— Il y a des monstres au fond des eaux.
Quand j’étais enfant, j’allais souvent ramasser des coquillages, du varech et du bois flotté avec mon frère aîné, Ferris, dans ce monde étrange que dévoilait la marée basse. Nous marchions jusqu’au bout d’une étroite péninsule, pour découvrir une étendue rocailleuse de rochers couverts d’une épaisse chevelure d'algues, entrecoupée de langues de sable. Dans les mares transparentes que les flots avaient abandonnées derrière eux, nous trouvions des crevettes, des crabes, des escargots de mer et autres dons de l'océan. Le sable nous livrait coques et palourdes qui agrémenteraient les soupes du soir.
Au bout d’une centaine de mètres, cet univers foisonnant se terminait par quelques marches naturelles qui plongeaient de façon abrupte dans les vagues. Sous le rebord du rocher, j’avais pris l’habitude de pêcher à la main les petits poissons qui s’y étaient dissimulés. Jusqu’au jour où mon frère me fit remarquer que l’un d’eux était venimeux et que je n’avais esquivé que de peu le redoutable aiguillon dressé sur son dos.
À partir de ce moment, j’avais appris à me méfier des poissons. Cependant, ce n’étaient pas eux qui m’effrayaient le plus.
Bien souvent, nous croisions une curieuse sentinelle assise sur un rocher en hauteur, tellement immobile qu’elle semblait lentement se pétrifier. Tout en elle se déclinait dans un dégradé de gris : ses longs cheveux emmêlés, son fichu de laine, son ample robe rapiécée… et même ses petits yeux durs et froids comme des billes de métal. Je n’ai jamais su son nom. Je savais juste qu’il s’agissait d’une femme et qu’elle était vieille, plus vieille encore que ma grand-mère. Sur notre passage, elle semblait prendre vie pour nous menacer de toutes les malédictions qui habitaient les eaux.
— As-tu demandé au grand écailleux la permission de récolter sa moisson ?
Mon frère haussait les épaules et poursuivait son chemin. Pour ma part, j’éprouvais tout à la fois une répulsion profonde et une curieuse attirance pour l’ancêtre et ses étranges histoires. Une part de moi envisageait de faire un grand détour. Ma curiosité naturelle me poussait néanmoins à me rapprocher d’elle pour écouter ses divagations.
— Vous pillez ses offrandes, sans la moindre gratitude, chevrotait-elle en lorgnant le panier de mon frère, qui débordait des trésors de la mer.
Il se contentait de lui faire la grimace avant de poursuivre son chemin. Malgré moi, je m'avançai pour lui parler :
— Pourquoi est-ce qu’il nous reprocherait de prendre ce qu’il nous donne ?
— Parce que vous ne savez pas lui dire merci.
— Vous savez le faire, vous ?
— Bien sûr, répondait-elle d’un air hautain.
— Pourquoi ne pas nous expliquer comment faire ?
Elle laissait alors entendre un petit gloussement méprisant :
— Ce n’est pas à moi d’instruire des enfants ignorants ! C’est le travail de vos parents !
Un jour, je décidai de demander à mon père comment remercier le Grand écailleux. Il était assis devant notre chaumière en haut de la dune, à ravauder ses filets. Je m’approchai de lui, presque timidement, les mains derrière le dos. Il leva vers moi son visage buriné :
— Tu veux me dire quelque chose, Sarrea ?
Je hochai la tête avant de prononcer d’une voix timide :
— Père… Est-ce que tu sais qui est le Grand écailleux ?
Il haussa un sourcil et reposa sa navette.
— Qui t’a parlé de ça ?
— La vieille dame sur la plage !
Mon père leva les yeux au ciel :
— La vieille folle ? Que t'a-t-elle raconté ?
Je lui rapportai les échanges que nous avions eus sur la crique. Mon père garda le silence un moment, avant de répondre :
— À chaque fois que nous prenons la mer, nous, les pêcheurs, nous versons dans les eaux un peu d’alcool et une poignée de gruau pour remercier le Grand écailleux du sacrifice de ses enfants. Mais à mon sens, c’est plus une coutume que nous poursuivons pour favoriser la chance. Si j’étais toi, je ne l’écouterais pas. Je crois qu’elle veut surtout garder pour elle ce qui s’échoue sur la crique…
D’un sourire, il m’informa que la conversation était finie. Je partis en courant, le cœur plus léger.
Le jour suivant, mon frère trouva sur l’une des langues de sables un objet à demi enterré. En le dégageant, il s’aperçut qu’il s’agissait d’un petit coffret de bois grossier, avec un cercle irisé sur le dessus. Il me fit signe joyeusement. Je courus vers lui à toutes jambes, mais avant que je puisse le rejoindre, la vieille s’était levée de son rocher. Avec une vitesse surprenante, elle se rua vers mon frère et lui arracha le coffret :
— C’est à moi ! piailla-t-elle.
Surpris, Ferrais se laissa faire sans avoir le temps de réagir. Pour ma part, galvanisée par les paroles de mon père, je n’avais plus peur de la vieille du rocher. Je me précipitai vers elle et attrapai un bout de l’objet. Je tirai de toutes mes forces pour le lui arracher. Dans la lutte qui suivit, elle glissa et tomba les fesses dans une flaque d’eau, tandis que je récupérai triomphalement mon butin.
C’est alors que le coffret s’ouvrit et qu’une énorme vague s’en échappa. Elle m’engloutit toute entière. Je ne sais combien de temps je fus secouée comme un bouchon dans un tourbillon d’une terrible violence, sans plus savoir où étaient le haut, le bas, le nez et la bouche pleine d’eau… Mes poumons étaient sur le point d’exploser quand je retombai violemment au sec, la tête dans le sable.
