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tome 1, Chapitre 7 « Chapitre 7 : Des ombres dans la nuit » tome 1, Chapitre 7

Après une courte nage et une escalade ardue, Aelys et Lubin atteignirent les quais du port de haute mer. Une foule bigarrée de marins, de dockers et de ribauds1 sifflaient des gourgandines2, jouaient aux dés et réglaient leurs différends à coup de poignard.

Lubin, dans pareille situation, évitait d’ordinaire les ennuis, grâce à sa carrure imposante et son abord amical. Il craignait pourtant qu’Aelys soit importuné. Elle était sa femme à présent. Si sa belle était tout à fait capable de défendre son honneur, il se sentait tout de même responsable de la défendre également. Les techniques habituelles d’Aelys, centré sur l’usage de la dague, pouvaient éloigner les ivrognes, mais aussi provoquer farauds et forbans. En pareille situation, le guet intervenait sans ménagement, jouant de la hallebarde dans le tas puis jetant les survivants au cachot.

Le jeune homme espérait que sa compagne pourrait se glisser dans son ombre. En se retournant, pour vérifier qu’elle le suivait toujours, il s’aperçut que la belle s’était grimée. Affublée d’un chaperon, récupéré on ne sait où, elle dissimulait ses traits féminins dans une cape de laine grossière.

Interloqué, Lubin prit tout de même la cape que lui tendit sa compagne. Aelys vivait sur les docks du quartier du phare. Elle était habituée à ramener du vin jusque sur les bateaux accostés. Cette populace bigarrée était son quotidien, et elle n’avait certainement pas attendu Lubin pour éviter les ennuis.

D’un pas rapide, à la manière des gens pressés, à cette heure où la plupart buvaient le fruit d’un dur labeur, Aelys conduisit Lubin à travers les docks. Les barres, resserrées les unes contre les autres, s’agençaient sans ordre en un chaos de ruelles. Le jeune homme fut bientôt perdu, une fois encore, serrant d’aussi près que possible sa belle compagne. Dans ce dédale de ruelles, ils finirent par rencontrer un haut rempart, vieux, mais parfaitement entretenu.

Il ne pouvait s’agir que de la commanderie de l’ordre de la lumière. La grande lueur, perçant les ténèbres de la nuit naissante, ne pouvait être que l’éclat du phare antique de Lhynn. Lubin en profita pour s’orienter. La jeune fille devait les conduire à la taverne de son père.

« Penses-tu qu’il soit sage de rendre visite à ton père, murmura le jeune homme à sa compagne alors qu’elle ralentissait à un croisement ?

— Jamais de la vie. Nous ne faisons que nous rendre à l’auberge. J’ai des choses à y prendre, peut-être même tout ce que je pourrais emporter…

— Mais alors, où irons-nous ? Tu n’as aucune autre famille, à ma connaissance. Quant à moi, personne me m’ouvrira plus sa porte, après le supplice de mon père.

— Nous irons chez toi, gros nigaud, lui sourit la jeune fille. Les portes sont sûrement gardées, et le guet aura fait du rez-de-chaussée une souricière. Nous entrerons donc par la porte d’Aelys Caupona ! »

Lubin rendit son sourire à sa douce. Il avait lui aussi quelques affaires à récupérer dans son logis. Outre des vêtements chauds et secs, quelques pièces économisées et des objets utiles à leur future vie, il cachait le collier de mariage de sa grand-mère. Grand-mère Cloud était la seule personne qu’il avait vraiment chérie dans sa famille. Sentant sa mort approcher avec le grand âge, elle avait donné son plus grand bien à son petit fils, son collier de mariage en argent. Elle avait fait promettre à Lubin, alors que le pauvre petit n’avait que dix ans, qu’il cacherait précieusement ce trésor pour l’offrir à l’élue de son cœur. Le petit garçon n’avait alors pas tout compris, mais la pauvre vieille femme mourut l’année suivante, terrassée par une mauvaise grippe.

Il était osé de retourner dans son logis, alors que le guet et peut-être même l’inquisition rôdaient autour. Pourtant, il fallait bien y retourner, au moins pour offrir à Aelys le seul bien auquel il eut jamais tenu. Et puis, il n’avait nul par où aller…

La jeune fille continua de guider Lubin dans le dédale de ruelles qui reliait le port de haute mer au port militaire.

Ici, aucun prévôt n’avait jamais tracé de route ni creusé de puits. Cet amoncellement de bicoques bigarrées rebelle avait toujours résisté aux décrets. Nombre de lide3 et leude4 aristocrates, descendants des barbares bikivyk angélisés, menaient la vie dure aux argousins. Seul le commandeur de l’ordre de la Lumière, monseigneur Christus Nierra, possédait une certaine autorité dans ces faubourgs.

