Lubin chancela, puis faillit tomber. Seule la présence d’Aelys sur ses épaules le retint à la dernière seconde.
Le bourreau.
L’exécuteur, privilège de la haute justice laïc, inaccessible aux jugements urbains, interdit à la justice canonique. Ni le prévôt des marchands ni les trois primats ne possédaient ce privilège.
Seul le connétable de Lhynn, avoué du trône impérial, pouvait prononcer des sentences de morts.
« Le damné cavalier, ce chevaucheur maudit est là pour faire assassiner mon père !
— Courage, mon beau ! lui murmura Aelys en lui caressant la joue. Le héraut du primat s’avance ! »
Levant les yeux vers l’estrade, Lubin trembla en reconnaissant son père prostré au pied du bourreau. Le connétable Simon, ses chevaliers et ses sergents, toujours à cheval, s’interposaient entre la foule et ce qui allait sans nul doute devenir un échafaud. Le sénéchal, en retrait, était très pâle. Plus loin, sur le porche de la commanderie, le commandeur Guillaume contemplait la scène, ses gens derrière lui, l’épée au fourreau.
Mais déjà, sur l’estrade, le héraut du primat s’avança. L’abbé Conrad du Val-aux-Loups, au visage caractéristique couturé de cicatrices, s’adressa à la foule de sa voix forte. Si ses sermons étaient vibrants et chaleureux, ses discours de héraut pénétraient habilement son auditoire.
« Bonnes gens de Lhynn ! C’est avec un regret immense que je me présente devant vous, portant la parole compatissante du gardien des reliques impériales. Monseigneur, le primat Dominique m’envoie faire état des graves conclusions de son enquête. C’est avec toute la tristesse permise par les Anges que je vous annonce la terrible vérité.
Le trône a été bafoué, trahi, par ceux-là mêmes qui avaient juré de le défendre, de le tenir prêt, pour le jour glorieux ou l’Unique désignera le successeur de Karolus Sancto Imperator ! »
D’abord réservé, la foule autour de Lubin commença à tourner dans le sens du logicien1. Les agitateurs, toujours écoutés par les badauds alentour, faisaient résonner les propos de l’orateur.
« Oui, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, trahies !
Car le sieur Molinar, ci-présent, est coupable de conspiration contre le trône. Lui, et sa cabale se sont rendus coupables de crime de lèse-majesté.
Non seulement leur avidité démoniaque a coûté la vie à une foule de nos bons croyants, mais de surcroît, ils l’ont fait en dépouillant notre communauté. Par la fraude, l’usure, le vol, la contrebande, ce vil félon a mis en péril l’harmonie qui nous unit. Il s’est détourné de ses frères et sœurs2, pour embrasser le Mal et le Chaos ! »
Cette fois, la foule autour de Lubin était exaltée. La plupart criaient, hurlaient, des imprécations contre son père, prononçant des sentences effroyables et exigeant des châtiments monstrueux.
« Oui, le Chaos ! Car il s’agit bien ici de la graine qui viendra détruire la concorde de l’Humanité, et qui précipitera la fin du monde… »
Avec un geste théâtral, maintenant que la foule était à lui, monseigneur l’abbé Conrad restaura le calme.
« J’ai le regret terrible de vous porter les paroles attristées de monseigneur le Primat Dominique. Face aux graves accusations portées contre un officier de notre bonne ville, afin de prendre la mesure de la clameur3 portée à son attention, monseigneur Dominique a pris la décision d’en référer à l’inquisition… »
Cette fois, une vague de malaise et de crainte parcourut l’auditoire. Chacun, dans la foule, avait de sombres souvenirs des dernières inquisitions : un parent enlevé et jamais revu, des rumeurs de tribunaux cloîtrés et les houppelandes garnies de maille rôdant dans les rues.
« Il n’est pas d’autres choix quand le mal est profond.