Ce fut mon frère qui vient me tirer de là. Il m’entraîna vers le rivage pour me rincer le visage, mais je me mis à hurler à la perspective d’approcher de l’eau. Il dut me traîner à la fontaine la plus proche pour laver mes yeux, ma bouche et mon nez. D’après lui, j’avais été piégée par la marée montante et j’avais perdu l’équilibre dans les vagues.
Malgré ses affirmations, je savais que c’était faux.
À partir de ce jour, je ne fus plus capable d’approcher de la mer. Même la vue du plus maigre ruisseau envoyait des frissons dans mon dos. Je tolérais tout juste le contenu du bassinet dont je me servais pour me laver. Quand je voyais un récipient plus vaste, j’avais l’impression qu’une vague allait en surgir de nouveau pour m’avaler. J’étais certaine d’y distinguer une masse informe et baveuse, qui me lorgnait avec les petits yeux gris de la vieille femme.
Que faire d’une fille de pêcheur qui paniquait à la vue de l’eau ? Pas grand-chose, à la vérité.
C’est ainsi que deux ans plus tard, à l’âge de douze ans, je partis servir le seigneur Garabot au centre de l’île, dans un cirque de collines, là où on n'apercevait jamais la mer. Je me sentis si soulagée de quitter le littoral que je le vécus comme une délivrance. D’abord souillon, puis femme de chambre de son épouse, j’y coulais des jours paisibles jusqu’au jour où les échos d’une nouvelle mode parvinrent jusqu’à notre île : celles de bains d’eau de mer.
— Voyons, ma petite, vous déraisonnez ! s’écria la dame Garabot en levant les bras au ciel. Avoir peur de l’eau… c’est une lubie incompréhensible ! Que craignez-vous ? De vous noyer dans une flaque ?
Je baissai les yeux vers mes pieds, embarrassée. Jusqu’à présent, j’étais parvenue à dissimuler mon secret – fort heureusement, on n’avait jamais exigé de moi que j’aille faire la lessive au lavoir. À présent, je me retrouvais le dos au mur.
Dame Garabot avait décidé que je tiendrai un parasol au-dessus d’elle et de sa fille Ludila pendant qu’elle se tremperait jusqu’à la taille, revêtue d’un costume improbable : un corsage et pantalon bouffant à rayures, assortis d’un bonnet, le tout surchargé de rubans et de volants. Le soleil aurait bien du mal à toucher le peu de peau apparente.
— Vous ne voulez tout de même pas que mon visage devienne brun comme celui d’une paysanne ?
Je faillis lui répondre que je préférais mon visage brun à sa face blafarde comme de la pâte à pain pas assez cuite, mais je ravalais mes paroles. Après tout, avant qu’elle ne m’impose ces exigences farfelues, elle m’avait toujours plutôt bien traité. Je tentai alors la ruse.
— Non, madame, mais on dit qu’un peu de soleil renforce le corps et réchauffe les humeurs…
Ma maîtresse fronça les sourcils :
— Allons, ma fille, où avez-vous entendu de telles sornettes ? Certes, la lumière est salutaire, mais pas directement sur la peau ! Voulez-vous me voir rougir et peler ?
Je baissais la tête d’un air contrit :
— Je suis désolée, madame, vous devez avoir raison.
Nous nous trouvions dans la chambre de ma maîtresse, une pièce qui aurait été assez jolie sans la profusion de volants roses qui habillait tous les meubles, sans oublier les fenêtres. Si l’on avait pu en mettre sur les murs, sans doute l’aurait-elle demandé.
Son costume de bain, qu’elle était en train d’essayer, se fondait parfaitement dans le décor. Elle ressemblait à un abat-jour géant.
— Bon c’est parfait, décréta-t-elle. Aidez-moi à me changer. Et pendant ce temps, vous m’expliquerez d’où vous vient cette terreur incompréhensible ! Comment peut-on avoir peur de l’eau ? Vous devez bien boire et vous laver !
Je soupirai avant de répondre, d’une voix hésitante :
— Je n’ai pas peur d’un verre d’eau… Pas d’une bassine, non plus… Par contre, s’il y en a assez pour que je puisse me noyer dedans, je ne supporte même pas de la regarder ! Quand j’étais enfant, alors que je ramassais des coquillages, j’ai bien failli me noyer…
Je piquais du nez, embarrassée par ma confession. J’avais l’impression que la vieille femme du rocher me contemplait en ricanant.
— Je sais que c’est ridicule…
— Mais non, s’écria-t-elle. Ce n’est pas ridicule. Écoutez, j’ai peut-être une solution à votre problème !
Elle tapote mon bras avec enthousiasme ; ses yeux bleus un peu globuleux brillaient d’excitation.
— Juste le temps de m’habiller, et nous allons prendre la voiture afin de rendre visite à une de mes amies ! Elle possède des dons quasi divins ! Elle vous guérira de cette peur irrationnelle en un tournemain !
Je me retins de lui rétorquer que ce genre de crainte n’avait rien d’irrationnel, moins encore quand on avait bien failli passer de vie à trépas en raison d’une vague magique. Malgré tout, je conservais un petit espoir d’échapper à cette malédiction, et de pouvoir de nouveau aller voir mes parents dans leur maison au bord des flots.
Malgré moi, je finis par accepter.
Quelques heures plus tard, elle me fit monter avec elle dans sa calèche et demanda au cocher de prendre une route sinueuse qui menait au cœur de l’unique forêt de notre île. Blottie dans une clairière, se trouvait une étrange bâtisse de pierre à l’allure biscornue, avec un peu trop de fenêtres et un peu trop de gâbles sous son toit de chaume.