Un accord tacite entre le consul5 et le commandeur Nierra maintenant une harmonie précaire dans cette partie du quartier du phare. Le prévôt ne devait pas se montrer, pas plus que le sénéchal, sous peine d’échauffer les esprits. En contrepartie, le commandeur maintenait l’ordre dans les faubourgs et son doyen rendait justice au nom du sénéchal.

Du haut des murailles du cloître de la Lumière, des sergents vigilants guettaient les allées et venues en contrebas. Aelys connaissait ces faubourgs au point de pouvoir s’y déplacer les yeux fermés. Plusieurs fois, elle fit emprunter des chemins peu orthodoxes au jeune homme. Ils se faufilèrent ainsi par un passage étroit et invisible entre deux barres, descendirent sous terre par de vieilles caves désaffectées et traversèrent même le salon d’un vieil ivrogne aveugle.

La nuit avait plongé la cité dans l’obscurité que la lumière du grand phare, les lueurs des tavernes et les lanternes des miliciens perçaient par moment. Passant sur les toits de barres en barres, Lubin aperçut l’ancienne église de notre Ange-des-Pécheurs. Ce temple vénérable surplombait les bicoques bigarrées depuis l’avènement de Karolus Sancto Imperator. C’est autour de cette auguste bâtisse que les premiers barbares angélisés s’étaient rassemblés. Renversant leur Knarr pour en faire leur logis, les anciens païens rejoignirent la communauté des anges.

La taverne de maître Caupona, l’horrible père d’Aelys, se trouvait parmi ses anciens navires retournés, depuis longtemps transformés et rehaussés.

Depuis maintenant quatre ans qu’ils se fréquentaient, la jeune femme avait toujours interdit à Lubin de s’approcher de l’antre de son père. Elle ne voulait pas que ce dernier rencontre son fiancé devenu son mari. Aelys l’avait toujours décrit comme un homme violent, dont les rares moments de lucidité étaient invariablement accompagnés de grandes fureurs. Le maroufle avait en plus l’alcool mauvais, ce qui le rendait détestable aussi bien ivre que sobre.

Aelys disait au jeune homme qu’elle s’enfuirait un jour avec lui. Lubin voulait pour cela qu’ils soient époux. Sachant cela, la jeune fille avait expliqué qu’elle ferait tout pour ne plus revoir son père.

« Si cet ivrogne ignore tout de ton beau visage, il aura plus de mal à nous retrouver, lui répétait Aelys. Penses-tu, un gendre devrait l’entretenir, et alors il ne ferait plus que boire tout la journée… »

Ainsi, assis sur le bord du toit d’une barre basse, à un jet de pierre de la taverne Caupona, Lubin attendait que sa belle revienne de sa visite en son logis. Le jeune homme pesta intérieurement. Il l’attendait depuis un temps infini, anxieux et impatient. Il lui semblait qu’elle avait bondi sur le toit de la taverne, au coucher du soleil, et que les clochers sonneraient bientôt vigiles. Rongeant son frein, tel un mulet au moulin, Lubin imaginait les pires scénarios possibles, redoutant les retrouvailles entre sa belle et l’ivrogne.

Un craquement attira soudain son attention. Lubin, qui avait bien écouté les prêches, savait que toutes sortes de forbans hantaient les hauteurs de Lhynn la nuit venue. Attrapant un tavaillon6 en guise de matraque, le jeune homme scruta l’obscurité. Ses yeux, pourtant perçants, étaient impuissants alors que le manteau nocturne recouvrait les toits.

Soudain, non loin, un grondement animal raisonna. Écarquillant les yeux, tendu, Lubin se tourna en tout sens afin de voir ou se tenait la bête. Mais seule la clameur assourdie des bougres en contrebas troublait la quiétude angoissante.

Lubin, alerte, scrutait l’obscurité. Les lumières du phare durent être ravivées, car un surplus de clarté révéla deux grands yeux bleus à moins de deux brasses de lui…

« Mroooar, gronda faiblement Aelys.

— Par tous les saints, tu m’as fait peur. Et dire que je me faisais du souci pour toi… »

La belle s’élança lestement vers le jeune homme. D’un geste sur, elle se plaqua contre lui, le fit s’asseoir sur les toits, avant de l’embrasser langoureusement. L’amertume de Lubin s’évapora au contact des lèvres de sa douce.

