Petit œuf était heureux. Il vivait blotti contre d’autres œufs, confortablement installé dans son nid douillet, couvé sous un plumage soyeux.

« Ha que je suis heureux ! Que demander de mieux ? Le duvet est doux, la paille toujours chaude ; quand mère veille sur nous, plus rien ne me taraude. Depuis un jour j’existe et déjà je persiste : jamais je ne quitterai ce petit nid douillet ! »

Mais tout œuf sait dès sa naissance que dans la vie, il faut bien éclore un jour. Ce fut ses deux grandes sœurs qui brisèrent les premières leurs coquilles.

« Marlène ? Ben… Martine ? Quelle idée saugrenue, de nous quitter si tôt. On est à l’abri, on ne manque de rien, pourquoi partir maintenant quand on a ce qu’il faut ? »

Puis vint le tour de ses frères.

« Maurice ? Martial ? Marcel ? Vous aussi vous partez ? Mais demain c’est férié, on aurait fait des crêpes. S’il vous plait, restez ! Vous allez tout manquer. Bon d’accord, j’ai compris. La coquille est fendue, vous ne reviendrez plus. Tant pis, c’est votre choix, je vous aurais prévenu. »

C’est ainsi que petit œuf continua chaque jour à faire comme si de rien n’était, refusant les responsabilités d’une vie de poulet. Ce n’est pas qu’il pensait ne jamais devoir le faire, c’est juste qu’il pensait encore avoir le temps, et que finalement, il n’avait qu’à attendre le bon moment.

Il ne voyait plus souvent ses frères ni ses sœurs. Il les suivait parfois sur INSTAGRAIN, le réseau des basses-cours. Confortablement installé depuis son nid douillet, il les regardait comme des curiosités :

« N’oubliez pas les followers, rendez-vous demain dans le pré avec Maurice et Dédé pour une méga-partie de saute-mouton ! »

« Martial, 20 août, haut du clocher. Tentative de vol numéro 3 : ailes : déployées et parées, vent : 40 degré Ouest, 10km/h, sécurités : vérifiées : GOGOGO WOUHOUUUUU ! HAAAAAAAAAAAAAAA »

« Coucou mes petits pioupious, c’est Martine ! SHHHHHT ! Tel que vous me voyez, on est en plein cache-cache dans les bottes de paille. J’espère que le renard ne nous attrapera pas ! abonnez-vous pour connaitre la suite ! »

Petit œuf était curieux, mais pas assez pour se refuser son confort quotidien. Il regardait leur vie passer, partageant avec amusement leur bonheur, sans pour autant bien le comprendre. En effet, comment comprendre la vie, sinon que de la vivre ?

Enfin…

Tant qu’il était au chaud, blotti dans les plumes, et qu’il ne manquait de rien. Il aura bien le temps d’y repenser demain. Parfois il se confiait le soir au coin du nid, les nouveaux œufs pondus lui tenant compagnie :

« Moi aussi un jour, je serais emplumé. Mais pour l’instant, j’ai bien assez de responsabilités. J’attends encore un peu, quelques jours tout au plus. Une fois la tête dehors, le reste, c’est du bonus… Ce n’est pas un changement qu’on fait sans réfléchir, et qui veillerait sur vous, si je devais partir ?"

Et c’est ainsi que les années passèrent. La curiosité devint du dénie, le confort un quotidien acquis, l’éclosion une idée de jadis. Il était trop tard pour petit œuf d’éclore. Il était trop tard pour découvrir le reste de sa vie.