Après un temps d’hésitation, je descendis à sa suite. Dame Garabot frappa à la porte. Je pensais voir apparaître la sœur jumelle de la vieille du rocher, mais la personne qui se montra ne ressemblait en rien à ma tourmenteuse : il s’agissait d’une femme brune à l’ample giron, dont la robe semblait assemblée de foulards de couleur cousus ensemble. Son visage outrageusement maquillé se fendit d’un sourire. Elle s’effaça pour nous laisser entrer avec une révérence obséquieuse :
— Madame Garabot ! s’écria-t-elle, quel plaisir de vous revoir ! Que puis-je faire pour vous ?
— Je suis ravie de vous revoir également, dame Irmanca ! Je ne viens pas pour moi-même, mais pour la jeune personne qui m’accompagne.
Elle se tourna vers moi :
— Avancez-vous, ma petite ! Je vous présente madame Irmanca, la meilleure voyante et hypnotiseuse de toute l’île !
Je ne savais pas ce qu’était une « hippotisseuse », mais j’opinai en prenant un air impressionné. Après tout, elle allait m’aider. Et cela, c’était précieux. Elle nous conduisit à l’intérieur de la maison. J’eus aussitôt envie de me frotter les yeux, autant en raison des tentures rouges qui ornaient les murs, des objets clinquants et bizarres disposés un peu partout sur des étagères et des guéridons, mais aussi de la fumée qui envahissait tout. Elle n’émanait pas des candélabres chargés de bougie, mais d’une curieuse boule métallique percée de trous, qui se balançaient au bout d’une chaîne accrochée à une patère. Même si elle portait avec elle une odeur qui n’était pas désagréable, qui rappelait l’encaustique, le camphre ou certaines épices, elle me piquait les yeux et me chatouillait le nez. Je laissai échapper un chapelet d’éternuements sonores.
Irmanca éclata de rire :
— Ce n’est que de l’encens, ma petite, il faudra vous y faire.
Elle me désigna une table ronde encadrée par deux chaises, qui supportait un objet recouvert d’un voile scintillant.
— Allez-y, Sarrea, hop, hop ! me lança dame Garabot.
Elle assortit ses paroles de petits gestes de la main, comme pour inciter une poule en goguette à retrouver son poulailler. Avec un soupir, je m’exécutais, pendant que ma maîtresse s’asseyait dans un canapé confortable près de l’entrée. Avec ma tenue noire et blanche de servante, entre ces deux oiseaux colorés, je devais ressembler à une pie égarée dans une cage de perroquets exotiques.
Avec précaution, je m’installai sur une chaise de bois doré et de velours écarlate, pendant que dame Irmanca prenait place en face de moi. Elle dévoila l’objet qui trônait sur la table : c’était une grosse boule de cristal, au cœur de laquelle semblaient flotter des nuées argentées.
— Eh bien, mon enfant, expliquez-moi donc quel est votre problème, je vous écoute !
Docilement, je commençais à lui décrire le sentiment de peur extrême que provoquait en moi la vision d’une étendue d’eau.
— Je vois, je vois… murmura-t-elle. Et savez-vous depuis quand vous subissez cette disgrâce ?
L’ambiance mystique qui régnait autour de nous m’encouragea à lui avouer la vérité, si incroyable fût-elle.
— Depuis que j’ai trouvé le coffret et que la vieille du rocher a voulu me le prendre…
Irmanca fronça les sourcils :
— La vieille du rocher ? A-t-elle un nom ?
— Je ne l’ai jamais su…
— Tant pis. Voyons donc…
Elle plongea son regard dans la boule de cristal, avec une expression d’intense concentration. Pour tromper mon attente, j’en fis de même, pour détourner aussitôt les yeux : les nuées avaient pris l’apparence de flots agités de vagues mousseuses. Une lueur d’un turquoise terne en émergeait, qui semblait lutter avec les ors et les rouges de la pièce. Je fermai les paupières, en respirant à peine pour éviter d’éternuer de nouveau. J’entendis madame Garabot remuer sur son fauteuil.
Alors que je commerçais à piquer du nez, madame Irmanca poussa un cri. Je me redressai, alarmée. La voyante se dressa brusquement :
— Et dire que je pensais vous guérir de cette peur en vous hypnotisant après avoir déterminé cette origine… Mais c’est plus grave que je ne le croyais !
— Gr… grave… ? balbutiai-je, les mains serrées sur ma jupe.
Elle se leva et me toisa de ses grands yeux sombres :
— Mon enfant… Vous avez attiré la haine d’une sorcière… et pas n’importe laquelle ! Celle qu’on surnomme la Bernacle ! Quant à ce coffret, il devait s’agir de celui qui renferme la plage disparue !
Dans la voiture qui nous ramenait chez ma maîtresse, j’avais la tête qui tournait encore de toutes les informations données madame Irmanca. La Bernacle était une sorcière sans âge qui s’était établie sur notre île avant même que nos ancêtres ne viennent s’y installer. Elle avait vu d’un mauvais oeil ces intrus envahir son domaine. Elle s’était vengée en lançant un terrible sortilège : au nord de l’île se trouvait une magnifique plage de sable blond, bien plus grande et belle que les petites criques du sud. La Bernacle avait usé de ses pouvoirs pour l’enfermer dans un coffret, ne laissant à sa place que des falaises et des récifs déchiquetés. Hélas pour elle, la puissance de ce sort avait consumé toute sa magie. Elle était alors tombée dans un profond sommeil. Pendant ce temps, un pêcheur audacieux, bien décidé à lui reprendre ce qu’elle leur avait arraché, s’était introduit dans sa caverne pour voler le coffret. Ce larcin avait éveillé la sorcière : avec le peu de magie qu’il lui restait, elle avait créé un ouragan qui avait fait sombrer la barque dans laquelle le pêcheur s’était enfui. Depuis, elle demeurait sur la rive, assise sur son rocher, en attendant que la marée lui rapporte le coffret, et effrayait tous ceux qui s’y aventuraient pour pêcher des coquillages et des crabes. Malheureusement, le jour où le coffret était réapparu, nous l’avions trouvé avant elle. C’est ce qui m’avait valu son courroux – quand bien même elle avait récupéré ce qu’elle convoitait.