« Tu es beau quand tu es inquiet, lui murmura Aelys.

— Ne me rends pas beau trop souvent alors, répondit Lubin un peu boudeur.

— Qu’importe, balaya la belle en se défaisant de son sac. Le père Caupona peste sur l’absence de sa fille et hurle sur tous les toits quels châtiments il compte me faire subir, quand il mettra la main sur moi. Les clients affluent de toute part ! Il est bien connu que ce pauvre ivrogne sait à peine compter. Trop occupé à gérer l’affluence, il ne m’a pas vu ni dans les cuisines ni dans la réserve.

— Beau travail, répondit Lubin en souriant. Après tout, tu ne récupères que ce qu’il te doit. Tu serais même en droit de réclamer bien plus que le contenu de ce sac, entendu que toi — et toi seule — tient cette bicoque depuis cinq ans…

— Oui, mais ne traînons pas. Je connais bien ces toits et nous ne sommes pas les seuls à y rôder. Sais-tu faire le chat ?

— Je ne crois pas, non.

— Alors tu me laisseras miauler. La ville regorge de ces petits fauves et les toits sont leur alleu7, qu’ils partagent non sans heurt avec les monte-en-l’air de tout poil…

— D’accord, acquiesça Lubin. Mais je ne suis qu’un maigre acrobate, et toi, une bateleuse8 experte.

— À toi les épreuves de force, mon beau, et à moi celles d’adresse. Nous sommes époux, à présent, les anges souhaitent que nous fassions cela à deux !

— Entre autres choses, murmura Lubin dont un nouveau flot de pensées impures — non, déplacées, puisqu’ils étaient à présent époux — venait l’assaillir.

— Filons chez toi, mon beau. Ton logis regorge d’affublements9, de draps, de fouailles10 et de victuailles. J’aimerais que notre nuit de noces se passe auprès d’un feu, au sec, dans du linge propre. »

Acquiesçant, réchauffé par cette charmante perspective, Lubin suivit la belle sur leur chemin perché au cœur de la nuit.

Le guet parcourait la ville, bien plus qu’à l’accoutumée.

Depuis leur chemin surélevé, baigné par la lune qui avait fini par se montrer, Aelys et Lubin comptaient les patrouilles. À la lueur des torches qui éclairaient la garde, Lubin reconnut ça et là des visages familiers : ici un charcuitier11 voisin et ses fils, là le bouvier de la Chaise aux Moines, ici encore le cafetier12 du croisement Saint-Antoine.

Ainsi le prévôt avait-il enrôlé la populace dans le guet.

Sur un geste d’Aelys, Lubin se tourna pour lui présenter son sac. Il le portait pour la jeune fille, habitué qu’il était à des charges bien plus conséquentes. Elle en sortit corde et grappin, de ceux que les gens de mer utilisent.

« Murmure une prière à Anataël Angeleus », roucoula Aelys à son beau et pieux mari.

Lubin s’exécuta une fois qu’une énième troupe eut remonté la ruelle au pied de la barre qu’escaladaient les jeunes époux.

Avec adresse et précision, Aelys fit voler son grappin jusqu’au toit voisin. Le crochet de fer forgé gratta doucement les tavaillons au fur et à mesure que la jeune fille avalait la corde. La pointe recourbée finit par mordre une poutre, dans un grincement sourd.

« Passe en premier, mon beau. De l’autre côté, tu me relanceras le grappin.

— Mais… Et toi, ma douce ? s’inquiéta Lubin.

— Je sauterai. »

Sceptique, mais pas vraiment surpris, Lubin commença à se tortiller sur la corde. Il n’y avait que trois brasses entre les deux barres, mais le jeune homme n’était habitué qu’aux escalades verticales. Avançant suspendu à la corde, il fixait Aelys qui l’encourageait d’un geste. Les sens aiguisés de Lubin le prévinrent qu’une nouvelle patrouille allait bientôt paraître, aussi accéléra-t-il le mouvement, en dépit de son effroi grandissant. À peine son dos eut-il touché les tavaillons de l’autre barre qu’Aelys lui lança l’autre bout de la corde. Haletant, se tenant aussi silencieux que son cœur bondissant dans sa poitrine lui permettait, Lubin entendit les bottes et les chausses des miliciens passant en contrebas.

Aelys bondit à ses côtés, sans glisser sur les bardeaux, étouffant son saut d’une course légère.

Lubin, toujours immobile, tendait l’oreille tout en disciplinant son souffle, comme le lui avait conseillé son confesseur quand le jeune homme était en proie à de vives émotions. En un instant, le jeune homme avait retrouvé son calme et banni sa frayeur.

