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tome 1, Chapitre 3 « 1 » tome 1, Chapitre 3

Le feu, la chaleur… Tout mon corps me faisait souffrir, je sentais les cloques se former sur chaque parcelle de ma peau.

Une dernière pensée lucide éclot avant que le néant ne se fasse autour de moi…

Est-ce que je suis en train de mourir ?

*

Mök 628

J'observai le visage qui se tenait en face de moi : deux grands yeux en acier trempé, des boucles d'un châtain-blond couleur feuilles d'automne tombant en cascade sur le front, et, bien-sûr... la cicatrice. Ma cicatrice.

Je tâtai l'estafilade du bout des doigts. Partant de l'extrémité de la mâchoire, celle-ci me barrait presque entièrement ma joue gauche, s'arrêtant quelques centimètres avant mon œil.

Mis à part ma mère, Fafnir et ses parents, personne ne connaissait l'histoire de cette cicatrice, et personne ne devait le savoir. Heureusement pour moi, les gens d'Arkën Soa ne s'étaient jusque-là jamais révélés trop curieux à ce sujet. Qui posait des questions sur une famille dérangée ?

Une sensation familière fit pression sur les barrières de mon esprit. Jetant un coup d'œil au sablier suspendue au mur, je me détournai de mon reflet dans la glace et soupirai : encore une longue journée à passer...

Qui pourrait bien être la dernière...

Je reléguai cette pensée au fond de mon esprit. Il était tout simplement inconcevable qu'il ait attendu si longtemps. Mes inquiétudes étaient infondées, voilà ce que je me répétais tous les jours depuis maintenant treize Möks, treize Möks de crainte et de culpabilité. Pourtant, il hantait chacune de mes nuits, transformant ce qui aurait dû être un temps de repos en des sessions de cauchemars interminables, voire tout simplement d'insomnies à l'idée de le retrouver.

Je récupérai ma sacoche, dévalai en trombe les escaliers et fourrai dans ma bouche l'une des pâtisseries que j'avais préparé la veille, et que ma mère – sobre, pour une fois– avait réchauffé ce matin :

– À ce soir maman ! lançai-je sur le seuil de la porte.

J'ouvris la porte et sortis dans la rue avant de me figer : à quelques pas du porche (et de moi, par la même occasion) se tenait un dragon aux écailles aux éclats de jade et reflets smaragdin, me fixant de ses deux yeux reptiliens.

Nous demeurâmes quelques instants dans un silence tendu, avant que l’écailleux n’exhale un souffle d'air chaud sur ma figure, recoiffant mes boucles dans une coupe fantasque que je n'aurais pas su reconstituer même en l’ayant voulu.

– Liam...

Je me mordis les lèvres, légèrement anxieux, je le confesse, de la réprimande – coutumière – à venir :

– ... Comment fais-tu pour être toujours en retard ?

J'émis un léger soupir, presque imperceptible, soulagé de constater que le dépit de mon frère d'écailles avait transformé les habituelles remontrances en une simple question rhétorique – preuve de l'état désabusé dans lequel je l'avais plongé – à laquelle je tentai malgré tout une vaine explication :

– Je ne sais pas, Fafnir, je te l'ai déjà dit. Quand je me prépare, j'ai toujours un moment de... flottement, tu sais, un instant de... réflexion personnelle, si tu comprends ce que je veux dire.

– Toi, un instant de réflexion ? On ne voit pas ça souvent... remarqua-t-il, moqueur.

– Vas te faire voir, croqueur d’œuf.

*

Mes pas résonnaient sur le marbre du sol de l'école. Enfin, j'arrivai devant les immenses portes de bois d'if, un imposant portail ayant traversé les âges sans prendre une seule ride, fait inversement proportionnel à la valeur qu'il avait pris au fil des siècles et à la fierté qui remplissait le cœur de bien des adultes en cette ville. Personnellement, ces portes couleur encre brune ne m'offraient d'autre sentiment que celui du choix ultime, du dilemme qui m'était présenté tous les premiers jours de septaine, celui dont l'hésitation causée ne me faisait rien d'autre que de m'enlever quelques précieuses poignées de sables, accentuant ma faute.

Cela faisait maintenant plusieurs cycles que ma mère me semblait épuisée, et les larmes de la nuit dernière n'étaient pas les premières qu'elle avait versées en me pensant endormi.