Aussi surprenant que cela pouvait paraître, je l’avais crue… Mais ce qui m’avait le plus marqué était le conseil qu’elle m’avait donné :
— Mon enfant, il ne fait pas croire que le Grand Ecailleux est aussi effrayant qu’elle le laisse entendre. Certes, comme la mer, il a parfois de terribles colères, mais il peut se montrer clément. Il est le seul qui doit savoir comment annuler son sort. Pour cela, tu devras sans doute subir une épreuve.
Elle avait fourragé dans un de ses tiroirs et en avait tiré un coquillage étrange, qui ressemblait à un pétale de nacre aux bords dentelés.
— Il te suffira de trouver assez de courage pour t’approcher de la falaise où autrefois se situait la plage, de le lancer dans les flots, en prononçant les paroles suivantes : « Grand écailleux, viens-moi en aide, pour ce qui fut soit à nouveau ! »
En y rependant, je ne pus m’empêcher de maugréer :
— C’est facile, tiens… On voit bien que ce n’est pas elle qui va devoir approcher de ce qui la terrifie plus !
Malheureusement, dame Garabot entendit ma récrimination. Elle se pencha pour me tapoter le bras :
— Allons, mon enfant, je pense que vous devriez essayer ! Vous n’en tirerez que des bénéfices !
— Madame Irmanca a aussi parlé d’épreuves, répondis-je d’un ton sombre. Ce n’était pas vraiment prévu au programme. Elle devait juste m’hypo… m’hyno… Bref, faire son truc bizarre avec ses yeux.
Je passai le reste du chemin muré dans le silence. Dame Garabot soupira et se tut jusqu’à notre arrivée. Elle ne m’en reparla pas de la soirée. Je vaquais à mes obligations, soulagée de pouvoir mettre cette histoire derrière moi.
Le lendemain, quand je descendis dans le grand hall, un plumeau à la main, j’aperçus une haute silhouette debout an bas de l’escalier.
Celle de Ferris, mon frère. Je courus vers lui :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Madame Garabot m’a demandé de t’accompagner jusqu’à la falaise.
— Quoi ?
Je faillis en lâcher mon plumeau. Les mains sur les hanches, je me redressai autant que possible pour toiser Ferris, même si je ne lui arrivais qu’au nez :
— Et tu as accepté ? Même en sachant que je ne supporte pas la vue de l’eau ?
Mon frère haussa les épaules :
— Ce serait le moment où jamais de te débarrasser de tes lubies !
J’ouvris la bouche pour rétorquer que cela n’avait rien de lubies, mais je renonçai : après tout, peut-être que ce n’était pas totalement faux. Je gardais une profonde nostalgie de la petite chaumière de mes parents et de nos expéditions de pêche.
Je posai mon plumeau en soupirant :
— Bon… C’est d’accord…
Bien entendu, une demi-heure plus tard, je regrettai amèrement ma décision. Avant même de voir la mer qui battait le pied de la falaise, je pouvais entendre le ressac, sentir la brise marine. Je tremblai de tous mes membres, au point que Ferris était obligé de me tenir solidement par le bras, ou j’aurais déjà fait demi-tour.
— Plus que quelques mètres, courage !
Courage, courage… C’était facile à dire ! Après tout, ce n’était pas lui qui devait lutter contre une terreur si profonde qu’elle me coupait le souffle et tordait mes entrailles. Mon coeur battait si fort que je pouvais le sentir cogner contre mes cotes. Seul un reste de fierté m’empêcher de le supplier de toutes mes forces pour qu’il me lâche et me laisse en paix.
À une centaine de mètres du bord de la falaise, je me plantai sur le chemin, incapable de bouger.
— Je ne veux pas voir la mer.
— Tu ne veux pas la voir ? Soit !
Il ôta le foulard qu’il portait autour de son cou pour me bander les yeux :
— Voilà. Comme ça, tu ne la verras pas !
Puis il me saisit par la taille et me traîna tout le reste du chemin. Bien entendu, le bandeau ne changeait pas grand-chose. Je pouvais sentir la présence de la mer se rapprocher, comme si les vagues venaient me rire aux oreilles. Malgré tout, bon gré mal gré, Ferris parvint à me tirer jusqu’au bord de la falaise.
— Là, vas-y. Jette le coquillage.
Plus morte que vive, je plongeai la main dans la poche de mon tablier pour y prendre la petite rondelle de nacre dentelée. Toute à ma terreur, je ne me souvenais même pas de ce que j’étais censée dire. Ce ne fut qu’au prix d’un profond effort de concentration que je finis par m’en rappeler plus ou moins.
— Grand Écailleux, viens-moi en aide, pour ce qui est… euh, ce qui fut soit… soit à nouveau !
Je tendis le bras aussi loin que possible et lâchai le coquillage, en espérant qu’il ne rebondirait pas sur un écueil.
Ferris et moi restâmes immobiles un long moment, attendant un signe quelconque de l’être que nous avions invoqué. À côté de moi, j’entendis mon frère soupirer :
— C’est bien ce que je pensais, grommela-t-il. Ce n’était que des histoires.
Je ne savais si je devais me sentir soulagée ou, au contraire, profondément déçue.
C’est alors que je perçus un bruit étrange, comme si toute l’eau se retirait subitement… pour revenir l’instant d’après avec une telle violence que par-delà mon bandeau, j’imaginai qu’une véritable muraille d’eau s’élevait pour m’engloutir.
— Ferris !
Je tendis une main vers mon frère, tandis que de l’autre, j’essayai d’arracher le bandeau qui obscurcissait ma vision. Avant que je puisse y parvenir, pour la seconde fois de ma vie, je me sentis emportée par une terrible vague.