Car le sieur Molinar n’a point agi seul. D’autres officiers, en plus de bonnes gens de notre ville, ont participé à cette cabale, et ont tourné le dos à notre communauté. Ainsi, ceux dont l’honneur était de défendre le trône ont profité de leur charge pour le voler, pour le salir, pour le fissurer…
J’en veux pour preuve les aveux extorqués par la mystique de l’inquisition dans l’esprit du conspirateur à genou devant vous ! Le sénéchal Baylet est aussi coupable ! »
Les yeux de l’officier sortirent de sa tête alors que le héraut du primat se tournait vers lui, le pointant d’un doigt accusateur. À présent tout à fait livide, le sénéchal Baylet lâcha son codex Angeleus, remonta sa bure et tenta de quitter l’estrade avec précipitation. Le malheureux fut cueilli par le poing ganté de fer du connétable Simon. Sonné pour le compte, le sénéchal Baylet, évêque du phare de Lhynn et bientôt pauvre bougre, fut ligoté prestement par un sergent à cheval.
Comme s’il déroulait son réquisitoire, monseigneur l’abbé du Val-aux-Loups et héraut de monseigneur le primat du reliquaire impérial reconquit toute l’attention de l’auditoire.
« Que s’avance l’inquisition ! »
Sortant de la foule, plusieurs houppelandes brunes doublées de maille s’avancèrent vers l’estrade. La foule, abasourdie de les voir apparaître ainsi parmi eux, s’écarta rapidement de leur passage. Lubin dénombra cinq inquisiteurs, mais craignait qu’ils ne soient bien plus nombreux à guetter les pensées des badauds et des bourgeois. Il sursauta lorsque, juste à sa gauche, une houppelande brune apparût dans son champ de vision. Aelys, concentrée sur le discours de l’orateur, ne le remarqua pas.
Brusquement, l’inquisiteur se tourna vers Lubin, ses yeux sévères le perçant jusqu’à l’âme.
« L’innocent n’a rien à craindre, le juste suit le chemin que lui a tracé l’Unique. »
Lubin perçut, plus qu’il n’entendit, les paroles de l’inquisiteur. Le regard terrifiant qui l’avait transpercé le laissa étourdi, incapable de se rappeler les traits du visage sous la houppelande. Les propos de l’inquisiteur ne l’avaient clairement pas rassuré et il se sentit coupable de tous les péchés de la Terre. Cherchant les houppelandes des yeux, il ne réussit qu’à trouver les cinq réunies au pied de l’estrade, déjà attelées à leur tâche : exfiltrer le sénéchal Baylet vers quelque profond cachot inconnu.
« Mes très chers frères ! Mes très chères sœurs ! Comme vous, mon cœur saigne de la trahison de ces officiers. Nous avions placé notre confiance en eux, et en retour, ils se sont tournés vers le mal en nous abandonnant.
Qui peut dire combien de nos frères et de nos sœurs a trahi notre communauté ? Je vous implore, avec le ciel, et l’Unique, que la foi et l’harmonie nous aident à traverser cette épreuve ! »
L’abbé Conrad fit trois pas en arrière. D’un geste rapide, il indiqua au héraut du quartier du phare de prendre sa place. Celui-ci s’avança, attendit que le héraut du primat lui commande de poursuivre, puis s’adressa à la foule.
« En vertu de la condamnation pour fraude au fisc et association de faux monnayage, monseigneur le primat Dominique a débouté la clameur comme relevant de haute justice urbaine. Le sieur Molinar, reconnu coupable par un tribunal inquisitorial, est fautif de crime de lèse-majesté. Ledit tribunal inquisitorial a prononcé la sentence : le sieur Molinar devait périr par les flammes purificatrices. Monseigneur le primat Dominique a débouté le tribunal inquisitorial au motif que le condamné n’était point hérétique. Il revint, ainsi que l’ont décidé les trois primats de Lhynn, à l’avoué du trône impérial, héraut du trône et connétable de Lhynn, de prononcer la sentence.
