La seconde porte s’ouvrit, inondant l’antichambre de lumière. Un clerc désarmé, affublé d’un bure de lin défraîchi, au visage morne et à la calvitie galopante, leur indiqua silencieusement de le suivre. Ils traversèrent une salle d’étude ou des copistes travaillaient avec célérité sous le regard sévère de leur supérieur. Plusieurs jeunes gens veillaient au remplissage des écrins, transportant feuillets et vélins vers des pièces voisines.
Le clerc silencieux qui les devançait leur fit franchir une seconde porte, ouverte une fois encore par un gardien du trône. Lubin entrevu l’abbé Conrad. Le père Adalbert fut introduit par cette porte, Aelys et Lubin à la suite.
Ils pénétrèrent dans un bureau gigantesque. Sur une estrade, dos à une baie colossal vitré, trônait une table imposante. Derrière, l’austère primat Dominique lisait, signait, paraphait des feuillets. Au pied de l’estrade étaient disposés trois agenouilloirs de bois. L’abbé du Val-aux-Loups se tenait debout au pied de l’estrade, entre le bureau et les trois nouveaux venus.
Un silence gêné s’installa.
Le primat, qui ne semblait pas avoir remarqué leur arrivait, continuait ses lectures, l’œil sévère.
Monseigneur Conrad, toujours chaleureux, souriait comme un bon père à ses enfants turbulents. D’un geste, il désigna les agenouilloirs.
Le père Adalbert fut le premier à s’installer comme un pénitent à la prière, suivi de Lubin. Il fallut que le jeune homme fasse signe à sa compagne pour qu’elle s’installe à son tour, une moue septique aux lèvres.
Contrairement aux agenouilloirs que Lubin utilisait à Notre-Ange-des-Rescapés, celui sur lequel il se tenait semblait avoir été conçu pour qu’aucune position ne soit confortable. Se tortillant aussi discrètement que possible, Lubin tenta bien de trouver son aise, en vain.
Finalement, le primat rangea ses feuillets, les organisant en belles piles bien droites.
Puis il sortit une clochette de bronze, qu’il fit tinter. Un son clair et haut perché vibra le long des murs.
Un clerc silencieux fit son entrée.
D’un geste, le primat Dominique lui tendit des feuillets. Tandis que le clerc silencieux débarrassait la lecture de son maître, un second entra en habits de cérémonie. Il portait, sur un coussin de velours blanc, une petite châsse d’argent finement gravée. Lubin reconnut le sigil de l’inquisition, accolé au portrait sculpté de Sainte-Astrid.
Sainte Astrid, dévouée à l’Unique, bourreau des anges apocryphes, compagne de Karolus Sancto Imperator, sainte patronne et fondatrice de l’Inquisition…
La chasse trônant sur le coussin fut posée cérémonieusement sur le bureau du primat. D’un geste, ce dernier congédia le porteur, avant de se recueillir quelques instants devant les restes de Sainte-Astrid.
« Parlez sans crainte, car l’innocent suit le chemin que lui a tracé l’Unique. »
La voix du primat était blanche, sans accroche, pourtant Lubin se sentit immédiatement coupable de tous les péchés de la terre. Pris d’un besoin irrésistible, le jouvenceau rentra en confession.
« Pardonnez-moi mon père, car j’ai péché, bafouilla Lubin à toute allure. Je suis indigne et souille votre auguste présence par mes innombrables péchés… »
Le primat, toujours coi, regardait le jeune homme du haut de sa chaise.
Un sourire aux lèvres, son héraut l’abbé Conrad couvait le jeune homme des yeux.
Le père Adalbert, tendu et effrayé, était suspendu aux lèvres du jouvenceau qu’il recevait en confession.
Aelys, impavide, haussez un sourcil, sachant bien la piété de son beau.
