Je suis une funambule. Suspendue dans le vide, je marche sur un fil. Quand ai-je commencé ? Je ne me souviens plus. Quand attendrai-je l'autre rive ? Je ne sais pas. Concentrée sur le fil, je ne regarde ni devant ni derrière. J'ai peur. Peur de tomber. Il n'y a pas de repos quand on marche au-dessus du vide. En état de vigilance permanente, je fatigue. Cela fait si longtemps, si longtemps que je marche sur ce fil. Et jamais il ne se termine. Jamais de fin et l'autre rive m'apparaît comme un rêve, un rêve doux et terrible. Car lorsque je l'atteindrais, saurais-je encore me mouvoir sur son sol ferme ? C'était il y a si longtemps.
En dessous, il y a le vide. Il y a aussi un pont. C'est la seule chose que je vois en dehors de mon fil. Un pont large et solide sur lequel déambule des gens. Je les vois. D'un pas tranquille, ils marchent, s'arrêtent, se reposent, discutent entre eux. Je les jalouse, je les envie. J'envie la facilité dans leur démarche, la proximité de leurs corps reposés et détendus. Mon cerveau hurle à l'injustice. Pourquoi eux et pas moi ? Pourquoi cette torture de les voir sans pouvoir les rejoindre ? J'aimerais être avec eux. Et pourtant... j'ai peur aussi. Je ne sais plus marcher comme eux.
J'éprouve tant de colère et de frustration, accentuées par la fatigue qui me crispe le corps. Il devient de plus en plus difficile de garder l'équilibre. Je ne peux pas céder sinon je tombe et ce sera fini. Parfois les marcheurs sur le pont lèvent les yeux vers moi et me regardent. Je les vois me pointer du doigt et me sourire. Ils se moquent de moi, c'est sûr. Ils me jugent sur mon fil. Je dois avoir l'air ridicule, perchée là-haut, me débattant avec mes pieds et mes crampes. Ils ne savent pas ce que c'est que d'être sur un fil eux qui ont toujours été sur un pont. Ils n'ont pas peur du vide, eux qui le l'ont jamais côtoyé. Ils n'ont pas peur de tomber de leur plateforme stable et solide. Moi j'ai peur de tomber. J'ai peur aussi de ne jamais tomber et de rester suspendue dans le vide pour toujours. Et s'il n'y avait pas d'autre rive ?
Un enfant me pointe de doigt levé. Encore. Décidément. Je poursuis ma route quand soudain une pensée me vient. Et si ce n'était pas moi qu'il fixait ? Qui a-t-il au-dessus de moi ? Je ne sais pas. Je ne regarde que mon fil, le pont et le vide. Pas devant, pas derrière, pas au-dessus. Je ne peux pas sinon je tombe. J'ignore l'enfant et cette pensée dangereuse.
Cependant l'enfant ne bouge pas et insiste, un sourire toujours plus grand étirant ses lèvres. Et cette pensée qui m'obsède de plus en plus. Peut-être qu'il y a autre chose au-dessus. Mais quoi qui pourrait faire se lever autant de doigt et s'étirer autant de sourire ? Dois-je regarder moi aussi ? J'ai si peur de tomber mais l'enfant a l'air si heureux. Ils ont tous l'air si heureux. Et je suis si fatiguée, ai-je vraiment envie de rester sur le fil ? Qu'ai-je à perdre au fond ? Je hoche la tête en direction de l'enfant et serre la main à ma pensée. Marché conclu. J'inspire profondément en fermant les yeux puis lève la tête. Au-dessus de moi tout est bleu. Je n'ai jamais rien vu d'aussi bleu. Mes yeux s'écarquillent, ma bouche s'ouvre dans un "oh" muet. Je me remplis de ce bleu. Plus rien n'existe l'espace d'un instant, ni l'enfant, ni le pont, ni le fil.
Le fil. Je sens mon corps qui vacille. Je perds l'équilibre. Effrayée, je tente de me repositionner. Trop tard. Le souffle coupé, je tombe. Je vois le fil qui s'éloigne sur ce fond bleu qui a signé ma perte. Je tombe. Je passe à côté du pont. L'enfant est toujours là mais cette fois il me regarde et il sourit. Pourquoi ? Je hurle. Pourquoi ai-je fait ça ? Je tombe, je tombe à l'infini. Je ferme les yeux. C'est fini.
Soudain je sens une résistance dans l'air. Mon corps est enveloppé d'un filet et rebondit. Durant quelques minutes, je ne vois rien, mon coeur manque de lâcher dans ma poitrine, ce balancement me donne envie de vomir. Je sens des mains qui me tirent et me portent avant de me laisser sur une surface dure et froide. Quand j'ouvre enfin les yeux, je me retrouve allongée sur un sol gris. Nauséeuse, je ne peux retenir la bile qui s'échappe de mes lèvres. Où suis-je ? Autour de moi, il n'y a personne. Je me tourne sur le dos. Le bleu est toujours là.