Tout devint noir…
Quand je m’éveillais, je me retrouvais couchée sur une surface ferme, mais pas inconfortable… Si j’omettais le fait que tout l’arrière de mon corps semblait trempé et que sous mes doigts, je pouvais sentir quelque chose de… visqueux. J’ouvris les paupières et me redressai, confuse. Où pouvais-je bien me trouver ?
Je n’eus pas besoin de me poser longtemps cette question. Penchée vers moi, se découpait la tête la plus horrifique que j’aie jamais vue. On aurait dit une sorte de mélange contre nature entre une tête d’homme et de poisson, avec d’immenses yeux glauques, des lèvres épaisses entre lesquelles brillaient une multitude de dents pointues… Je ne distinguais rien d’autre, parce que cette face de cauchemar était tellement gigantesque qu’elle occupait toute ma vision. Je n’avais qu’une envie, fermer les yeux et m’évanouir de nouveau.
— Tu as fait appel à moi, enfant de la terre ?
Ces paroles me laissent pantoise. Je m’attendais à ce que cette créature me dévore toute crue !
En y regardant mieux, les écailles scintillantes qui recouvraient sa tête ressemblaient étrangement au coquillage que j’avais lancé dans la mer... Nous nous trouvions dans une vaste caverne. Même si le sol est trempé, je ne voyais pas d’eau, ce qui me donna assez d’assurance pour enfin m’adresser à la créature :
— Euh… Oui… Je…
La tête se rapprocha de moi ; je me reculai précipitamment et me recroquevillai sur moi-même :
— On m’a dit que… Que vous pouviez m’aider à défaire le sort de la Bernacle…
À ce nom, un long grondement s’échappa de la gorge de la créature.
— Cette vieille peau ! Qu’est-ce qu’elle a encore fait, cette limace baveuse ?
— Je… Elle… elle m’a maudite et maintenant, la mer me terrifie. En fait… Toute l’eau me terrifie…
Je me tus aussitôt, par crainte de la réaction du Grand Écailleux Grand .
La tête recula et une main gigantesque se tendit vers moi, palmée et griffue ; je tiendrais toute entière dans sa paume !
— Cette vieille folle a outrepassé ses droits ! déclara-t-il avec une colère contenue. La mer seule doit apporter aux humains la crainte, le réconfort, la peur, le respect ! Personne n’a le droit de forcer ces sentiments ! C’est d’accord, petite humaine, je vais t’aider à lever ce sortilège. Mais je dois d’abord déterminer si tu en es digne…
Je me souvins alors qu’Irmanca avait parlé d’une épreuve. J’espérais qu’elle ne se révélerait pas trop difficile !
— Monte dans ma main, petite humaine.
Je me levai et m’avançai avec hésitation, pour grimper dans la paume aussi lisse que le reste du corps était écailleux. Aussitôt, une bulle opaque se créa autour de moi. Je sentis le Grand Écailleux replonger dans les eaux. Dans la bulle d’un vert laiteux, je m’efforçais de penser à autre chose. Enfin, ma prison s’évapora et je fus déposée au sol : je me trouvais dans une nouvelle grotte, plus large encore, au bord d’un vaste lac d’une clarté cristalline. Malgré ma frayeur, mon regard fut attiré vers ses profondeurs...
Et là… Une vision terrible s’imposa à moi : dans une grande cloche transparente se trouvait Ferris, ainsi que mes parents, prisonniers de cet étrange piège aquatique. Une voix résonna derrière moi :
— Tu vois les gens que tu aimes ? L’eau monte dans la cloche. Tu es la seule à pouvoir les délivrer. Il te suffit de plonger et de frapper la cloche avec le maillet qui se trouve juste à côté de toi. Est-ce que tu t’en sens capable ?
J’observai la scène avec angoisse, le cœur au bord des lèvres. Ma gorge se serrait, mes entrailles se nouaient : était-ce le péril que vivait ma famille, ou la vue du lac – sans oublier la perspective de plonger – qui me mettait dans un tel état ?
Pendant un long moment, je restai paralysée ; je pouvais voir l’eau monter sous la cloche, tout comme la panique dans le regard de mon frère et de mes parents. Le niveau atteignait déjà leur taille…
Mes doigts s’attardèrent sur le manche du marteau ; je reculai aussi loin que possible de la berge, les yeux braqués sur cette image terrible. Peut-être que si je lançai le maillet, il pourrait toucher la cloche ? Non, je n’y croyais guère. L’épreuve me demandait de surmonter ma peur pour sauver les miens.
L’eau progressait toujours ; mes parents se blottissaient l’un contre l’autre, tandis que mon frère levait vers moi un visage suppliant ; le niveau monta jusqu’à leur poitrine, puis la base de leur cou… Ils basculèrent la tête en arrière pour continuer à respirer la mince couche d’air au sommet de la cloche.
Avec un sanglot étouffé, je saisis le marteau. Je courus aussi vite que possible vers le lac, avant que je puisse changer d’avis, et me jetai dans les eaux. Même si je n’ai pas nagé depuis des années, mon corps se souvenait d’instinct. En quelques brasses, je parvins au niveau de la cloche et je frappai sur la surface transparente, aussi fort que je le pouvais en dépit de la résistance de l’eau.
Le verre se fendilla, sans pour autant se rompre. Avec autant de force que je le pouvais, je frappai de nouveau. J’avais la sensation que mes poumons allaient exploser. Je serrai les mâchoires pour ne pas être tentée d’aspirer et d’avaler la moitié de ce lac salé. Ma famille n’avait plus la moindre parcelle d’air et luttait autant que moi pour survivre jusqu’à sa libération.