Ainsi, chaque matin où je me tenais à cette place, son visage me revenait inévitablement en mémoire. Et avec lui, la crainte que ces infractions – pourtant modestes – ne puisse la décevoir par quelque moyen que ce soit et de fait, devenir le levier émotionnel qui la ferait basculer, la briserait irrémédiablement.

Cette pensée m'empêchait toujours de rebrousser chemin, et par le même coup d'épargner à mes oreilles un douloureux moment.

Je pris donc une profonde inspiration et poussai du plat de la main le bois ciré.

Je pénétrai le plus discrètement possible dans cette imposante salle qu'est un amphithéâtre.

Deux choses vinrent bousculer cette démarche de silence : premièrement ; les concepteurs du bâtiment avaient dû prévoir le coup, car il me fut impossible de refermer les portes silencieusement. Deuxièmement, l'homme dont les paroles s'enchaînaient pour former la trame d'un cours depuis semblait-il maintenant plusieurs poignées de sables était doté – pour mon plus grand malheur – d'une ouïe surhumaine, égalant presque celle d'un dragon, et je ne fus donc pas réellement surpris lorsque sa voix nasillarde m'arrêta à quelques places de la mienne :

— Voyez-vous ça... Liam Walk qui nous fait l'insigne honneur de venir nous visiter : Voilà un événement peu commun !

Je me mordis la lèvre inférieure pour étouffer un juron des plus inélégants puis me tournai vers ce vieux démon qu'était M. Beagáinín :

— Bonjours... monsieur.

⸺ Et poli avec ça ! Vous nous gâtez jeune homme ! À tout hasard, auriez-vous en même temps l'amabilité de nous informer de la raison de votre présence ?

Je fermai mes paupières un court instant, sentant l'orage approcher :

⸺ J'ai... cours avec vous, monsieur, murmurai-je doucement, d'une voix que l'on aurait aisément pu qualifier de résignée.

À ces mots, le masque tout enduit de fiel et d'hypocrisie disparut, s'envola comme les cendres de l'être aimé que l'on éparpille aux quatre vents. Son sourire mielleux retomba pour céder la place à l'habituelle grimace – rageuse ou dédaigneuse selon les jours – qui déformait son visage rabougri et la lueur meurtrière jusque-là si habilement dissimulé refit surface :

⸺Précisément, jeune homme : vous avez cours avec moi. Ce qui m'emmène à la question suivante, que vous devez attendre avec l'impatience d'un porc que l'on emmène à l'abattoir depuis que vous êtes entré dans cette salle ; Pourquoi êtes-vous en retard ?

J'avalai péniblement ma salive mais ne pipai mot. Je l'avais compris il y a bien longtemps : quoi que je dise en présence de cet homme, cela finirait inévitablement par se retourner contre moi (peut-être parfois à raison, mais sans plus).

Infiniment désolé monsieur, mais j'étais occupé à me regarder dans la glace en philosophant sur le sens de mon existence...

Combien de temps les autorités auraient-elles mis à retrouver mon cadavre au fond de l'eau ?

Hélas pour moi, aujourd'hui était un jour nouveau, et il semblait que mes multiples retards et absences diverses, pourtant bien justifiées – de mon point de vue, en tout cas – advenues au cours du Mök (avant que je n'entende ma mère pleurer pour la première fois, cela va de soi) et de toutes celles qui l'avaient précédée, aient intégralement ruiné la patience du vieillard à mon égard.

L'homme m'incita d'un geste à m'asseoir à ma place, et le cours se poursuivit sans encombre. Toutefois, j'étais bien cons-cient que je ne m'en sortirais pas comme ça.

Je m'étais préparé à beaucoup de chose, mais certainement pas… à ça.

Comme quoi, on ne connaît jamais vraiment les gens…

*

Je marchais d’un pas vif, hargneux. L’aigreur me collait à la peau tandis que je froissais férocement le vélin au creux de ma paume. Le rouleau de parchemin entre mes doigts me narguait sans réserve, l’écriture acérée que je devinais à l’intérieur me sanctionnant avec une satisfaction pernicieuse.

Une fois les autres élèves partis, mon professeur me fit signe de le suivre dans une petite pièce attenante - son bureau - que je ne connaissais que trop bien. Cette fois-ci, j'étais bien décidé à ne pas commettre d'impair et me promis de rester calme. Autrement dit, de ne pas prononcer un mot.

