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tome 1, Chapitre 11 « Chapitre 11 : Les oblats aux galères » tome 1, Chapitre 11

Lubin, Aelys et le père Adalbert expirèrent profondément au verdict du Grand Inquisiteur. Pourtant, le jouvenceau eut la respiration coupée de nouveau alors que le primat reprenait la parole.

« Pourtant, les éléments que vous nous avez amenés pointent des lacunes dans cette enquête inquisitoriale. Comme le veut l’Unique, et selon les préceptes de Sancta Astrid, ce volet d’enquête est rouvert.

Votre père mort, votre oncle, en qualité de tuteur, peut disposer de vous, mon fils, continua le primat de sa voix blanche. Afin de racheter son office, il vous donna à moi. Vous devez donc racheter l’office de votre oncle, à hauteur de la totalité de la somme. »

Lubin était estomaqué.

Aelys, rouge de colère, allait bondir, mais le jouvenceau la retint. Tout acte de malséance, surtout à l’encontre du primat, pouvait être traité comme rébellion contre le trône. Le père Adalbert, lui aussi outré, voulut prendre la parole.

Ce fut l’abbé Conrad qui continua, son sourire mielleux ayant refait surface.

« Sa grâce, ici présente, a permis à la famille Molinar de ne point perdre son office. Voilà plusieurs générations que vous exercez cette charge lucrative. En lui conservant le moulin, sa grâce à permis à votre oncle de laver son honneur. La stabilité de la communauté est ainsi assurée et votre famille rentre dans les bonnes grâces de l’Église.

Votre oncle a choisi de disposer de son neveu, n’en blâmait pas sa grâce…

— Mais c’est injuste, répondit hargneusement Aelys qui ne pouvait se retenir plus longtemps. L’office coûte une centaine de livres d’argent. Jamais nous ne réunirons une telle somme !

— C’est pourquoi votre oncle vous a donné à moi, reprit le primat. Il a ainsi payé sa dette.

— Un dur labeur vous permettrait de racheter votre condition, n’en doutez pas, susurra l’abbé Conrad d’une voix mielleuse parfaitement claire.

— Et dont il me revient de fixer le prix, conclut le grand inquisiteur. Vous servirez en homme de corps1 à bord de l’Archéron Noir. »

Cette décision, visiblement non concertée, arracha une exclamation de surprise à l’abbé du Val-aux-Loups. Le primat continua, en fixant son héraut et non Lubin.

« Vous servirez dix ans à bord de la galhynne du capitaine Brida la Brit. Les taxes de la capitainerie rachèteront votre liberté. Au terme de ces dix ans, vous serez de nouveau libre et sans maître. D’ici là, vous serez mon oblat2. Je serais votre unique confesseur. Vous passerez tout votre temps à terre à mon service, dans ce palais.

— Mon sort ne sera pas différent du sien ! »

Aelys s’était redressé. Volontaire, elle défiait le primat du regard. Le grand inquisiteur reporta son attention implacable sur elle, la forçant à détourner les yeux.

« Vous êtes époux, et nul ne peut briser les liens indissolubles du mariage, prononça sentencieusement le primat. Je te reçois donc toi aussi, Aelys Caupona, comme mon oblat. Tu serviras au côté de ton époux, sur terre et sur mer, selon les mêmes conditions. L’équité commande que deux oblats ne passent que cinq ans à racheter leur liberté. Ainsi soit-il. »

Sur les derniers mots du grand inquisiteur, deux gardiens du trône entrèrent dans le bureau. Saisissant Aelys et Lubin, ils les emportèrent dans la pièce voisine. Le père Adalbert, quant à lui, fut congédié sèchement par l’abbé Conrad.

Les deux époux furent gardés à l’écart, car le primat et son héraut devaient avoir une petite discussion. Tendant l’oreille, Lubin fit abstraction des plumes grattant sur le papier pour se concentrer sur la voix plaintive de l’abbé et celle, toujours blanche, du primat.

« Votre grâce, pourquoi une telle décision ?

— Le jeune Lubin a réagi particulièrement fort à la présence de la châsse. Les cendres de Sancta Astrid l’ont plongé dans une transe particulièrement profonde. Cela m’intrigue… »

Plus basse, la voix du primat Dominique se fit songeuse.

