Tapi contre un arbre, emmitouflée dans les ombres, le Jinn contemplait la vampire et ses alliés. Sur son visage au teint grisâtre, la haine déformait ses traits parcheminés. La créature aux membres décharnées flottaient à quelques centimètres au-dessus du sol. Les voiles de sa robe formaient une aura ombreuse autour d’elle. Trois yeux brillaient au sommet de son crâne nu, à la peu écailleuse.
Puis son regard fut attiré par la faille qui grandissait. Pas suffisamment ! Cela aurait dû être une blessure immense et suintante, par laquelle sa déesse et son armée auraient pu envahir la Terre. S’il avait eu le temps, si son plan avait réussi. A cause de cette engeance traitre, cette vampire, il n’avait pas son armée de Leschein, il devait se contenter de ces petites choses simiesques piaillantes, qui elles aussi le défiaient. Il avait senti son contrôle sur les chimères faiblir dès qu’elles avaient atteint la combe. Sans sa volonté, elles ne pouvaient rien contre les garous.
Il aperçut des fragments des terres dévastées qui étaient son foyer. Son royaume était si ardent, si hostile, si chaotique, à l’image d’Hécatia, leur déesse. Bien différent de la Terre, bien plus magnifique et mortel.
— Te voilà, mère !
La voix de sa déesse retentit dans son esprit. Derrière les mots se cachait un sifflement qui traversa son cerveau de part en part telles des flèches enflammées. Tu as échoué ! Ta faiblesse ne peut être tolérée. Le Jinn s’effondra sur le sol et se recroquevilla en gémissant. Ma déesse ! Pitié ! Laissez-moi une chance. La créature sentait la volonté de sa créatrice se frayer un passage et fouiller impitoyablement dans ses souvenirs. Puis le douleur reflua. Tue la vampire. Avant que le sceau ne soit entièrement réparé.
Abbie, inconsciente de ce qui se déroulait autour d’elle, flottait dans une bulle luminescente et verdoyante. Elle sentait à traverse elle la caresse du vent, la léger bruit des feuillages, les craquements du sous-bois, la pulsation de la sève, les battements fébriles ou apaisés des cœurs des petites créatures.
Soudain une voix rompit sa plénitude. Abbie regarda autour d’elle. La lumière s’agita un peu et la couleur changea juste devant elle : elle prit des nuances grises et noires. L’image se précisa et Abbie reconnut avec horreur la combe dans la forêt. C’était un champ de bataille. Elle chercha à apercevoir Tomàs, Sébastian et tous les autres, mais le décor restait flou.
Son regard fut attiré par la faille : elle put voir beaucoup plus précisément ce qui se trouvait derrière. Un décor de roches rougeâtres et ocre, un vent chaud et rempli de poussière ; quelques végétaux rachitiques et souffrants et au loin, une cité noire aux hautes tours aveugles. Une présence se matérialisa près d’elle, celle qu’elle avait dans sa tête depuis la nuit où elle avait rencontré son père, le fragment de Gaïa.
— Je ne suis pas ta mère.
Dans le tableau formé par ce paysage onirique, une brume cramoisi flottait. Pure énergie, elle convulsait et s’agitait de manière chaotique. Elle finit par se stabiliser sur une forme vaguement humanoïde, aux traits indéfinis, mais dont les yeux rouges brillaient d’un éclat puissant.
— C’est vrai, répondit-elle sur un ton pensif. Où est-elle ?
Abbie se recroquevilla, peu désireuse que l’entité la remarque.
— Peu importe, Hécatia. Tu n’as pas ta place sur Terre, alors rappelle tes mignons.
Un long silence fut la seule réponse.
— Elle est morte, n’est-ce pas ? Tu n’es que l’un de ses fragments.
— Cela ne change rien. Je suis l’un de ceux qui t’empêcheront toujours d’arriver à tes fins.
— Pourquoi ? Si ma mère est morte, alors la Terre m’appartient, de part mon héritage.
— Va-t-en, Hécatia. Je ne te laisserai pas ravager cette planète. Tu n’as pas ta place ici.
Soudain, une vague de souffrance entoura Abbie, éclairant son environnement d’une lueur rougeâtre. Elle hurla, et se sentit entrainée en arrière, ramenant avec elle une partie de l’énergie émeraude. Elle entendit le cri d’alarme du fragment et sentit sa frayeur, alors qu’il essayait de la retenir. Un éclat de rire inhumain trancha dans la brume verdoyante.
— Ta petite marionnette va mourir !