« J’ai eu le dessein de quitter la cité, commença Lubin en joignant les mains. La terreur m’a inspiré ! Je ne pouvais supporter la disgrâce sur mon nom, sachant à quoi cela allait aboutir. J’ai fui ! Je me suis enfui avec ma fiancée pour rejoindre son confesseur. Il nous a mariés alors que nous n’avions pas vingt et un printemps. J’implore votre grâce de nous pardonner. Je sais que le credo ne permet pas les épousailles si jeunes ! »
Le primat, toujours impassible, semblait transpercer Lubin du regard. Sa présence emplissait à présent la pièce. Sa main baguée, posée sur la châsse d’argent, semblait tenir le sort du jouvenceau dans une poigne d’acier.
L’abbé du Val-aux-Loups, décontenancé, éberlué, voulut invectiver le jeune homme, mais le primat l’arrêta d’un geste.
Le père Adalbert, confus, semblait tout de même plus serein.
Aelys, elle, levait les yeux au ciel.
« Je prie votre grâce de ne pas annuler notre mariage, se plaignit Lubin. Je dois confesser que voici bien des années que mon comportement n’est pas celui d’un bon croyant, hasarda le jouvenceau. »
Le père Adalbert blanchit alors que l’abbé Conrad tendait l’oreille.
« J’ai des pensées pernicieuses depuis quatre années, confessa Lubin au comble de la honte. J’ai des pensées lubriques ! Avant qu’elle ne soit ma fiancée, déjà, je fantasmais sur ce que je pouvais voir sous sa chemise. Une fois fiancé, il nous est arrivé de passer la nuit nue tous les deux. Si nous ne nous sommes pas joints, l’envie était là, et je sais que j’ai péché par esprit ! Une fois nos épousailles prononcées, trois ans trop tôt, nous nous sommes unis. Mais nous ne l’avons pas fait comme le prescrit le credo : nous ne l’avons pas fait pour procréer ! »
Lubin haletait maintenant.
Il se tenait devant son juge, le primat Dominique, le grand inquisiteur, le procureur de l’Unique. D’un geste, cet illustre personnage pouvait défaire ce que prêtres, moines, évêques et abbés scellaient par le sacrement.
L’abbé Conrad n’y tint plus.
« Crois-tu que sa grâce se soucis… »
Mais un geste du primat le retint. Pour la première fois, celui-ci décrocha ses yeux perçants de Lubin pour foudroyer monseigneur Conrad. Celui-ci se plia sous le poids du regard de son maître. Tentant de former un sourire sur ses lèvres, l’abbé fin acte de contrition.
Finalement, monseigneur Dominique reprit la parole d’une voix blanche.
« Parle, mon enfant, dépose le poids qui pèse sur ton cœur. Libère-toi de ces chaînes, sous le sceau de la confession. Par mes oreilles, l’Unique t’écoute. Que souhaites-tu avouer à l’ange des anges ? »
Lubin, n’y tenant plus, avoua tous les petits écarts de conduite qui avaient jalonné sa pieuse vie. La plupart des péchés avaient été faits par pensée. Il s’agissait de mauvaises pensées envers les frères de Lubin, qui le tourmentait, envers son père, qui le battait, envers le père d’Aelys, qui la battait et enfin envers la jouvencelle : centre de toutes ses pensées lubriques.
Le primat, coi, impassible, droit comme la justice, écoutait patiemment Lubin mettre son âme à nu devant lui.
L’abbé Conrad, déconfit, avait le visage écarlate, mais conservait son sourire contrit.
Le père Adalbert, lui, était prostré en prière. Il se mordait la langue et la pâleur ne l’avait pas quitté.
Aelys, elle, était très, très rouge. Elle se tortillait les mains, qu’elle avait jointes devant son nez. Lubin crut entrapercevoir la pointe d’un de ses tétins, dure et tendue.
Le primat écouta patiemment Lubin, jusqu’à ce que le jouvenceau se sente empli d’une grande sérénité. Il avait mis à nu son âme devant l’Unique, et cela l’avait amené à une certaine forme de béatitude.
« Que savais-tu des péchés de ton père, mon enfant, questionna finalement le primat, toujours de sa voix blanche ?