« Le jouvenceau a porté de nombreux détails à notre attention. Il est miraculeux que ses sens lui donnent tant de précision sur son environnement. Son récit remet en cause la bonne fois de son oncle, qui a pourtant été interrogé par un tourmenteur sanctifié. Voilà qui relance cette affaire. Puisque ce jeune homme m’appartient dorénavant, autant le tenir éloigné jusqu’à ce que la lumière soit faite sur toute l’histoire.

Nous pourrions avoir besoin d’écouter son témoignage de nouveau. Autant éviter qu’il ne décède ou qu’il ne tombe sous quelques influences néfastes.

— Mais alors, pourquoi ne pas l’envoyer dans vos possessions hors de la cité ? Le monastère d’Aubevaux pourrait parfaitement convenir.

— Qui sait jusqu’où s’étendent les racines du mal. L’Archéron Noir… »

Un silence s’installa dans le bureau, alors que le scriptorium restait plongé dans le mutisme, ne laissant que les plumes gratter papier et vélin.

« Puer autem audit.

— Alors que nous chuchotons ? Souffla médusé monseigneur Conrad. »

Le silence reprit. Lubin entendit des frottements provenir du bureau. Des frottements de tissus. Puis la conversation reprit, mais dans le langage divin cette fois.

« Emodirias Magister Angelus, Thalassicus Dominus, est anathema Angelus, reprit le primat. Puer autem pie, candida. Sancta Astrid continuatiors haereticorum dispensare. Nos legitur puer cogitationes. Et navigabo cum sacerdos. Et cumulare notitia.

— Il en sera fait comme votre grâce en décide, répondit humblement l’abbé Conrad. »

Cette conclusion faite, l’abbé Conrad sortit du bureau. Indiquant aux deux jeunes gens de le suivre, il les emmena hors du scriptorium. Une fois dehors, toujours escorté par les gardiens du trône, le héraut du primat s’adressa aux époux.

« Vos possessions matérielles seront données aux pauvres. Vos maigres richesses pécuniaires, elles, seront versées au trésor public. Sa grâce vous accorde grande miséricorde : cinq ans sont bien peu chers payé pour rembourser votre servage. Je me permets de vous avertir que, comme pour tout serf, il n’est pas dans votre intérêt de vous enfuir. Les conséquences de telles inconséquences pourraient être fatales… »

Monseigneur l’abbé du Val-aux-Loups guida les jeunes gens à travers les couloirs du palais. Ses sandales glissaient sans bruit sur le marbre tandis que les bottes des gardiens claquaient avec grand bruit. Les époux furent conduits jusqu’à des couloirs plus petits, ou le marbre laissait place à la pierre de taille. Dans une petite réserve, monseigneur Conrad leur fit quitter leurs effets personnels, jusqu’à leurs vêtements. Une fois nu, l’abbé fit enfiler aux deux jeunes gens de longues tuniques simples de laine serrée. Il attacha une ceinture de corde à leur taille et des sandales à leurs pieds. Les deux époux conservèrent leurs bracelets de fiançailles ainsi que leurs colliers d’épousailles. L’abbé suspendit un symbole des anges à leur cou, ainsi que le sigil de Sainte-Astrid.

« Débarrassez les affublements des jouvenceaux et disposez-en auprès des pauvres, ordonna l’abbé à un clerc qui les accompagnait. Couper les cheveux du jouvenceau. »

Tandis que ses ordres étaient exécutés, monseigneur Conrad se pencha pour ramasser les deux glaives d’Aelys. Coincés dans un fourreau de fortune, ils faisaient pâle figure à côté des belles épées des gardiens du trône. D’un geste souple et entraîné, que Lubin ne s’attendait pas à trouver chez un abbé, monseigneur Conrad les fit siffler hors du fourreau. Sous le regard noir d’Aelys, l’abbé joua avec ces lames, jaugeant de leur équilibre. D’une main experte, il finit par les remettre au fourreau, le tendant à la jouvencelle.