Enfin, la cloche se brisa en mille morceaux... mais une fois qu’elle fut réduite en fragment sur le fond du lac, je ne vis plus aucune trace de ma famille ! Affolée, je remontai à la surface pour prendre une grande goulée d’air avant de replonger pour les chercher. Alors que je nageai vers les profondeurs bleu vert, une grande main palmée se glissa dans l’eau pour me soulever.
— Inutile de te fatiguer, déclara la grosse voix chuintante, ils n’ont jamais été ici. Ce ne sont que des illusions.
— Des illusions ?
Prise de fureur, je me levais sur la surface instable de la vaste paume et plantait mon regard dans l’un des grands yeux glauques :
— Cela veut dire que j’ai fait tout ça pour rien ? J’aurais pu me noyer !
— Peut-être, mais tu as montré le courage nécessaire : la malédiction n’existe plus !
— Vous l’avez ôté ? demandai-je, les yeux écarquillés par autant de stupeur que d’espoir.
Le Grand Écailleux partir d’un vaste rire, qui ressemblait au mugissement de la tempête sur les flots déchaînés.
— Non, je n’en ai pas eu besoin. C’est toi qui l’as vaincue… Personne d’autre. En bravant tes peurs, tu as annulé l’emprise que la Bernacle exerçait sur toi. Mais à présent…
L’énorme œil globuleux se rapprocha de moi :
— … tu peux affronter la Bernacle elle-même, et lui reprendre le coffret pour que la plage réapparaisse à sa juste place !
— Quoi ?
Je posai les mains sur mes hanches :
— Je vous ai offert un coquillage pour vos écailles ! Cela devrait vous suffire, non ?
— Cela le pourrait… mais à présent que tu ne crains plus les eaux, tu peux te glisser dans le repère de la Bernacle pour la neutraliser.
Je réprimai une grimace. Je n’avais pas la moindre envie de jouer les héroïnes.
— Pourquoi vous ne pouvez pas le faire, vous ?
— Crois-tu réellement que je pourrais me faufiler dans la caverne ? demanda sévèrement la gigantesque créature. De plus, il faut un être qui soit capable de transporter avec elle la seule substance qui peut venir à bout de la Bernacle.
Un frisson parcourut mon os :
— Cela doit être un formidable poison…
— Pour elle, c’en est un, sans le moindre doute !
Je haussai les épaules ; après tout, cela ne me regardait pas vraiment.
— C’est très intéressant, mais je ne suis pas la meilleure personne pour cela. Si vous pouviez me remonter à l’air libre et m’oublier, j’en serai ravie !
Le Grand Écailleux me fixa de ses large yeux glauques, puis se pencha vers moi, jusqu’à ce que son front touche presque le mien. Face à cette énorme créature si proche de moi, je frissonnai de façon incontrôlable.
— Écoute-moi bien, petite humaine. Je n'irai pas par quatre chenaux. Tu as l’occasion de prendre ta revanche sur la Bernacle. Et tu ne la laisseras pas passer. Je t’indiquerai où se trouve la grotte où elle se terre et comment t’y introduire. Tu n’aurais qu’à te glisser jusqu’à sa coupe et y verser un liquide particulier à la place de celui qu’elle boit habituellement. Cela ne te coûtera que quelques minutes !
Mon coeur battait à tout rompre. Je reculai en bafouillant :
— Ou… oui, Grand Écailleux…
— Bien.
Il m’expliqua en détail ce que je devais faire, puis se redressa et tendit sa main pour que je grimpe dedans. En un clin d'oeil, je me retrouvai en haut de la falaise, devant mon frère stupéfait.
— Tu… Tu n’as rien ?
Je regardai autour de moi, encore tremblante, puis me tournai résolument vers Ferris. Je m’apprêtais à lui dire qu’il l’avait échappé belle, avant de me souvenir qu’il n’avait jamais été emprisonné sous les eaux. Sans doute allait-il de nouveau déclarer que je racontais des histoires… Sauf que cette fois, j’avais un argument pour moi.
— Tu n’as pas vu l’énorme patte qui m’a ramenée ici ?
Ferris ouvrit de grands yeux incrédules :
— Une quoi ? Allons, Sarrea, tu as encore rêvé ! C’est une vague qui t’a ramenée ici même, quelques secondes après t’avoir emportée !
Quelques secondes ? Quelle magie le Grand Écailleux avait-il bien pu utiliser pour affecter le temps ?
J’aurais pu mettre derrière moi toute cette affaire, la considérer comme un songe bizarre, mais le Grand Écailleux avait piqué ma fierté au vif.
— Ferris, je vais avoir besoin de toi. Il me faudrait une gourde. Peux-tu me trouver ça ? Et aussi… me prêter quelques vêtements à toi ?
Mon frère haussa les épaules ; cela semblait une lubie bien raisonnable. Bien entendu, il ne pouvait connaître mes intentions !
Le jour pointait à peine quand je me dirigeai vers la péninsule où j’avais rencontré la Bernacle pour la première fois. Afin d’être libre de mes mouvements, je portais des habits empruntés à mon frère : une culotte de toile, une chemise ample et de simples sandales. J’avais dissimulé mes cheveux sous un bonnet.
Je tirai de ma poche l’étrange instrument que m’avait donné le Grand Écailleux, et qui devait me guider vers l’antre de la Bernacle. Il s’agissait d’une grande coquille d’huître nacrée, épaisse et arrondie, au centre de laquelle un trou avait été percé. Une cordelette y avait été passée, au bout de laquelle pendait une perle. Même quand je ne la tenais pas tout à fait plate, la perle roulait pour montrer l'emplacement de la tanière. Je l’observais avec attention, avant de prendre la direction indiquée par l’instrument. En regardant autour de moi le paysage de rochers, de varech et de sable découverts par la marée basse, je me demandai où pouvait bien se dissimuler une entrée vers un espace assez vaste pour que la Bernacle s’y cache !