— Ce qu’il m’en faisait subir, mon père, répondit Lubin sans même pouvoir réfléchir. Il ne parlait qu’avec mes frères et mon oncle. Tous les jours, je devais faire les corvées, arrêter la roue et décoller la meule. Je suis très fort, aussi mon père m’obligeait à effectuer ces besognes.
— Que sais-tu des péchés de tes frères ?
— Ils avaient tous deux épouses, mais frayaient avec des maîtresses. Leurs femmes le savaient, mais elles ne pouvaient rien dire, de peur d’être répudiées. Ils savaient que je savais, alors ils m’humiliaient régulièrement. Ils me rappelaient qu’un troisième fils ne pourrait prétendre à rien d’autre que les ordres. J’avais très envie que cela arrive jusqu’à ce que je rencontre Aelys…
— Que sais-tu des péchés de ton oncle, continua le primat, toujours d’une voix blanche, malgré son regard qui sondait le tréfonds de l’âme de Lubin ?
— Que c’était un homme couard ! Mon père le terrifiait, en plus de prendre sa femme. Mon oncle est plus vieux, mais c’est mon père qui a repris l’office. J’ai pitié de lui. Tout comme moi, il était maltraité par mon père et mes frères.
— Que sais-tu des péchés de tes tantes ?
— Qu’elles trempaient dans des trafics, pour concurrencer les merciers ! Je les écoutais à travers la cloison de ma chambre. Elles rapiéçaient des vêtements, sans appartenir à la guilde, et sans payer les taxes.
— Sais-tu ce qui a perdu ton père, demanda le primat ?
— Sa cupidité et son arrogance, j’imagine… répondit Lubin toujours exalté, l’esprit happé par la châsse posée sur le bureau. La divine providence l’aura perdu et justice a été faite.
— Ne regrettes-tu pas ton père, continua le grand inquisiteur ?
— Pas vraiment, s’entendit répondre Lubin, les yeux scrutant vaguement le portrait de Sainte-Astrid. J’aurais aimé qu’il ait la vie sauve. Il aurait alors pu racheter ses fautes. Mais à présent, Anataël Angeleus l’a lavé de tous ses péchés, et il se tient derrière le trône de l’Unique, aux côtés de tous les biens heureux. »
Lubin sombra dans un état second, tandis que le primat continuait de questionner le jouvenceau. Sur son coussin, la châsse d’argent continuait de fasciner le jeune homme. Le visage de Sainte-Astrid le fixait tout aussi implacablement que les yeux du primat. Toutefois, contrairement à sa grâce, Lubin se sentait protégé, accueilli, couvé, par les traits sculptés sur le reliquaire.
Un claquement sourd retentit.
Lubin recouvra ses esprits, comme s’il sortait d’un demi-sommeil, ou d’une tâche machinale, habituelle, qu’on effectue sans y penser.
Le primat Dominique, la main sur le couvercle de la châsse, venait d’attirer l’attention de l’auditoire. L’abbé Conrad, songeur, avait perdu son sourire chaleureux. Ses yeux laissaient entrevoir les réflexions complexes agitant son esprit. Le père Adalbert, troublé, regardait Lubin d’un œil neuf. Aelys, elle, avait saisi une des mains du jouvenceau. Elle la tenait serrée dans la sienne, chaude et protectrice.
« L’Unique t’a entendu, mon fils, commença le grand inquisiteur de sa voix blanche. Il a entendu ta confession et connais ton âme. Bien nombreux ont été tes péchés, en effet, gronda le primat. Mais il est dans l’ordre des choses que de jeunes esprits conçoivent toutes ces pensées lubriques dont tu t’es libéré grâce au sceau de la confession. Tu as cédé à la tentation et vous avez forniqué, mais vous avez mortifié vos sentiments trois années en vous refusant l’appel de la chaire. Pour cela, par ma voix, l’Unique vous pardonne et vous absout.
Ainsi entendu en confession, vous vous êtes tenu à nue devant moi et les cendres de Sancta Astrid. Par la sagesse de l’Unique, je vous ai découvert pénitent, étranger aux péchés contre le trône. Ainsi dédouané, vous êtes reconnu innocent de ces crimes. »
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