Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 6 « Chapitre 6 : Le pénitentiel » tome 1, Chapitre 6

Lubin continua, petit à petit, à boire le seau d’eau de mer.

Le père Maric avait pris la jeune épouse à part. Ils discutaient à voix basse, tournant le dos à Lubin. C’était très certainement une discussion privée, d’une croyante à son confesseur, mais le jeune homme était rongé par la curiosité. Il se concentra donc sur tâche, vider le seau, mais ses oreilles démoniaques ne l’entendait pas ainsi.

« Voilà qui diminuera grandement les pénitences, murmurait le prêtre. Maintenant que vous êtes mari et femme, le pénitentiel de Saint Colombanus indique que la pénitence est carême. Un mois au pain sec et à l’eau.

— Voilà déjà dix années que je suis condamnées à ce régime, se plaignit Aelys. Dois-je continuer à m’imposer le régime que mon ivrogne de père m’a infligé toute ma vie ?

— Tout dépend de la fréquence, mon enfant, répondit le clerc toujours à voix basse. Une fois de plus, les anges t’ont béni. Ils ne t’ont pas fait échouer sur mon bord par hasard. Si les anges ont cru bon de t’imposer pareil épreuve, depuis si longtemps, comment pourrais-je te faire faire pénitence. Ces pénitences, les anges t’y ont déjà contraint ! J’y vois d’ailleurs un signe divin. Ce que tu prévois d’entreprendre ne pourrait être reproché que par eux. Par mon intermédiaire, ils te font connaître leur volonté…

— Vous avez une façon si perspicace d’appliquer le credo, mon père, pouffa Aelys.

— Voyons, ce n’est que bon sens, mon enfant. Qui suis-je pour juger des volontés divines ? Parlons maintenant de tes indulgences ».

Le père Maric continuait un ton plus bas, calculant Lubin ne savait quoi.

« Pour cela, faisons confiance aux Archoniens1. Leur calendrier est plus fiable que le calendrier lunaire des Tarques2. Puisqu’ils comptent par trente, et que carême dur quarante jours, l’algèbre sera aisée.

— Oui, renchérit Aelys tout bas, trente et quarante se rejoignent à cent vingt.

— Bénis soit les débits de boissons, d’aussi bien inculquer l’algèbre aux serveuses, ricana le clerc. Bien, les Archoniens comptent douze mois de trente jours dans leur calendrier.

— Ce qui donne pour mes dix-huit printemps dix-huit fois douze fois trente.

— Dix fois, mon enfant. Dois-je vous rappeler que vous devez deux carêmes aux anges au cours des quatre saisons ?

— Mais, mon père, balbutia la jeune fille, toujours tout bas.

— Allons, ma fille, il n’est pas question ici de commerce d’indulgences. Aucun trafic ne saurait être toléré…

— Ainsi soit-il, mais comme je suis du début de l’année, avec un carême de passé, il faut rajouter cinq fois trente.

— Très juste, reprenons.

— Dix fois trente fois dix-huit correspond à trois fois dix-huit fois cent.

— Attendez, ma fille… vous êtes sûr ?

— Mais oui, c’est très logique. Maintenant, taisez-vous, et laissez-moi compter. Trois fois dix-huit fois cent donnent cinquante-quatre fois cent. J’ajoute les cent cinquante du début d’année et nous arrivons à cinq mille cinq cent cinquante.

— Sûrement, murmura le prêtre perdu.

— Comptons donc le nombre de quatre dans cinq cent cinquante-cinq, foutreciel — eux je voulais dire, bonté du ciel — ça ne tombe pas juste.

— Les anges te pardonnent ton blasphème et louent ta sagacité. Comptez large, mon enfant. Combien obtiens-tu ?

— Cent quarante fois. »

Lubin, qui avait depuis longtemps dépassé son tiers et entamait le fond du seau, vit le prêtre et sa belle rire sous cape. Ils contenaient leur hilarité bien difficilement. Le jeune homme avait vu juste, Aelys et son confesseur parlaient pénitence. Si le jeune homme ne savait ce qu’était un pénitentiel, le commerce d’indulgence, lui, ne lui était pas inconnu. Les primats de la ville réprimaient durement toutes ventes d’indulgences, et l’inquisition amenait au bûcher les clercs ordonnés s’étant rendus coupables de tels crimes.