Des exclamations de frayeur l’accueillirent alors qu’elle retournait brutalement dans son corps. La douleur s’intensifia : une froid atroce tétanisait tous ses membres. Elle ouvrit des yeux larmoyants. La douce lueur émeraude avait été remplacée par une brume grisâtre et tourbillonnante. Elle avait l’impression que des milliers de griffes la lacérait. Son énergie était aspirée par cette entité qui s’attaquait à elle.
— Traitresse ! Tu vas mourir pour avoir osé défier ta créatrice, entendit-elle au creux de son oreille.
Les voix, familières et rassurantes, se rapprochaient, mais elle n’arrivait pas à les reconnaitre. Toujours enserrée dans son cocon de branchages, elle ne pouvait bouger.
— Si faible ! Un résidu d’être vivant. Tu n’es rien.
Les murmures ne cessaient de rebondir contre son esprit, y laissant des traces brûlantes. Elle sentait le fragment chercher à la rejoindre, sans succès. Puis les lianes se rétractèrent et soudain libérée, Abbie s’effondra sur le sol. Elle aperçut Sheraz et Sébastian, qui cherchaient à l’atteindre. Ils luttaient contre la créature et leurs griffes parvenaient à la blesser, partiellement. Abbie sentit sa souffrance, mais cela ne suffit pas à la détourner de sa proie. Recroquevillée sur le sol, impuissante, la vampire agonisait, emportant avec elle une partie de l’énergie du fragment. Elle sentait son corps s’assécher et son esprit s’affaiblir. Le Sceau ne serait pas refermé ; le Nexus resterait fragile ; son quartier, sa ville serait en danger ; Tomàs serait mort pour rien.
Ton esprit est magnifique. Avec ta présence, tu peux inspirer les gens, les pousser à devenir meilleur. La voix de Tomàs traversa le brouillard. Dans une minuscule bulle, au milieu du chaos grisâtre qui s’emparait d’elle, elle le vit, tel qu’il était ce jour-là, installé dans un petit fauteuil, au théâtre, la fixant de ses yeux azurs. La fierté et la joie qu’elle avait ressenties à ce moment enflèrent dans son cœur. Une lumière parme se répandit autour d’elle, luttant contre la puissance de la créature. Nadine Everland. La propriétaire de l’Antre du Djinn. La petite femme aux cheveux blancs, au visage avenant, dans son éternel tailleur blanc. La créature eut un sursaut de surprise en reconnaissant la forme qu’elle avait prise pour se dissimuler. Alors Abbie s’insinua dans cet esprit étrange et étranger. Avec un cri d’impuissance, envahi par la volonté vampirique, le Jinn dut relâcher sa proie et se rétracta. Alors Abbie, haletante, perclue de douleur, le força à reprendre sa forme inoffensive.
Ses pupilles noires étaient devenues entièrement violettes, ses membres s’étaient allongés, ses oreilles s’étaient effilées et ses crocs brillaient dans sa bouche. Elle sentit la présence de Sébastian sans avoir à se retourner. Il agrippa ses épaules et l’aida à se redresser. Elle gardait les yeux rivés sur la créature recroquevillée à ses pieds, la maintenant sous son joug. La vieille dame, échevelée, le visage crispé en une grimace de haine, sa bouche inhumaine tordue en un rictus, tremblait de tous ses membres. Sa forme vacillait, devenait par moment ombre et brume, pendant quelques secondes, mais l’emprise d’Abbie était trop forte.
Malgré son épuisement, la rage qu’elle éprouvait l’aidait à maintenir son pouvoir.
— Bravo, ma fille.
Une sensation de bien-être l’envahit alors qu’elle reprenait contact avec le fragment de Gaïa. Tout autour d’elle l’air vibrait de sa présence. Elle sentait sous ses pieds les racines palpitantes du Hêtre grandiose alors qu’elles reprenaient vie. Elle rendit ce qui lui restait de l’énergie du Fragment et le Sceau fut complet. Alors la faille commença à se résorber, alors que le Nexus reprenait toute sa puissance et guérissait la plaie faite dans le Voile. Tous purent ressentir la haine qui irradiait de la déesse enfermée de l’autre côté.
Lorsqu’il se subsista plus qu’un interstice, Nadine fut soudain prise de convulsions. Ses yeux s’agrandirent de terreur.
— Non. Non. Pitié, hurla-t-elle en direction de la faille et de sa déesse.