La boussole de fortune me dirigeait vers un banc de sable. J’esquissai une petite grimace. Peut-être la sorcière s’enterrait-elle comme une palourde !
Je m’avançais avec précaution sur la langue granuleuse, quand je sentis mes pieds s’enfoncer. Je baissai les yeux : à l’endroit où je me tenais se trouvait une dépression arrondie où stagnait un peu d’eau. La perle avait roulé au beau milieu de la coquille et n’en décollait pas.
Avant même que je comprenne ce qui m’arrivait, deux énormes valves nacrées surgirent de part et d’autre de la dépression, et se refermèrent sur moi. À peine closes, elles s’enfoncèrent dans le sol. Je dus me retenir de frapper contre les parois de ma prison, de crainte d’empirer la situation.
Mon calvaire ne dura que quelques secondes ; aussi brusquement qu’elles m’avaient capturée, les coquilles se rouvrirent. Je découvris avec stupeur une grotte nichée sous une large plaque de roche, illuminée par des algues luminescentes qui dégoulinaient du plafond. La clarté verdâtre éclairait un espace aussi vaste que la chambre de dame Garabot. Une fine couche de sable fin recouvrait le sol. Fort heureusement, elle ne garda pas la moindre trace de mes pas.
La caverne était séparée en différentes zones par des cloisons de pierres, sombres, accidentées et percluses de tant de trous qu’elles semblaient réduites à l’état de dentelle minérale. La pièce centrale était pratiquement vide. De ce que j’en voyais, les quatre autres aires ainsi délimitées consistaient en un atelier, une salle manger, une chambre à coucher et une sorte de salle de bain avec un bassin d’eau de mer creusé à même le roc. De cet endroit parvenaient des bruits de remous et d’éclaboussures : la Bernacle devait procéder à ses ablutions. Je frémis à cette pensée. J’avais espéré trouver sa tanière désertée.
Heureusement, toute à sa toilette, la sorcière n’avait pas perçu mon arrivée. Le cœur battant, je me glissai aussi silencieusement que possible vers la salle à manger. Là, je découvris un repas déjà prêt : sans surprise, il était constitué de produits marins consommés crus. Une salade d’algue, divers coquillages, des filets de poisson. En d’autres circonstances, cela aurait pu me paraître appétissant, mais la peur me serrait le ventre, et la vue de cette nourriture me retourna l’estomac. Je reportais mon attention vers une grande coupe taillée dans un nautile, et recouverte d’un couvercle de nacre ciselé. C’était du breuvage qu’elle renfermait que la vieille folle tenait ses pouvoirs : plus qu’aucun être vivant, elle était saturée d’eau de mer, qui coulait dans ses veines en guise de sang. Sur la pointe des pieds, je m’approchai pour soulever le couvercle. Une odeur de saumure me prit à la gorge.
Je vidai le contenu dans un récipient de pierre où poussaient des algues bleutées, et je le remplaçai par le liquide que j'avais apporté dans la gourde. Puis je cherchai un endroit où me cacher. Je le trouvai bien vite : dans l’une des parois de la salle avait été creusé une sorte de garde-manger fermé par un rideau d'algues. Quand j’y entrai, des relents de poisson séché – voire pourri – faillirent me faire vomir. Hélas, je n’avais pas le choix ! Il fallait à tout prix que la sorcière soit neutralisée avant que je puisse retrouver le coffret. Je m’accroupis au milieu des outres de peau de requin et des filets de varech.
J’attendis. La Bernacle était sortie de son bain, mais ne semblait pas décidée à venir déjeuner. Une heure entière passa. Je me sentais de plus en plus ankylosée. Et, surtout dans un univers où même l’air était chargé, je commençais à ressentir une soif de plus en plus intense. Hélas, je ne pouvais pas l’étancher. Il y avait bien quelques fioles autour de moi, qui avaient visiblement résidé longtemps sous les eaux à en voir les bernacles qui les recouvraient et l’aspect dépoli du verre, mais elles ne contenaient qu’une saumure semblable à celle que la Bernacle avait préparée pour accompagner son repas.
Je secouai la gourde confiée par Ferris : il ne restait pas même un fond du liquide dont je l’avais empli. Il était hors de question de se servir dans la coupe-nautile, qui me narguait sur la table. Pour tromper ma soif, je mâchouillai un morceau d’algue caoutchouteux.
Ce ne fut que deux heures plus tard que la Bernacle entra dans sa salle à manger. Elle s’assit à sa place et se mit d’emblée à dévorer son poisson cru. Je pouvais la distinguer entre les fentes du rideau végétal, toute ratatinée et toute fripée dans ses frusques sans couleurs, comme un débris rejeté sur le rivage. Comment une telle puissance pouvait-elle se dissimuler dans cette fragile carcasse ? Pour un peu, j’aurais pu éprouver de la culpabilité !
Alors que je commençais à me sentir aussi desséchée qu’elle, la Bernacle saisit enfin sa coupe et but à grandes lampées. Au bout de la deuxième goulée, une grimace apparut sur son visage. Elle lâcha le récipient qui tomba avec fracas. La vieille sorcière porta les mains à son cou comme si elle s’étouffait… Et là… elle se mit à gonfler, comme une éponge que l’on mouille !
Je ne pouvais que la contempler en silence, tout à la fois fascinée et horrifiée. Au bout d’un moment, elle devint tellement boursouflée qu’elle roula à terre. Je choisis cet instant pour bondir de ma cachette et me ruer vers son laboratoire.