Si le jeune homme ne comprenait pas de quels péchés, sa douce souhaitait se faire absoudre, il comprenait par contre que le père Maric était homme de loi.

Toujours à son corps défendant, comme il essayait de s’en persuader, Lubin continua d’épier — bien malgré lui — la conversation, tout en portant le seau à ses lèvres.

« Cent quarante fois, continuait le père Maric tout bas, vous devriez avoir quelques plaisirs…

— Oui, mais cela ne compte que pour moi, se plaignit Aelys. Je connais mon beau, il se confessera… Je suis sûr qu’il fera ce que lui dit son confesseur : carême. Rien n’est permis alors, même pour des époux.

— Hum, laisse-moi réfléchir… »

Le père Maric dut avoir un éclair de génie, car la conversation reprit.

« Loué soit Sainte-Hildegarde ! Je savais que nous pouvions nous tourner vers la sainte reine du Nord !

— C’est-à-dire, questionna avidement la jeune fille ?

— La sainte reine épousa dans sa vie : l’exarque d’Ornan, l’exarque d’Armandia et le roi païen Brit quand elle fut leur esclave. Il est bien noté dans sa vita que la sainte racheta les péchés de ses maris, leur assurant une place auprès des anges après leur souffle. Tu n’auras qu’à invoquer le rachat de la sainte. Tu rachèteras la pénitence de ton époux par ta propre pénitence.

— Mais cela réduit le nombre à soixante-dix, geignit Aelys tout bas.

— Non, car par sa propre contrition, elle racheta l’âme de ses époux païens ou hérétiques…

— Mais, puis-je faire cela, moi, demanda la jeune fille incrédule ?

— Les conciles de Relique n’ont toujours pas tranché cette question. Les patriarches du Nord doivent faire barrage aux décisions en leurs défaveurs. En l’attente d’une bulle du primat de Relique, ta contrition sera pareille à celle de la sainte reine Hildegarde !

— Amen, répondit la jeune fille enchantée. »

Lubin, à présent debout, lapait les dernières gouttes du seau. L’épreuve d’Emodirias Angeleus et la conversation de sa douce avec son confesseur lui avaient fait oublier sa nudité. Aelys, catastrophée de le voir ainsi terminer leur épreuve, se précipita vers lui.

« Mon beau, pourquoi ne m’as-tu pas laissé ? »

Lubin, plongeant les yeux dans le seau, remarqua qu’il était vide. Pris sur le fait, il tenta maladroitement de trouver quelques explications pour cacher qu’il les épiait.

« Je suis deux fois plus grand que toi, mon aimée, balbutia-t-il. Il était équitable que tu boives un tiers et moi deux, simple arithmétique.

— Mais j’ai déjà surmonté des dizaines de maladies en plus de la peste, et toi non, lui répondit Aelys. J’aurais donc dû boire les trois quarts du seau, au moins !

— Sûrement, répondit avec une fausse nonchalance Lubin. Mais je l’ai fini. Les desseins des anges sont inintelligibles… »

Aelys s’était rhabillé. Encore trempée par les seaux du père Maric, sa chemise de toile lui collait à la peau, faisait ressortir ses seins menus, sa taille fine et ses muscles fins.

Des pensées impures — enfin, non ? Puisqu’ils étaient mariés à présent — assaillirent de nouveau le jeune homme. Sentant son entrejambe se gonfler, il prit soudain conscience de sa nudité. Le père Maric, Lubin en était persuadé, l’avait dévisagé à mi-hauteur un court instant.

« Puisque le rituel à Emodirias est terminé, vous êtes très officiellement unis par le mariage. Rhabillez-vous, mon fils, et séchez-vous ! Ne prenez pas froid. »

Le clerc se détourna alors de Lubin. Tandis que le jeune homme enfilait un pantalon de toile grossier taillé dans de vieilles voiles, il entendit le conciliabule reprendre.