— La sentence sera la mort, tonna l’avoué du trône impérial à présent debout sur son cheval. Comme tous les faux monnayeurs, le sieur félon sera soumis au supplice du bouillage. Il sera trempé dans une marmite d’eau de mer bouillante, des pieds à la tête, jusqu’à ce que la mort libère son âme. Puisse l’Unique, notre seul juge, lui accorder l’équité. Puisse Anataël Angeleus laver ses péchés dans ses ondes bénies avant que l’âme félonne ne comparaisse devant le Seigneur des Anges. »
Lubin était mortifié tandis que la foule exultait. Le coupable allait être puni et les eaux de l’Ange protecteur du quartier allaient laver son âme, en même temps que la communauté. Lubin, pourtant très croyant, ne voyait pas les choses sous cet angle. Quoique peu pétri d’amour filial, son père allait être mis à mort avant la tombée de la nuit. Même si son père ne lui avait jamais témoigné d’amour paternel, Lubin voulait se tenir au pied de l’échafaud. Il voulait se montrer à son père une dernière fois qu’il puisse contempler un visage endeuillé plutôt que les grimaces vociférantes de la foule conquise. Paniqué, le jeune homme sonda la foule une fois encore, cherchant du regard ses frères, ses tantes ou bien son oncle. Mais aucun n’était présent. Il fit mine d’avancer, de rejoindre son père prostré, mais Aelys le retint d’un geste.
« Ne bouge pas, mon beau. Ne rappelle pas aux badauds furieux tes liens avec le condamné. Depuis ce mur, on voit tout, et la fuite est aisée par l’ancienne muraille.
— Ils vont tuer mon père.
— Mieux vaut ce tyran avare que toi ! Tes frères devraient le rejoindre, pour toutes les brimades qu’ils t’ont infligées. Dois-je te rappeler les cicatrices de fouet qui traversent ton dos ?
— Dois-je te rappeler les ecchymoses et os brisés que tu dois à ton propre père ? répondit Lubin déchiré.
— Puisse l’Unique amener ce bâtard ivrogne sur l’échafaud. Il faudra qu’il bouille bien longtemps pour laver tous ses péchés.
— Mon père n’est pas un homme mauvais, pas comme le tien, murmura le jeune homme peu convaincu.
— Il sera bientôt derrière le trône de l’Unique, mon aimé. Garde une belle image de ton père puisque tu le peux. Je t’aime pour et malgré ton innocence, murmura la jeune fille en déposant un chaste baiser sur le front de son fiancé. »
Une grande marmite avait été apportée sur l’échafaud. Des brassiers recrutés pour l’occasion acheminaient des seaux d’eau de mer prélevée dans le port attenant à la place. La grande chaîne déversait les ondes salées dans le funeste réceptacle. Le confesseur de la commanderie, le curé de Notre-Ange-des-Rescapés et ses diacres accordaient pardon et pénitence aux brassiers. Trempant les doigts dans les seaux, ils traçaient le symbole des anges sur leur front, les absolvant du péché d’ainsi participer à l’œuvre du bourreau.
Ce dernier, impassible malgré les rumeurs parcourant la foule à son sujet, attisait le foyer d’un large brasero installé sous la marmite. Il avait fini d’installer une large potence doublée d’un étrange mécanisme en bois.
Augustin Molinar, toujours prostré à côté du héraut du quartier, avait perdu son maintien supérieur et son sourire sardonique. En robe de toile simple, de celle taillée dans de vieilles voiles pour les indigents, il avait beaucoup perdu de sa superbe. Son visage, sans blessure physique apparente, était balafré par la peur et la folie. Qui sait quels sortilèges, quels maléfices les inquisiteurs avaient déchaînés sur le pauvre bougre afin de sonder chaque recoin de son esprit.
Un mouvement de foule arracha Lubin à son cauchemar éveillé. Jusqu’ici, personne ne s’était retourné pour le pointer du doigt. Il redoutait quelques accusations lancées depuis la foule qui auraient déchaîné cette dernière contre lui et sa douce. Il n’en était encore rien, mais le moindre mouvement dans la populace faisait bondir son cœur dans sa poitrine. Aelys le rassura d’une caresse, avant de lui décrire.