« Vous pourriez en avoir besoin, ma fille, dit l’abbé de sa voix chaleureuse. Vous ne rencontrerez pas que de bons croyants, et même, tous ne seraient pas bien disposés à votre égard. »

Aelys, dévisageant monseigneur Conrad, attacha son fourreau de fortune à sa ceinture de corde. Ce dernier, sans se départir de son sourire, s’adressa à Lubin.

« Et vous, jeune homme, n’avez-vous jamais dû vous défendre ?

— Avec du bois vert uniquement, répondit le jouvenceau penaud. Mes mauvaises rencontres n’ont jamais été sérieuses, sûrement grâce à la présence de mon épouse et de ses lames.

— Nous ne voudrions pas que l’oblat de sa grâce termine trop tôt son sacerdoce, en rejoignant le trône de l’Unique. Voici une masse d’arme, dit l’abbé en faisant apparaître une étoile du matin dans ses mains. Pareil à vos gourdins de bois vert, mais les pointes de sa tête pénètre les hauberts. Vous pourriez en avoir besoin en naviguant sur l’océan intérieur. Prenez aussi chacun une de ses dagues. Aucun marin ne prend la mer sans cela.

— Merci, monseigneur, répondit Lubin en acceptant la terrible matraque et le long couteau. Monseigneur, se ressaisit le jouvenceau. Qu’est-il arrivé à mes frères et mes tantes ?

— Tes frères, répondit chaleureusement l’abbé, sont complices de la conspiration, mon fils. Les voies invisibles que trace l’Unique sont impénétrables, mais je ne pense pas qu’ils passent l’hiver. Quant à tes tantes, leurs crimes ne sont pas du ressort de notre sainte Église. Elles sont à l’arrêt dans les geôles des échevins. Le prévôt des marchands négociera sûrement avec les merciers pour éviter un procès.

— Et pour mon oncle, continua Lubin ?

— Il reprend l’office de ton père. C’est lui qui a dénoncé la conspiration.

— Le serpent, persifla Aelys.

— Il était de son devoir de le faire, la réprimanda gentiment l’abbé. Mais nul n’est au-dessus de tout soupçon, et ta confession, mon fils, découvre des portes encore jamais franchies. Vous deux n’êtes coupables que de votre jeunesse.

— Tout de même, gronda la jeune fille, qui vend ainsi son seul neveu restant ?

— Il n’est point de votre ressort d’en juger, ma fille. Laissez donc l’inquisition et l’Unique faire son travail. »

Cette fois, même Lubin sentit les lourdes menaces derrière les paroles mielleuses de l’abbé.

« Angelus Lex, Homo Concentio, professa l’abbé. Lubin est mineur, son tuteur a donc tout droit sur lui.

— Ce n’est pas juste, se plaignit Aelys.

— Pauvres enfants, soupira monseigneur Conrad. Sachez que la justice prend parfois des tournures bien absconses, pour nous autres, pauvres mortels. Seuls les anges, qui tracent nos chemins invisibles, en ont la clef. Toutefois, ce que vous pensez voir comme des malheurs n’en sont pas. Vous venez de rentrer au service d’un des trois primats de Lhynn. D’aucuns pourraient envier cette place. Après tout, nous appartenons tous à un maître. »

Sur ces dernières paroles, l’abbé confia les deux jeunes gens à un tourmenteur. Caché sous sa houppelande et sa visagière, il — ou elle — conduisit les jouvenceaux hors du palais. Un pas derrière les époux, le — ou la, impossible de le noter — inquisiteur veillait à ce qu’ils ne prennent pas la fuite. Le clerc morne, à la calvitie galopante, qui les avait introduits auprès de sa grâce, ouvrait la marche. Il portait un rouleau de parchemin défraîchi portant le sceau de Sainte-Astrid, le sigil de l’inquisition. Le clerc presque chauve serrait la lettre contre sa poitrine, comme si elle représentait son plus grand trésor. Il jetait des coups d’œil nerveux dans toutes les directions, guettant on ne sait quels dangers sur sa route.

Aelys, dont le ton trahissait une piété forcée — du moins, pour ses intimes —, implora le clerc inquiet.