Je me retourne sur le côté et là je le vois. Le pont. Il est devant moi. Je peux l'atteindre. Mais je ne sais pas marcher. Je ne sais plus. J'ai peur. Ces gens se moquaient de moi sur mon fil, ils se moqueront sans doute aussi de moi rampant sur le pont. C'est là que je le vois aussi. Mon fil. Il est là, tendu à côté du pont. M'a-t-il suivi ? Je peux l'atteindre aussi. Je peux y retourner et continuer. Tentée, je rampe jusqu'à lui. Mon fil. Je le connais si bien. Je le hais mais je l'aime aussi au fond. Je n'ai connu que lui et sans lui je suis perdue. Puis-je le laisser?
J'entends un appel. Là, à l'entrée du pont, l'enfant me regarde et agite la main. Il sourit toujours. Une invitation ? Puis-je aller sur le pont et être comme ces gens ? Puis-je marcher à mon tour ? Avec un dernier regard pour mon fil, je commence à ramper vers l'enfant, hésitante. Lorsque j'arrive à sa hauteur, il se détourne et s'engage sur le pont. Je le suis. Il y a du monde ici mais personne ne me regarde. J'atteins la rambarde et me soulève. Posant mes pieds à plat sur le sol, je frissonne d'angoisse et de plaisir. Un pas. Deux pas. Je ne lâche pas la rambarde et mes pieds s'emmêlent, me ramenant souvent au sol. C'est terrifiant et difficile mais j'y arriverai.
Les jours passent. Je regarde beaucoup le bleu et j'avance sur le pont. Je n'ai pas revu l'enfant. Je me sens chaque jour un peu mieux, je me repose beaucoup et mes pieds me portent de plus en plus loin. Quand vient le jour où je peux lâcher la rambarde, je prends conscience de ce qui m'entoure. Le pont s'étend à l'infini devant moi. Une foule de personnes l'arpente. Ils ne sourient pas tous ou du moins pas tout le temps. J'en ai même vu qui tissent des fils, les yeux dans le vague, immobiles. Il n'y a pas que de la joie sur le pont, mais il y en a quand même au milieu de toutes ces émotions.
C'est après mon premier sourire que je les ai vus. Les fils suspendus au-dessus du vide. J'ai toujours pensé être seule mais ils sont nombreux entre le pont et le bleu. D'ici, je peux voir leur début et leur fin. Je vois ceux qui accrochent eux-mêmes leur fil et s'y engage, hagards et inconscients. Je vois ceux qui, poussés sur des fils attachés par d'autres, tentent de comprendre pourquoi ils sont là. Ils marchent tous comme j'ai marché. Je vois leur fatigue, leur peur, je devine leurs pensées et leur corps qui se crispe. Je les vois me regarder.
Et je vois ceux qui ne me regardent plus. Ceux dont le regard s'est éteint. Ceux qui ne marchent plus et qui, immobiles, se balancent au bout de leur fil. Ceux qui ont abandonné comme j'aurai pu abandonner sans l'enfant. Prise de panique, je hurle. Je hurle à mon ancien moi, je hurle à ces funambules qui me regardent. Je pointe mon doigt sur le bleu et je souris entre mes larmes, comme l'enfant avait souri pour moi. Il faut qu'ils tombent, qu'ils lâchent le fil et regardent autour. Il faut qu'ils tombent pour être libres. J'ai compris maintenant.
Je continue pendant des jours. Je hurle, je pleure, je souris, le doigt pointé vers le ciel. Ils m'ignorent tous. Sauf un. La peur dans ses yeux, il lève doucement sa tête vers le bleu et perd l'équilibre. Poussée par une joie extrême, je me mets à courir jusqu'à l'entrée du pont. Oui, courir. Je cours ! J'arrive sur le sol gris et je le vois arriver dans le filet. Avec délicatesse, je le tire et je le dépose sur le sol. Puis je m'éloigne. Ce choix il doit le faire seul, je l'ai compris. Je vais me mettre à l'entrée du pont et j'attends ce qui me paraît une éternité.
Quand je le vois, rampant vers moi, je souris et lui tends la main. Je l'aide à se redresser et le portant à moitié, nous nous engageons ensemble sur le pont. C'est difficile de le porter, il est lourd, il titube et manque de s'écrouler à chaque pas. Il s'agrippe à moi avec désespoir et je sens sa peur. Nous marchons ainsi plusieurs jours. Puis il commence à marcher seul et nous continuons à marcher ensemble.
Souvent nous nous arrêtons pour regarder les fils et le bleu. Nous voyons des gens qui hurlent, pointent du doigt et sourient. Parfois des funambules tombent. Parfois ils s'engagent sur le pont. Parfois ils retournent sur leur fil. Il est difficile de faire seul le choix du risque et de l'inconnu. Il est difficile de changer.
Je marche toujours avec mon ami. Nous boitons un peu, nous garderons toujours une trace de notre vie sur le fil. Mais nous avançons, nous nous reposons, nous courrons. Nous regardons le bleu et nous regardons nos fils qui nous suivent, parallèles au pont. Car nous ne pouvons les couper, ils resteront toujours avec nous comme une part de qui nous sommes. Mon fil. C'est presque devenu un ami même si je ne serais plus jamais funambule. Enfin... ne jamais dire jamais.
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