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tome 1, Chapitre 1 « Chapitre 1 : Condamnation » tome 1, Chapitre 1

« Le sieur Augustin Molinar, panetier1 du quartier du phare, a été reconnu coupable des crimes suivants : usure sur les grains en période de disette, contrebande de grain en période de disette, fraude sur les pesées de farine, fraude sur terrage2, usage de faux en mouture avec ajout de son, de poussière de meule, de sable et de farines corrompues, fraude dans les granges dîmières3 de sa juridiction, usure sur service4, fraude sur service, fraude au fisc5, association de faux monnayage ! »

Les murmures avaient disparu à la moitié de l’énoncé du héraut…

La foule des badauds et des bourgeois, habituellement agitée en de pareilles occasions, était frappée de stupeur. Lubin, lui, était secoué par de tout autres sentiments. La honte d’abord, de savoir son père fautif de crimes si graves et si nombreux. Ensuite venait l’incompréhension : sa famille n’était pas dans le besoin, bien au contraire. Leur barre6 regroupait quatre logis sur trois étages suffisamment grands pour abriter la famille Molinar au grand complet : les parents de Lubin, ses deux frères, leurs compagnes et leurs enfants ainsi que la famille de son oncle et de ses deux tantes. En comparaison, aux abords du port où les barres étaient plus branlantes et resserrées, la même maisonnée se serrait dans dix fois moins d’espace. Les rues étroites étaient pleines de brassiers7 subsistants de l’aumône tant les capitaines les payaient mal.

« Il découle de l’enquête ordonnée par monseigneur le Primat Dominique, gardien des clefs du reliquaire impérial, que plusieurs esclaves, serfs, affranchis et hommes de corps sont morts à la suite des malfaçons du sieur Molinar père ! Le panetier du quartier du phare s’est rendu responsable du retour de centaines d’âmes derrière le trône de l’Unique. L’usurpation des grains dans les granges dîmières a empêché l’abbesse de Notre-Ange-des-Ondes de venir en aide au nécessiteux. La sénéchaussée reconnaît le sieur Augustin Molinar coupable d’une seconde centaine de victimes. »

Lubin était estomaqué. Pourtant si bon avec les nécessiteux et bons croyants, son père avait involontairement causé la mort de tant de pauvres gens ?

« Si tu veux mon avis, mon beau, ça ne m’étonne qu’à moitié »

Lubin se pencha vers Aelys, sa fiancée.

« Mon père sait se montrer austère, surtout envers moi, maugréa Lubin, mais l’imaginer faire tant de méchancetés pour quelques deniers… Lui qui a toujours été si bon envers les pauvres !

— Qu’il nourrissait avec du sable ! »

Aelys se leva sur la pointe des pieds, l’attira comme pour lui murmurer un mot à oreille, puis l’embrassa sur la joue.

« Ce que j’aime chez toi, c’est que tu préfères voir l’ignorance plutôt que le mal, murmura la svelte jeune fille.

— Arrête, on nous regarde, on va nous sermonner, balbutia le pauvre garçon, rouge comme une pivoine.

— Si je porte mes bracelets de fiançailles, c’est pour pouvoir me permettre quelques baisers en public !

— Il n’empêche, nous n’avons que dix-huit printemps, c’est défendu par le credo de faire ça trop jeune ! Plus encore sans situation… »

La jeune fille prit une moue boudeuse, spécialement étudiée pour mettre Lubin dans l’embarras, puis redevint sérieuse tout à coup.

« Ton père ne vaut pas mieux que le mien. C’est un avare, un voleur et conspirateur. Toi, tu ne vois pas le mal, mais j’ai déjà surpris ton père et tes frères discuter devant la cheminée du rez-de-chaussée. On entend tout depuis ta chambre à l’étage. La disette, c’est la richesse pour eux. Ils spéculent sur les prix, en plus de tout ce qu’a énoncé le héraut. Mais les sénéchaux ne font pas mention de la spéculation : il ne faudrait pas qu’on puisse le reprocher au grand panetier et aux échevins…

— Moins fort, Aelys, tes babillages vont nous attirer des ennuis. Ne critique pas si fort les échevins.