Sa belle épouse, elle, se tenait muette sur l’arêtier13 du toit, aussi silencieuse qu’un chat et discrète comme une chauve-souris.

« Ils ont renforcé la garde autour de ton logis, murmura Aelys à oreille de Lubin. En plus des patrouilles, quelques-uns font le pet14.

— Mais alors, ma maison est sûrement devenue une souricière ?

— Au rez-de-chaussée seulement. Ta chambre est au troisième étage. Je vais vérifier…

— Comment cela ? lui chuchota Lubin confus.

— Nous sommes sur le toit de ta barre, grand coquebert15, pouffa la jeune fille, tu ne la reconnais pas ?

— Ma douce, répondit très doctement Lubin, jamais je n’arpente le toit de mon propre logis.

— Ce sera donc ta première, et avec moi, lui susurra Aelys à l’oreille… »

Lubin rougit, sans trop comprendre pourquoi.

Aelys, avec son agilité de batelier, était déjà affairée à fixer une seconde corde — à nœuds celle-ci — à une poutre de la charpente. D’une main experte, elle replaça les bardeaux déplacés, puis fit pendre la corde à deux brasses du bord du toit. Descendant avec grâce et discrétion, la jeune fille sonda le creux au cœur du logis de Lubin.

« Une chance que le moulin ait été installé dans une ancienne demeure des temps jadis, commença Aelys.

— Et dire que je me plaignais de ne rien voir d’autre que la fenêtre de ma tante depuis ma baie. Voilà donc pourquoi les anges m’ont installé dans cette chambre, continua Lubin, tout était écrit.

— J’ai jeté un œil aux différents étages en descendant dans le baille16. J’ai vu des lueurs à diverses fenêtres, mais pas âme qui vive. Ni tes tantes, ni ton oncle, ni leur maisonnée ne sont présents.

— Voilà qui est bien singulier, répondit pensivement Lubin.

— Embuscade de prévôts, expliqua Aelys. La souricière doit être à l’entrée du moulin, j’ai vu des ombres projetées dans le baille depuis la fenêtre du rez-de-chaussée. Toutes les autres baies17 ont dû être barrées et claquemurées. Des chandelles ont été installées çà et là, afin que tout paraisse normal à qui observe de l’extérieur. Elles finiront pas s’éteindre, comme si la maisonnée rejoignait sa couche…

— Quelle félonie, s’offusqua Lubin.

— Les prévôts doivent être Brutus pour attraper les voleurs. Je vais inspecter le dernier étage. Surtout, ne bouge pas. Je ne serais pas longue. »

Aelys descendit à la corde sans bruit, s’installa devant la fenêtre de la chambre de Lubin et l’ouvrit. Elle devait être verrouillée, mais la jeune fille avait des talents, fort peu recommandable, pour ouvrir ce qui était fermé. En un instant, la corde pendait dans l’embrasure de la fenêtre ouverte tandis que la jeune femme disparaissait dans l’hostel18 des Molinar. Depuis les toits, installé sur le carré surplombant le petit baile au centre du logis, Lubin attendait.

Les panetiers du quartier du phare avaient reçu des primats le droit de fortifier leurs moulins. Alors que les barbares assaillaient la ville, au temps jadis, plusieurs maisons avaient été transformées pour résister à leurs assauts.

La famille Molinar achetait l’office de panetier depuis le temps du grand-père de la grand-mère de Lubin. L’ancêtre du jeune homme avait été un grand à son époque. Sans que quiconque ne sache comment, l’ancien savait où percer des puits pour obtenir de l’eau claire et où creuser des fosses pour évacuer les ordures.

Il avait mis à jour les fondations d’une bâtisse antique, comme on les construisait pour les patriciens. Au milieu de ces vieilles pierres, l’aïeul de Lubin avait découvert une rivière souterraine. Son flot puissant rattachait le cours d’eau à la Rhynn. L’ancien y installa une roue à aubes, puis un moulin tout autour. En remerciement de nombreux services rendu, les primats lui concédèrent l’office de panetier.

Les revenus qu’il en tira lui permirent de monter quatre maisons à étages, afin d’accueillir sa nombreuse parentèle. S’appuyant sur les antiques fondations, il érigea une barre carrée de quatre logis, tous relié entre eux, dont les murs extérieurs devaient former une enceinte.

En ces temps d’invasion barbare, il n’était pas rare de voir un notable transformer son logis en castel19. Ces temps étaient à présent révolus, et la famille de l’aïeul, à présent nommé Molinar, accumulait les richesses. Le logis fut rehaussé d’un second étage, puis d’un troisième sous comble.