Des filaments de brume grisâtre jaillirent de son corps comme si on lui arrachait sa substance. Ses hurlements de souffrance devinrent des sanglots, alors que la dernière parcelle de sa magie lui fut volée. Il ne resta plus que Nadine Everland, prostrée sur le sol, regardant autour d’elle avec des yeux égarés.
Le calme revint sur le Sanctuaire. Abbie, à nouveau humaine, effarée et tremblante, regarda Sébastian qui, pâle, posait un regard perdu tout autour de lui, sur ses frères et sœurs de meute blessés, sur le Leschein emprisonné qui avait été son frère, sur le Hêtre vigoureux qui chantait au-dessus d’eux, sur Abbie enfin, ennemie devenue alliée. Sheraz vint se blottir dans ses bras. Il sentait ses tremblements. Il posa un baiser sur ses cheveux et la serra très fort.
Bien à l’abri de l’éclat cruel du soleil, pelotonnée dans l’un des fauteuils, Abbie fixait d’un regard pensif la mosaïque de lumière colorée qui tombait de la coupole centrale. Elle était rentrée juste à temps. Le soleil caressait les toits des immeubles autour d’elle lorsqu’elle avait poussé la porte.
Les bruits ordinaires de la rue parvenaient jusqu’à elle, sans jamais parvenir à percer la barrière de son esprit, entièrement concentré sur ses souvenirs. Elle n’écoutait pas. Elle entendait seulement les cris, les gémissements et les paroles brûlantes d’Hékatia.
Tamaryn l’avait trouvée ainsi, le regard perdu, encore plus pâle que d’habitude. Sans Tomàs. Elle avait à peine réagi quand elle était allée lui parler, ni même quand les guérisseurs, rappelés par leur chef, avaient quitté le théâtre. Alors elle était retournée auprès de Jonas et de ses compagnons.
Deux heures s’étaient écoulées et la vampire n’avait pas bougé. Jonas et Tamaryn l’observaient, incertains de la conduite à tenir. Aucun des deux ne souhaitaient secouer un vampire. La jeune femme savait qu’elle devait se sustenter. Elle jeta un coup d’œil hésitant à Jonas : que pouvait-elle lui montrer ? Puis elle soupira et se rendit dans la cuisine. Deux minutes lui suffirent pour prendre une bouteille dans le frigo et revenir auprès de son amie.
Quand elle revint, Jonas n’avait pas bougé. Toujours très pâle, les yeux cernés, l’air hagard, il tremblait moins cependant. Les potions des guérisseurs l’avaient soulagé et son état s’était brutalement amélioré au cours de la nuit.
Tamaryn rejoignit Abbie et s’agenouilla près d’elle. Les yeux agrandis, ouverts sur un autre monde, la vampire ne réagit pas à sa présence.
— Abbie, murmura la jeune fille, presque suppliante.
Jamais elle n’avait vu son amie dans un tel état et cela la terrifiait. Elle posa une main sur son bras.
— Abbie, répéta-t-elle, en serrant son bras plus fort. Tu dois te nourrir.
La chanteuse mit de longues secondes à se tourner vers elle. D’abord, son regard /sembla lui passer au travers, puis elle fixa ses yeux noirs sur son visage.
— Tamaryn, souffla-t-elle.
Sa voix lui donna l’impression de venir d’un endroit très lointain, une autre dimension. La jeune fille lui présenta la fiole et la vampire la prit en se redressant. En voyant la substance vermeille, Abbie sentit la faim qui tordait son ventre. Elle but une longue gorgée, ce qui calma ses aigreurs d’estomac et l’aida à se recentrer.
— C’est calme, fit-elle enfin, en jetant un regard autour d’elle.
— Jonas et ses compagnons se sont stabilisés. Les guérisseurs de la fondation ont été rappelés.
— La meute avait besoin d’eux.
Ma meute, pensa-t-elle. Cette vérité qui avait émergé de la tragédie qui s’était jouée au Sanctuaire était bien le saule chose qui la rassénérait.
— Et … Tomàs ? demanda Tamaryn, d’une petite voix.
Abbie serra les poings et détourna le regard. Son amie crut un instant qu’elle n’allait pas répondre, s’enfermer à nouveau dans son mutisme. Puis ses yeux noirs rencontrèrent à nouveau les siens.
— Il est mort.
Tamaryn écarquilla les yeux. Sa gorge se serra.
— Il est … ? Comment ?
— Il a été emportée par une … maladie, un parasite.
— De quoi parles-tu ? Comment est-ce possible ?
Face à l’évident mensonge d’Abbie, la colère envahit la jeune fille, colorant sa peine d’une lueur rougeâtre.