— Ne t’inquiète pas, mon beau, notre quartier est quelque peu échauffé contre les édits ces derniers temps…

— Qu’en sais-tu ?

— Les langues se délient avec le vin. Je sais que c’est facile à oublier, mais mon père est censé tenir une auberge. Les brassiers, les dockers, les matelots et même les capitaines n’ont pas apprécié la nouvelle taxe.

— Tu es trop maline pour ton propre bien, ma douce, ça t’attirera des ennuis.

— Oui ; mais mon beau, grand et fort fiancé me protégera, répondit-elle avec un sourire à la fois provocateur et désarmant.

— Bien sûr, mon aimé, bien sûr. Enfin, si nos fiançailles ne sont pas rompues, souffla Lubin mortifié par cette idée.

— Pourquoi le serait-elle, répondit Aelys cette fois un peu moins sûr d’elle ?

— Mon père va perdre tout ce qu’il a. Son office lui sera retiré ainsi que ses honneurs. Notre maison sera saisie par le primat et nous serons jetés à la rue. Jamais ton père ne te mariera à un troisième fils sans le sou et sans logis, disgracié par l’Église. Comme lui payer ta dote8 ? »

Aelys partit d’un grand rire clair. Les conversations avaient repris autour d’eux, si bien que cet écart aux bonnes manières bourgeoises ne fit pas d’esclandre. Lubin s’émerveillait toujours de voir sa promise si optimiste, si gaie en toute circonstance. Il s’étonnait aussi de voir un si petit corps parler si haut, si fort, à la manière des capitaines. Ce rire, tellement spontané, fit d’abord frissonner Lubin puis le sortit de sa morosité.

« Mon père n’a qu’une hâte : se débarrasser de moi, commença Aelys. Ce vieil ivrogne boit plus que nos clients. S’il a besoin de deniers pour éponger son affaire, ce ne sera pas en me privant de toi. Toi disgracié, nous pouvons partir refaire notre vie, loin de tous ces tyrans. Ni ton père ni tes frères ne t’obligeront plus à porter ces sacs de farine tout le jour. Tu es fort comme un taureau, mon beau, mais le labeur qu’ils t’infligent finira par avoir raison de toi.

— Et toi, ton père ne lèvera plus la main sur toi, et tu ne seras plus obligé de servir à boire à des ivrognes du coucher au levé du jour. Mais j’aime Lhynn. Ce serait possible de s’enfuir non loin, dans le quartier de l’arsenal ou pourquoi pas jusqu’au quartier du fleuve ?

— C’est d’accord pour le quartier du fleuve, j’ai toujours aimé les bateaux. »

Laissant la foule alentour les dissimuler, Lubin se pencha vers la belle Aelys pour échanger un rapide baiser. La jeune fille ne l’entendait pas ainsi, et leur étreinte fut bien trop longue pour respecter les convenances.

Pourtant, nul ne vint les déranger.

La sagacité d’Aelys dut lui souffler quelques réflexions, car elle reprit son ton grave en murmurant.

« Pourquoi le héraut n’a-t-il pas quitté l’estrade ?

— Il doit sûrement faire une autre déclaration. Comme la sentence de mon père. Comme le primat préside et qu’il est question de haute justice, mon père va sûrement être destitué de ses biens, honneurs et tenures. On lui imposera un pèlerinage à pieds jusqu’à Relique, nous voilà ruinés…

— Sûrement… Mais pourquoi ne pas l’avoir annoncé ?

— C’est bizarre. Surtout que je vois quelques agitateurs dans la foule. »

Les murmures des badauds et des bourgeois avaient changé. La stupeur, l’incrédulité et la méfiance laissaient doucement place à la colère. Après tout, le sieur Augustin Molinar était un pilier de la communauté, un homme respecté par ses paires, officier du quartier au même titre que le prévôt et le sénéchal. On le disait dans les bonnes grâces des hauts officiers, et même des échevins.

Lubin parcourut la foule des yeux. Il dépassait les badauds d’une bonne tête, et ses larges épaules offraient un asile confortable à sa menue compagne. Portant la main à son front pour se protéger du soleil de l’après-midi, le jeune homme chercha les agitateurs. Il n’eut aucun mal à les repérer.