Dire que cela s’était joué à une respiration ! J’en frissonnais de rage.

– Vous semblez bien peu cocasse aujourd'hui. C'est un fait pour le moins étrange, si je puis me permettre.

Était-ce réellement de ma faute, si tous se tournaient contre moi ? Mon comportement était-il le seul à blâmer, ou d’autres facteurs étaient en cause ?

Voyant que je m'enfermais dans mon mutisme, bien décidé à ne pas envenimer la situation et du même coup aggraver mon cas, le démon poursuivit, distillant son venin dans chacun des mots qu'il prononça :

– En d'autres temps je l'aurais apprécié, mais il me faut aujourd'hui une explication à donner à votre mère dans la lettre que je lui ferais parvenir pour l'informer du énième retard de son bon à rien de fils.

À quoi bon essayer ? me raillai-je en silence, les lèvres crispés. Un groupe de jeunes comme moi me détaillèrent avec curiosité lorsque je les dépassai, le pas toujours aussi alerte.

En dépit de mes maigres efforts, je ne cessai de ressasser l’épisode du bureau, l’humiliation. Celle qu’il m’infligeait par la sanction, les remontrances ; celle dont les accents de vérité meurtrissaient mon cœur, ajoutant du sel sur des plaies déjà à vif.

⸺ Comment donc vais-je pouvoir la formuler ?

Je crissai les dents, étranglai le papier à ce souvenir cuisant.

« Chère madame, je vous écris aujourd'hui pour vous tenir au courant que votre enfant s'est une fois de plus distingué par une énième incartade... Je suis au regret de vous informer que votre fils semble incapable de se conformer aux lois mises en place pour nous protéger, et il est très vraisemblable que la chair de votre sang ne s'avère être un danger pour les citoyens d'Arkën Soa dans les futurs prochains Möks... ». Elle sera sans l'ombre d'un doute dévastée...

Je le haïssais. Je les méprisais tous, tout autant qu’ils étaient ! Mais, eux aussi me méprisaient… Un partout, la balle au centre. Nous étions comme qui dirait quittes.

Un goût métallique envahit mon palais : je m’étais mordu la joue si fort qu'un filet de sang s’était répandu au fond de ma bouche.

Le résonnement de mes bottes sur le sol de marbre s’espaça jusqu’à s’arrêter, en même temps que je freinai progressivement. Fébrile, je dépliai le palimpseste, reluquant l’encre vert d’ombre qui l’imprégnait. Je frémis. Chuchoterait-on les mêmes ragots, si j’avais une famille un tant soit peu différente ? Si ma mère, si mon père… Aurait-ce été la même chose ? Sans doute que oui. Mais, peut-être…

Peut-être que non.

⸺ Triste famille... Quelle misère que de voir l'enfant accumuler les tares familiales sans que rien ne soit fait pour le remettre dans le droit chemin... Mais où est donc votre père ?

Avais-je surréagi ? La fureur avait dilué ma mémoire, je ne me souvenais plus de mes propos, les circonstances restaient hermétiquement closes à mon bon souvenir, parenthèse entre les évènements. Parenthèse, mais aussi paradoxalement la clé de tout. Quelle ironie !

/

– Cela nous fera donc deux révolutions de sablier à nettoyer l'enceinte de l’alma mater, déclara-t-il tranquillement en saisissant une plume pour le noter sur le rouleau de parchemin détaillant chacune de mes infractions et des punitions en découlant. Félicitation, Liam. Grace à vous, l'école n'a jamais été aussi propre.

Et, bien-sûr, il avait fallu que cette damnée porte soit ouverte tout le long…. Krâl ! Une rumeur de plus à mon sujet pourrait se colporter de bouche en bouche, une petite légende locale de plus à ajouter aux cancanages routiniers. Évidemment, elle ne durerait pas, mais…

⸺ Eh, le rebouteux ! Paraît que tu t’es fait savater par un prof ?

Mais même le plus banal, le plus fin ou le plus petit des feux d’artifices attire son public.

Je ne répondis rien et poursuivis ma route.

Un jour, ils finiraient par se lasser.


Texte publié par lacossarde, 17 août 2022 à 19h03
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