— Crois-moi, tu ne veux pas les détails.
— Bien sûr que si. Je veux la vérité. Je ne suis pas une petite chose fragile que tu dois protéger.
Abbie sourit avec une profonde tristesse. Elle effleura la joue de son amie.
— Tu as raison. Mais je ne peux pas entrer dans les détails. C’est trop frais, c’est trop … dur. Il s’est passé tellement de choses en si peu de temps, trop d’évènements, trop de révélations dans lesquels je n’arrive pas à mettre de l’ordre…
Tamaryn hocha la tête. Puis elle se tourna vers Jonas, qui les regardait toujours, immobile et silencieux, suivant leur conversation de loin. Sa vie déjà étrange – après tout, elle vivait avec une vampire et appartenait à une lignée de sorciers – l’était devenu encore davantage. Elle pensa à son frère, qui n’était plus que l’ombre de lui-même, à ses amis qu’elle venait de voir en proie au délire, à la fresque qui vibrait de malignité.
— Au moins la créature responsable de l’état de Séraphin et de la mort de Tomàs a été punie, continua Abbie.
Puis son regard, plus alerte, se posa sur le jeune homme.
— Comment vont Jonas et tes amis ?
— Ils sont encore faibles mais leur état s’est bien amélioré. Leurs hallucinations et étranges propos ont stoppé subitement. Je les ai installés dans les chambres au premier étage, avec les moyens du bord.
— Subitement ?
— Les guérisseurs étaient très surpris. Vers trois heures du matin, les délires ont cessé.
— Au moment où la créature a été détruite, souffla Abbie.
Alors si Tomàs avait tenu plus longtemps, il aurait pu être sauvé. Cette pensée provoqua une vague de colère envers son ami. Elle s’en voulut aussitôt. Non, ce n’était pas de sa faute. Tomàs avait lutté bravement. Et il lui manquait déjà tant qu’elle avait l’impression de toujours sentir sa présence au bout de ce lien psychique qui s’était créé entre eux.
Après un profond soupir, elle termina le reste du sang et se leva, suivie par Tamaryn. Elle se dirigea vers Jonas, dont les yeux émeraude ne la quittait pas.
— Tu as l’air d’aller mieux.
— Oui. J’ai l’esprit plus clair.
— De quoi te souviens-tu ?
— C’est un peu flou. Je me rappelle bien notre rencontre dans les souterrains, puis dans notre refuge. Pour le reste … Mais je sais que je dois te remercier.
— Pas seulement moi. La Fondation Gaïa aussi. Mais tu savais qu’elle existait.
Jonas sourit.
— La connaissance est un peu notre pouvoir. Le seul qui nous reste …
Une ombre passa sur son visage.
— Je suis désolée que vous ayez perdu l’accès à la magie.
— Le prix à payer était trop fort. Nous allons devoir nous résoudre à abandonner cette vie.
— Vous n’y êtes pas obligés.
— Comment ça ?
— Tu l’as dit toi-même : la connaissance est votre pouvoir. Les archives que vous avez réunies sont un précieux trésor, qui recèle des vérités cachées. Vérités dont nous allons avoir besoin pour contrecarrer Hékatia.
Jonas frémit à ce nom, mais ne parut pas surpris. Alors Abbie sut que son alliance avec les Sorciers était nécessaire. Le fragment de Gaïa avait été très clair, lorsqu’il avait évoqué le pacte. Il voulait que les descendants des sorciers reprennent une place dans la société. Et elle allait tout faire pour leur donner cette opportunité.
— Tu connais ce nom.
— C’est une déesse, dont nous avons entendu parler dans certains écrits.
— Toi et les tiens vous possédez des connaissances dont les humains n’ont aucune idée. J’ai besoin de votre aide. En échange, je vous apporte ma protection, un endroit pour conserver vos recherches, des ressources pour former un réseau. Vous entrerez ainsi de plein droit dans le monde des ténèbres que vous avez toujours désirer atteindre.
— Et la magie ?
— Je n’en sais rien. Mais je suis certaine qu’il y a une solution quelque part. Les merveilles de la Terre n’ont pas toutes été découvertes, ni celles des autres dimensions.
— Le Pacte ?
Abbie sourit. Il se rappelait donc de plus de choses qu’il ne voulait bien l’avouer.
— La fondation Gaïa de New York fera ce Pacte avec vous.
— Cela suffira pour l’instant. Quelle est la mission ?
Les yeux d’Abbie s’étrécirent et un éclat parme en émana.
— Empêcher Hékatia de s’emparer de la Terre.
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