L’une des maisons de la barre était un moulin, ses étages servant de grange dîmière et de réserves publiques. Les trois autres maisons, communiquant les unes avec les autres, avaient accueilli la parentèle de l’aïeul, puis diverses activités commerciales, changeantes en fonction des générations.

Lubin vivait au dernier étage dans une grande pièce sous comble, où l’on entreposait toutes les possessions vieillottes accumulées par la richesse des Molinar au fil du temps. Il ne disposait que de la moitié côté baile. L’autre moitié côté rue, plus ensoleillée, servait d’atelier aux femmes du logis pour filer, tisser, rapiécer des voiles ou des filets.

Aucune lueur ne brillait aux fenêtres des deuxième et troisième étages, côté baile. Les agents du prévôt n’avaient pas cru bon d’en allumer dans des pièces que personne ne pouvait voir depuis la rue. Lubin épiait les moindres mouvements d’ombres projetées au premier étage et au rez-de-chaussée. Seul le vacillement habituel des bougies perçait à travers les baies barrées. Exception faite du moulin.

En tendant l’oreille, Lubin discerna les voix de deux hommes, discutant à voix basse. Il était trop loin pour écouter la conversation, mais il lui sembla que le ton des deux personnes était tendu. Quoi de plus naturel pour qui se prépare à arrêter quiconque passera la porte ?

Vigile sonna au clocher de Notre-Ange-des-Rescapés.

La nuit était à moitié consommée, pourtant le jeune homme n’avait point sommeil. Les évènements de la journée, tant dramatiques que fabuleux, continuaient de faire battre le sang aux tempes du jeune homme. Il lui sembla qu’il pouvait entendre le chant des mouettes du port, la rumeur des patrouilles dans la nuit, le ressac de la marée, le clapotis de la rivière souterraine.

Un grincement alerta Lubin. Tournant son regard vers la fenêtre de sa chambre, il vit Aelys qui lui faisait signe. Aussi discrètement que possible, le jeune homme descendit à la corde à nœuds jusqu’à sa chambre. Alors qu’il s’insinuait par l’étroite fenêtre, Aelys rejeta la corde sur le toit, puis bloqua la fenêtre avec le panneau de bois qu’elle avait forcé. Tirant le curtain20 qu’elle avait installé il y a trois hivers, afin de leur fournir un peu d’intimité lors de ses visites nocturnes, Aelys transmit à Lubin le résultat de ses investigations.

« Les étages sont vides. Quelques bougies brûlent non loin des baies, comme je le soupçonnais. Les rez-de-chaussée des trois logis ont été barricadés de l’intérieur. Je serais incapable d’ouvrir les portes depuis l’extérieur. Tout a été fouillé : les coffres ont été renversés et les pots ouverts. J’ai cru entendre des voix dans le moulin. Du coup, j’ai soigneusement esquivé l’endroit.

— Il y a au moins deux hommes là-bas, confirma Lubin. Je les ai entendu discuter depuis le toit, sans comprendre le sujet de leur conversation. Ils avaient l’air tendus… »

Aelys caressa les oreilles du jeune homme, puis l’attira pour déposer un baiser sur ses yeux et son nez.

« Puissent les anges faire que pareils trésors ne tombent pas entre de mauvaises mains.

— Employons-nous à cela alors, dit Lubin qui commençait à rassembler ses affaires.

— Inutile, nous ne serons pas dérangés cette nuit. De plus, les toits ne sont plus sûrs après vigile. Si ta maison est surveillée par le guet, soit sûr que le prévôt s’est arrangé pour acheter quelques monte-en-l’air. Passons la nuit ici, mais sans feu.

— Pourquoi pas ? commenta Lubin. Après tout, qui viendrait nous chercher ici ?

— Personne si nous prenons nos précautions. Je vais calfeutrer les portes et toi, tu nous dresses une table.

— Pour quel festin ?

— Celui que j’ai rapiné dans le garde-manger de ton père. Une tourte au fromage, une tourte à la viande, du pain, des fruits et une jarre de vin !

— Quel francherepue21, s’exclama Lubin ! Père ne se privait de rien, contrairement à nous autres.

— Tu n’as pas vécu au pain sec et à l’eau, le rembarra Aelys.

— Pardonne-moi, mon aimée, je me plains en oubliant mes privilèges.

— Qu’importe, cette nuit et notre nuit ! »


Texte publié par Médiéfictions, 30 août 2022 à 08h42
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