J'arrivais à me faufiler sur le côté de la table en demeurant aussi loin que possible de la sorcière, qui se débattait par terre comme un poisson hors de l'eau, puis je filai droit vers l’atelier. L’espace était encombré par un indescriptible fatras : des morceaux de coraux, des rochers rongés par les flots, des animaux marins aux formes étranges, voire répugnantes, enfermés dans des bocaux, de vieilles épées et des coffres couverts de bernacles… Après avoir parcouru l’ensemble du regard, je n’aperçus nulle part le coffret. Les râles de la sorcière me parvenaient toujours depuis la salle à manger.
Je commençais à farfouiller frénétiquement dans toute cette pagaille, en vain. Quelques bocaux roulèrent au sol, sans se briser, heureusement – d’autant que certains contenus semblaient encore bouger. Je dus me rendre à l’évidence : le coffret ne se trouvait pas là ! Où pouvait-elle garder quelque chose qui lui tenait autant à cœur ? Sans doute au même endroit que je conservais mes souvenirs de famille : dans sa chambre.
Malgré ma répugnance, je courus vers la couche de varech dans l’espace voisin. Le lieu empestait le poisson mort. À des pitons dans le rocher, pendaient des hardes tissées avec du byssus ou assemblées en peau de requin.
Tandis que je fouillai frénétiquement en dépit de la puanteur, j’entendis comme un son de succion. Je m’efforçai de l’ignorer : ce satané coffret devait bien être quelque part ! Je creusai à pleines mains dans le varech, de plus en plus affolée. Les bruits étranges devenaient de plus en plus proches, de plus en plus nets. Je finis par lever la tête pour apercevoir un spectacle effrayant : à l’entrée de la chambre, venait d'apparaître un être difforme, une sorte de limace marine dont les yeux étaient restés bizarrement humains, et qui portait encore des lambeaux de ce qui avait été les hardes de la sorcière ! Elle laissait derrière elle une trace de bave pourpre qui bouillonnait et rongeait même la roche. De la simple eau de source, voilà ce qui avait entraîné cette métamorphose terrible…
Malgré la lenteur de sa reptation, la Bernacle serait bientôt sur moi !1
C’est alors que mes doigts heurtèrent quelque chose de dur. N’osant plus y croire, je baissai les yeux pour découvrir, dans la lueur verdâtre des algues luminescente, le coffret tant recherché ! Je le dégageai et bondis, mon butin serré contre moi, en direction des valves géantes qui m’avaient amenée dans les appartements de mon adversaire.
Emportée par mon élan, je sautai par-dessus la traînée de bave acide et atteignis le coquillage géant. Avec une rapidité inattendue, la monstrueuse limace se retourna pour me poursuivre. J’eus à peine le temps de me glisser entre les deux valves, qui se refermèrent au nez de la Bernacle – si l’on pouvait parler ainsi, car sa face n’avait plus rien d’humain. Je me sentis entraînée à la surface pour émerger sur le sable mouillé, hors d’haleine, le coffret entre les bras. Je m’élançai vers la terre ferme, loin de la marée montante.
Alors que je me trouvais presque en sécurité, un jet de sable explosa devant moi. La sorcière-limace en surgit, dégoulinante d’acide. Elle fit claquer le bec osseux qui avait remplacé sa bouche et semblait aussi acérée que celui d’un poulpe.
Je fis un pas en arrière et trébuchai pour tomber assise sur le sol. Je crus un instant que c’en était fini de moi… quand soudain, une grande gerbe liquide inonda la créature. Aussitôt, elle s’effondra en sifflant de douleur. Derrière elle se trouvait mon frère, les yeux éberlués, un seau vide à la main.
Pour une fois, Ferris avait bien voulu me croire, et s’était tenu prêt à venir à ma rescousse, comme je lui avais demandé. Tandis que la Bernacle se dégonflait comme une vieille outre pour finalement s’enfouir sous le sable, il m’attrapa par le bras pour me conduire en lieu sûr.
La seconde partie de ma mission fut plus aisée. Debout en haut des falaises, je tournai l’ouverture du coffret vers la mer et je soulevais le couvercle. Aussitôt, une immense vague d’eau d’un bleu vert fascinant en jaillit, bientôt suivie par une déferlante de sable blond, fin et pailleté. En contrebas des rochers, la plage reprit sa place, une longue étendue soyeuse décorée de coquillages. Je la contemplai avec ravissement. J’avais réussi ! Désormais, toutes les traces des actes de la Bernacle avaient disparu ! J’avais toutes les raisons de me réjouir de cette situation nouvelle. Je n’avais plus la crainte de l’eau, les pêcheurs pourraient lancer leurs barques depuis cet endroit agréable et riant, et dame Garabot étrennerait sa tenue rose dans un lieu bien plus grandiose qu’une simple crique, où elle pourrait inviter toutes ses amies. Tout était parfait.
— Allez-y, mon enfant ! Vous devez l’étrenner la première, vous en êtes digne !
Sous le regard de ma maîtresse déguisée en chou rose, accompagnée d’une pléthore d’amies venues d’autres îles, j’avais l’insigne honneur d’être la première à me baigner dans les eaux calmes de la plage libérée. L’évènement donnait lieu à de grandes festivités, au cours desquelles m’avait été décerné le titre de « plagière de l’année ». Désormais, chaque année, à la date anniversaire du retour de la plage, une jeune fille serait choisie pour endosser ce titre, en souvenir de mon exploit.
Vous devez vous dire que tout cela me remplissait d’allégresse…
Il me faut donc préciser que pour la circonstance, dame Garabot m’avait fait présent d’une tenue de baignade similaire à la sienne, mais dans des teintes de vert, d’émeraude et d’or, aux couleurs de la plage restituée. Je ne pouvais pas refuser de la porter. Et c’est dans cette tenue absurde que je dus effectuer ma première baignade depuis bien des années, sous le regard admiratif de ces dames, ému de mes parents, et moqueur de Ferris, qui essayait à grand peine de ne pas hurler de rire.
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