« Le commandeur Guillaume fend la foule avec ses dévots. Il brandit son espadon. Il va parler…
— Miséricorde ! »
Alors que la masse des badauds et des bourgeois formait respectueusement un passage au commandeur, le connétable Simon se tourna vers lui et lui répondit en se dressa sur ses éperons.
« Qui invoque ainsi la clémence de l’Unique ?
— Moi ! Commandeur Guillaume de l’ordre d’Anataël Angeleus, aumônier des pèlerins et des marins, gardien de l’amarre du très saint Anataël Angeleus, avoué d’Anataël Angeleus sur ses ondes bénies.
— Et que demandez-vous ? tonna le connétable de Lhynn en retour.
— La miséricorde, répondit posément le commandeur, quoique son ton se fît plus autoritaire encore. Comme vous voulez baigner le félon dans les ondes bénies d’Anataël Angeleus, j’en appelle à la miséricorde de l’Unique. Que la vie lui soit ôtée avant d’être baignée et que l’Ange n’est que son âme à laver de ses péchés.
— Mais il ne saurait y avoir de justice juste sans châtiments, répondit l’avoué du trône impérial sur un ton tout aussi autoritaire que son contradicteur. Les souffrances du félon aideront à purifier son âme, ainsi qu’à faire revenir l’harmonie dans cette communauté. Il ne saurait y avoir de miséricorde pour quiconque attente au trône de Karolus Sancto Imperator.
— La vita4 de Sainte-Astrid nous rapporte qu’en pareil bouillage, elle trempa son épée dans le cœur du supplicié, purifiant par Sa Sainteté l’âme du félon. Puisque la souffrance doit purifier le félon, permettez que la lame du temple vienne purger un agneau égaré de son troupeau. Permettez au berger de ramener son pèlerin égaré vers la foi. »
Après un instant de réflexions, et avoir écouté les murmures de l’abbé du Val-aux-Loups venu le conseiller, l’avoué du trône impérial tonna sa réponse.
« Il est juste est bon de répéter les gestes saints enseignés dans les vitas. La haute justice laïque fera preuve de clémence. Une fois le félon baigné jusqu’au ventre, monseigneur le commandeur percera son cœur. Puisse les ondes d’Anataël Angeleus, la lame de son avoué et la magnanimité de l’Unique laver cette âme impure de ses péchés. »
À cette décision, la foule acclama la justice du connétable, la miséricorde du commandeur et la sagesse de monseigneur le primat Dominique. Les vivats lancés par les badauds donnèrent la nausée à Lubin. N’y tenant plus, il s’assit sur la muraille. Descendant de ses épaules, Aelys l’entoura de ses bras.
« Je vais t’emmener loin de cette foule imbécile, mon aimé. Encore quelques instants de patience. Si nous partons maintenant, alors que la foule se renforce de curieux, nous serions dénoncés. On te reconnaîtrait. Laisse les puissants se baigner dans la ferveur populaire.
— Je ne puis assister au supplice, c’en est trop pour moi…
— Et tu ne seras pas contraint à un tel spectacle. D’ici quelques instants, tous les regards seront tournés vers le bourreau et sa macabre besogne. Ce vieux rempart n’est pas remblayé, je connais un passage qui dissimulera notre fuite… »
Secoué, nauséeux, mortifié, Lubin n’avait pas le loisir d’être incrédule comme à l’accoutumée. Sa belle fiancée connaissait bien des échappatoires dans la ville, nombre des passages dissimulés et trop de secrets. Elle n’avait jamais expliqué à Lubin d’où provenait son bagage criminel ou son habileté meurtrière à la dague.
En cet instant, il n’en avait cure. Cette femme, qu’il aimait profondément, possédait bien des atouts. En l’an de grâce mille cent quatre-vingt après la révélation de l’Unique, il n’était pas facile d’appartenir au beau sexe. Seules les histoires d’Aelys, fille de marchand de vin ivrogne, l’avaient éclairé sur la violente réalité de la jeune fille.
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