre côté de la Rhynn. Ils ont suivi les abattoirs là-bas.
Tu as aussi un demi-frère, dans le quartier de l’arsenal. Ta mère aimait un charpentier de marine. Elle lui donna un fils, avant de passer le collier de mariage de ton père autour de son cou.
Une nouvelle vie commence pour toi, mais cela est voulu par les anges. Tu dois suivre ton chemin invisible, guetter les signes et être toi-même.
Je t’ai longtemps observé, Lubin. Tu es un homme bon. Reste-le, même si cela sera difficile. C’est ta candeur qui a séduit Aelys.
Elle aussi est une femme forte. Tu devras la chérir et la combler. L’épauler aussi. Si elle n’a nul besoin de ta protection, elle aura besoin de ton soutient. Il n’est point aisé d’être une femme forte dans ce monde gouverné par les hommes.
Je dois te laisser, écoute les sages conseils de l’abbesse, tiens la barre, tu finiras par comprendre… »
La vieille femme énigmatique se leva, prit la tête de Lubin entre ses mains fines et douces, posa son front contre celui du jouvenceau, puis disparut par la porte.
Lubin, hébété, papillonnait des yeux. Il n’avait point eu le temps de demander son nom à cette énigmatique vieille femme qui connaissait si bien sa parentèle.
Le soleil bas de fin de journée déversait ses flots de lumières rose orangé. L’abbatiale se vidait. Certains quittaient la nef pour prendre la couche, d’autres pour commencer leur labeur.
La tourmenteuse, debout sur le pas de la porte, attendait les bras croisés. Non loin d’elle, le clerc chauve tapait du pied au sol, tout en jetant des regards empressés vers le soleil couchant.
À grands pas, l’abbesse Blanche de Castelroque descendait la nef, Aelys la suivant de près.
« Un dernier mot au jouvenceau avant de vous rendre ces jeunes gens, commanda l’abbesse. »
Sans attendre nulle réponse, alors que le prêtre allait protester, l’impérieuse clergesse rejoignit Lubin. Elle le prit par le bras avec sa poigne de fer, l’entraînant à l’écart.
« Je viens d’apprendre votre bonheur et vos malheurs, mon fils. Ainsi a été tracé votre chemin invisible. Écoutez bien mes directives, jeune homme. Aelys ne doit point être engrossé en mer. Sa délivrance lui serait fatale ! Il n’en sera pas de la fille comme de la mère. Vous passerez par-derrière, m’avez vous bien compris ! Vous ne pourrez l’engrosser qu’après ses vingt-trois printemps. Il faudra impérativement qu’une abbesse procède à l’accouchement. Répétez mes directives !
— Passer par-derrière, ne pas engrosser Aelys avant ses vingt-trois printemps, une abbesse pour l’accouchement.
— Veillez à ne pas l’oublier, mon fils, car alors votre statut pourrait empirer ! »
L’abbesse traça le sigle des anges, puis se retourna vers la tourmenteuse.
« Je vous rends vos oblats, Sancta Astrid Continuitor. Puissent-ils vous servir ainsi que notre Église.
— Amen, répondit l’inquisitrice.
— Tout cela est très bien, bredouilla le clerc chauve, mais la marée n’attend pas. En route ! »
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