« Par pitié, mon père, geignit la jeune fille, on nous condamne aux galères. On nous envoie au-devant de l’océan intérieur et de ses mille dangers. Laissez-nous nous recueillir un instant à Notre-Ange-des-Ondes ! Nous n’aurons nul détour à faire. Je vous en prie, mon père, laissez-moi une dernière fois implorer auprès de l’abbesse la protection d’Anataël Angeleus. »

Le clerc, toujours nerveux, voulut formuler une réponse cinglante, mais une voix féminine s’extirpa de sous la houppelande doublée de maille.

« Votre navire partira dès la marée descendante. Vous avez quelques heures devant vous. »

Renfrogné, mais obéissant, le clerc opina de la tête.

Les sandales du prêtre chauve claquaient sur les larges pavés du quartier palatin. Les grandes artères dégagées étaient relativement vides. Lubin était impressionné par la qualité de la route et sa propreté. Passant la porte Saint-Mavion, les jouvenceaux et leurs chaperons quittaient la citadelle palatine. Ils déambulèrent au milieu de grandes et vieilles bâtisses de pierre et d’ardoise parmi la parentèle des évêques, abbés et supérieur de la sainte Église de l’Unique. Au croisement des routes impériales, ils croisèrent les trois piliers de l’urbanisme voulu par Karolus : les thermes, le forum, le temple.

Plusieurs prélats, au centre de la place, apostrophaient la foule. Ils mettaient en garde les badauds contre les prêches abscons des devins, astrologues et autres charlatans professant la fin du monde. Seule l’Église, disaient-ils, pourrait protéger les bons croyants de l’apocalypse.

Plutôt que de prendre au sud, vers la porte du Galrost, le clerc pris à l’ouest, vers la porte des morts. Le prêtre préférait passer par le quartier archonien que de descendre par le quartier des guildes.

Suivant le prélat, les jeunes gens quittèrent la vieille ville impériale. La porte des morts était surveillée, côté palatin, par des miliciens lourdement armés, portant fièrement la cotte d’armes ornée de l’aigle. De l’autre côté, des archoniens au casque à pointe, au bouclier rond, et au tabard vert, prenaient la relève. Le sigil marquant le parchemin du prélat libérait le chemin devant lui. Le péager3 les laissa franchir la porte sans payer l’octroi.

L’odeur résiduelle de l’encens laissa place à celles, plus prégnante, des épices. Les maisons de pierre taillée laissèrent place aux barres imbriquées de briques enduites de chaux blanche. Longeant la halle aux épices, Lubin s’émerveilla en apercevant la coupole du temple aux anges morts. Les habitants du Sud avaient de bien étranges coutumes, et une vision bien hérétique des anges. Le jouvenceau avait ouï dire qu’ils rejetaient même l’Unique. Pourtant, depuis le règne de Karolus Sancto Imperator, ils étaient les bienvenus dans la cité impériale, sous réserve qu’ils ne quittent pas leur quartier. La petite troupe traversa une foule au teint basané, parlant une langue rugueuse, affublée de grandes tuniques safran et émeraude. Ils parlaient bas, comme le voulaient leurs étranges coutumes. Des garçons bergers écartaient brebis, chèvre et volailles de la route du quatuor.

Suivant la route antique, mainte fois rénovée, le clerc conduisit les jouvenceaux le long du port oriental, à travers la porte des épices, jusqu’au port palatin. Les maisons du temps de l’empereur Karolus, avec leurs charpentes de bois et leurs murs de pierre, s’étalaient derrière les vieux remparts. La petite troupe revenait au quartier palatin. Cette fois, les rues étaient moins propres, et l’antique voie se confondait avec les chemins de terre battue. Porcs et bœufs divaguaient sur la voie, tandis que de lourdes charrettes et des brassiers entassaient fois et grains dans des greniers. La foule était affairée, mais Lubin tiqua.

« J’ai l’habitude des quais, murmura Lubin à l’attention d’Aelys, mais à quoi diable sont employés tous ces gens ?

— Ce n’est pas un port marchand, mon beau, répondit la jouvencelle sur un ton égale, ces gens sont au service du trône. Les anges seuls savent à quoi servent tous ces préparatifs… »


Texte publié par Médiéfictions, 30 août 2022 à 08h45
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