Un vieil homme décharné, portant guenilles et long bâton, professait quelques malheurs à qui voulait bien l’entendre. La communauté était malade et le faussaire assassin était une gangrène qu’il fallait amputer.

Plus loin, dans de beaux habits teintés de couleurs vivaces et chères, des bourgeois pestaient ouvertement sur le comportement honteux du panetier. Un tel comportement était indigne de son rang, portant le discrédit sur les nantis du quartier du phare.

Plus proches de Lubin, quelques adolescents, gamins des rues dépenaillés, railleurs de mauvaises vies et chapardeurs dans leurs temps libres, agitaient la foule alentour. Ils se plaignaient à voix haute que le panetier soit traité légèrement, quand eux étaient expédiés aux galères pour une miche de pain.

À n’en pas douter, la colère montait dans la foule

La garde du prévôt, nonchalante à l’arrivée du héraut, était maintenant sur le qui-vive. Regroupés, les hallebardes bien droites, les argousins jetaient des regards inquiets dans la foule.

« Il se passe quelque chose, murmura Lubin à sa fiancée.

— Effectivement, j’ai mes dagues au besoin, lui glissa-t-elle.

— Je préférerais ne pas en avoir besoin. Avoir affaire au guet, c’est finir aux galères ou en servage.

— Faites place ! »

Une voix claironnante venait de tonner. Lubin tourna son regard vers l’entrée de la place. La vieille route pavée traversait la nouvelle porte, et il y entendait retentir les fers des chevaux.

Des chevaliers !

La stupeur fit rapidement place à un grand mouvement de foule, alors que des sergents à cheval ruaient pour y percer un passage. Ils chevauchaient armés, couvert de leurs lourds hauberts, Lubin reconnut la cotte d’arme rouge. Le tissu teinté gueule représentait les armes du connétable de Lhynn : le cheval et la lance.

Qu’est-ce que le prévôt des seigneurs venait faire dans la ville des évêques et des marchands ?

La foule devait se poser la même question, car des vagues de protestation s’élevèrent ici et là. La bonne ville de Lhynn, après tout, n’était sous le baillage9 d’aucun seigneur laïc. Le connétable Simon, ses chevaliers et ses sergents n’avaient autorité qu’en dehors des murailles impériales de la ville.

En face de la place, par delà la vieille route impériale, mais toujours au sein de la vieille fortification, la commanderie de l’ordre d’Anataël Angeleus s’agitait. Quelques paladins et une douzaine de dévots en armes sortirent devant le porche, s’alignant face aux nouveaux venus.

La foule, toujours haranguée par quelques agitateurs, allait et venait au rythme des bateaux qui étaient accostés à cinq cents pieds de là.

« Le connétable est là ! »

Lubin entendit la rumeur avant de voir le prévôt des seigneurs faire une entrée fracassante sur la place. Il devançait un long chariot. Les badauds devant lui se tendaient vers les nouveaux venus, cherchant à identifier les quatre silhouettes assises derrière le cocher.

« Que se passe-t-il ? cria Aelys à l’intention de son homme.

— Le connétable est présent en personne. Une charrette convoie quatre personnes derrière lui… Attends, ils se dirigent vers l’estrade. Le commandeur Guillaume d’Anataël Angeleus est sorti en personne lui aussi.

— Beaucoup de gratin pour un jugement, et pas ceux auxquels on s’attendait, répondit Aelys perplexe.

— Les quatre bailes10 montent sur l’estrade, continua Lubin.

— Tu les reconnais ?

— Non…

— Alors, laisse-moi voir. »

Lubin plia les jambes, gardant le dos droit, et Aelys sauta lestement sur ses épaules. Se stabilisant en lui attrapant la tête, la jeune fille lui fit signe de remonter. Lubin commença à rougir, sentant clairement l’entrejambe de sa belle collé contre son coup. Mais une parole doucha immédiatement ses pensées impures.

« L’un d’eux est ton père, s’exclama-t-elle à regret.

— Et qui sont les autres, répondit Lubin avec effroi ?

— Il y a le sénéchal Baylet de notre quartier et le héraut personnel du primat Dominique.

— Et le quatrième ?

— C’est le bourreau… »


Texte publié par Médiéfictions, 30 août 2022 à 08h35
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