« Nous avons un petit problème, ma fille, murmura le clerc. Je constate que tu t’es enamouré de Lubin “le pieux”… »

Aelys, toujours tourné vers Lubin, commença à rougir. Le jeune homme, lui, fut transporté de voir sa piété ainsi reconnue et vouée, par un prêtre qui plus est, qu’il ne connaissait que depuis quelques heures.

« Il va falloir s’adapter, continua le clerc tout bas. Pour ce qui est du haut, il n’y aura aucun problème. Mais pour le bas, cela passera avec quelques difficultés. Les anges n’ont point prévu que les choses y remontent. Mais n’ayez point d’inquiétude, mon enfant. Il vous faudra de la graisse. Tu devras l’appliquer sur lui, et en rajouter si nécessaire.

— Mais maintenant que nous sommes mariés, ne peut-on pas faire cela comme les anges l’ont prévu ?

— Pas si tu veux éviter ce dont nous avons déjà parlé. Mais cela devra faire l’objet d’une future confession. Quand tu auras connu Lubin, comme tu le désires j’entends, il sera temps d’en reparler… »

Le père Maric signa le symbole des anges sur le front d’Aelys, suivi d’un autre symbole angélique inconnu de Lubin. Le jeune homme était très pieux, certes, mais n’avait pas l’érudition d’un clerc. Après tout, il n’avait jamais entendu parler d’Emodirias Angeleus, mais pouvait nommer tout les anges du ciel ?

Une fois habillé et séché, le clerc invita les jeunes mariés à l’arrière de la galhynne. Le pont arrière était rehaussé afin de protéger une zone de deux brasses de côtés. L’endroit était couvert d’une toile, sous laquelle était installé un bivouac de fortune. Un paillasse, un cruchon et des tasses étaient entassés dans un coin.

Le père Maric remonta de la cale du vin, du fromage et de la viande séchée. S’il n’y avait rien de frais dans ce repas, le clerc remonta plusieurs lignes et pièges. Il rajouta du poisson et des crustacés à leur repas, le transformant en un véritable festin.

Lubin apprit que l’aumônier avait fait vœu de ne jamais fouler terre impériale. Alors que tous commençaient à manger, le père Maric questionna les deux jeunes gens sur les nouvelles des ports, des marchés et des églises de Lhynn.

Détendu, empli de joie et maintenant parfaitement en confiance, Lubin raconta sans remords ni tristesse le supplice qu’avait subi son père, ainsi que les raisons qui avaient amené à cette sentence. Aelys, elle, raconta les potins du port de haute mer, du port de guerre et du port fluvial. Elle rapporta à son auditoire les ragots circulant sur les échevins, les officiers, le prévôt des marchands, et même les primats de Lhynn. Lubin démentit bien sûr toute affabulation faite à l’encontre des grands ecclésiastiques de la ville, mais ils se firent plus rares tandis que la jeune fille déroulait ses histoires.

Jusqu’à la tombée de la nuit, les trois convives burent, mangèrent et rirent beaucoup.

Vint alors le coucher de soleil. Alors que la clarté tombait entre chien et loup, le père Maric les pressa de partir.

« C’est l’heure. À la tombée de la nuit, seuls quelques élus peuvent fouler ce pont. Priez pour ne jamais en faire partie. Ce fut un plaisir de vous marier, mes enfants. »

Le clerc ajouta, se tournant vers Aelys.

« Je pense que tu as bien choisi, mon enfant. S’il est niais, il est aussi innocent et bon. Il te rendra heureuse. »

Puis, ce tournant vers Lubin.

« Quant à toi, mon fils, tâche de la rendre heureuse. Sous le sceau de la confession, rien de ce qu’elle pourrait me dire ne ressortirait de ma bouche. Par contre, ma masse pourrait parler pour moi… »

Le clerc tapota la morgenstern parsemée de longues pointes de la main. Lubin déglutit, car il ne savait pas ce que signifiait le sourire du père Maric.

« Allez, mes enfants. Et partez en paix. »


Texte publié par Médiéfictions, 30 août 2022 à 08h41
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 6 « Chapitre 6 : Le pénitentiel » tome 1, Chapitre 6
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2860 histoires publiées
1289 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Microc
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés