Lorsqu’Abbie posa sa main gauche, Sheraz sentit l’arbre entier frémir. Les racines sous ses pieds vibraient. La shamane était prête à intervenir lorsqu’elle avait perçu son hésitation. Mais elle n’en avait pas eu besoin. Il se lisait un tel apaisement sur le visage de la vampire. Puis une multitude de fines branches s’allongèrent depuis le tronc et entourèrent délicatement les mains puis les bras d’Abbie. Lorsqu’elle ferma les yeux, une lumière émeraude jaillit de son corps . Abbie s’affaissa, s’abandonnant entièrement à leur étreinte. Bientôt un cocon l’enveloppa : à peine arrivait-on à apercevoir sa silhouette soulignée d’une lueur verte à travers l’entrelacs.
Elle se détourna de la scène et échangea un regard inquiet avec son amant, qui lui aussi observait de son poste. Un calme étrange régnait et leurs nerfs étaient tendus à se rompre. La faille semblait s’être stabilisée et miroitait dans l’air juste à côté d’eux, laissant apercevoir ce qui se trouvait de l’autre côté. Le Leschein – Sheraz ne pouvait se résoudre à l’appeler Tomàs – n’avait pas bougé, horrible imitation du majestueux loup-garou.
Elle quitta son poste et rejoignit Sébastian, soudain prise du besoin de le toucher, de sentir sa force près d’elle. Son esprit à l’affut ne cessait de lui montrer un sombre avenir : quelque chose allait se produire, elle en était certaine.
Tout à coup, la créature bougea, par à coups, comme si elle cherchait à s’extraire de liens qui l’empêchaient de se mouvoir. Elle leva sa gueule difforme vers le ciel et poussa un grognement rauque. Les lianes flasques sur son crâne s’agitèrent, ses mains griffues se tendirent vers Sébastian. Puis, elle bondit sur lui. Le mouvement fut si brutal que l’alpha eut juste le temps de s’écarter. Les crocs claquèrent à quelques centimètres de son visage. Le monstre, déséquilibré, trébucha sur l’une des grosses racines, mais il parvint à se redresser. Le Leschein semblait gagner le contrôle et maitrisait son corps de mieux en mieux.
Lorsqu’il se retourna vers ses proies, il fit face à sept garous. Sébastian rivait son regard inexorable sur le monstre qui avait été son frère. Ses yeux brillaient d’un éclat électrique qui semblait se répandre en filaments le long de ses membres et de son torse, illuminant son pelage noir, comme si la lune lui prêtait son énergie. Un grognement roula de sa gorge. Près de lui, ses compagnons – loups et ours - étaient aux aguets, prêts à se battre, oreilles effilées pointées vers l’avant, gueule aux crocs luisants ouverte sur un grondement sourd, pattes aux muscles noueux prêtes à bondir, griffes luisantes.
Alors que le Leschein s’apprêtait à nouveau à bondir sur sa cible, des grognements et le bruit des branches brisées retentirent depuis les profondeurs obscurs de la forêt autour d’eux : des créatures surgirent dans la combe, bondissant par-dessus les rochers. Recouvertes d’un pelage noir ou brun, les monstres à l’apparence simiesque poussaient des grognements rauques. Ils possédaient quatre bras aux muscles épais et leurs pattes étaient pourvues de longues griffes acérées. Sur leur dos, on pouvait apercevoir des ailes membraneuses atrophiées. Leurs yeux brillaient d’un éclat de folie. Ces chimères étaient inconnues de Sheraz, mais son esprit fut assailli par l’horreur et le dégoût : ces choses n’étaient pas naturelles. Mais elle n’eut pas le temps d’y réfléchir : déjà les bêtes agiles étaient sur eux.
Sébastian leva la tête et émit un puissant hurlement mélodieux et guttural, qui sembla rebondir sur les arbres et se répandre dans la forêt. Le vent se leva pendant quelques secondes, secouant la canopée, comme s’il entrainait son message avec lui. Tous les membres de sa meute sentirent son appel résonner dans leurs os et dans leur cœur.
Lorsqu’il baissa les yeux, le Leschein était déjà sur lui, le heurtant de l’épaule. Le choc fut si puissant que le garou roula sur le sol, le souffle coupé. Son adversaire agrippa ses deux épaules de ses mains puissantes : ses griffes s’enfoncèrent dans sa chair – les griffes de son propre frère. Il repoussa cette pensée parasite au fond de son esprit. Tomàs était mort ; il devait vaincre ce monstre. D’un terrible coup de poing dans le crâne, il le repoussa, et se libéra. Bondissant sur ses pattes, il ne laissa pas le temps à son adversaire de se remettre : il lui lacéra le torse d’un coup de griffes, qui laissa de profondes estafilades. Un sang noir et épais coula et la créature rugit de souffrance et de fureur.
D’un coup d’œil, l’alpha comprit que chacun de ses frères et sœurs était aux prises avec un ennemi. Sergueï avait reçu l’assaut de l’une des chimères de plein fouet. Il avait tenu bon, sa forme d’ours suffisamment robuste pour soutenir le choc. Profitant de la vitesse du singe, il agrippa son bras droit et le propulsa par-dessus son épaule. Avec un cri de douleur, le monstre percuta le sol. L’ours garou ne lui laissa aucun répit : il se jeta sur lui et lui arracha la gorge.
Sheraz grogna lorsque les crocs de l’une des chimères s’enfoncèrent dans son bras. Mais la douleur accentua encore le feu de sa rage. De sa main libre, elle agrippa le hideux visage et enfonça ses griffes dans les yeux. Le monstre la relâcha et hurla. Son cri aiguë aurait pu paraitre ridicule, mais Sheraz était trop furieuse pour s’en rendre compte. Un sang épais et rouge coulait de la blessure. La bête se ramassa sur elle-même en feulant. La garou rugit et se jeta sur son adversaire. Elle lui trancha la gorge d’un coup de griffes.
Alors que le corps sans vie de la chose s’effondrait sur le sol et que la brume de sa rage s’évanouissait, une pensée traversa son esprit : ses choses étaient bien faibles, peu coordonnées et efficaces. Elle en avait tué trois avec peu d’efforts. Quelques estafilades et une morsure, c’était tout ce qu’elles avaient pu lui faire subir. Elle se détourna et observa le reste du champ de bataille : ses frères et sœurs se battaient avec acharnement, mais semblait s’en sortir facilement. La plupart d’entre elles étaient mortes sur le sol et si l’on en jugeait par les bruits de combat qu’on entendait depuis les profondeurs de la forêt, le reste de la meute s’occupait de l’arrière-garde.
Un sombre pressentiment s’empara d’elle. Lorsque Stan, non loin d’elle, enfonça ses crocs dans la gorge de son adversaire, elle entendit le piaillement de douleur et de terreur de la chimère. Elle la vit se débattre furieusement, pour s’échapper. Le loup garou la relâcha et l’observa alors qu’elle se tordait de douleur. Lui aussi paraissait douter. Elle le rejoignit, posa une main sur son bras et s’agenouilla près de la créature mourante. Elle était terrifiée ; la folie qu’ils avaient cru apercevoir dans leur regard lors de l’attaque avait disparu. Elle se recroquevillait, cherchant à se protéger. L’un de ses congénères rampa vers elle, l’une de ses jambes brisée. Elle gémissait et tendait son bras vers elle.
La Shamane échangea un regard avec son frère qui hocha la tête. Il s’approcha de l’autre singe et d’un geste doux, malgré les tentatives de morsures, le souleva et le déposa contre le corps meurtri. Aussitôt, les deux créatures se serrèrent l’une contre l’autre. Celle qui avait la jambe cassée caressait le pelage de l’autre, un gémissement mélodieux s’échappant de sa gorge, alors que la vie la quittait. Sheraz sentit les larmes brûler ses yeux.
— Non, murmura-t-elle.
Elle posa sa main sur l’épaule tremblante de la créature et entonna un chant guttural. Elle sentait autour d’elle la puissance renouvelée du Sanctuaire. La plaie se referma lentement. Une longue plainte émana alors de l’autre créature et Sheraz vit des larmes couler de ses yeux, alors qu’elle la berçait. Dans les pupilles noires de celle qu’elle avait soignée, Sheraz lut un tel soulagement qu’elle en eut le souffle coupé.
Soudain, les cris, les grognements, les râles autour d’eux prirent à nouveau de l’ampleur. Elle écarquilla les yeux et se leva d’un bond. C'était un massacre : les pauvres bêtes cherchaient à se défendre, mais n'étaient pas de taille contre les massifs loups-garous.
— Arrêtez, hurla-t-elle, reprenant sa forme humaine.
Mais sa voix ne pur traverser le brouillard de violence et de rage qui les empoignaient.
— Arrêtez, répéta-t-elle.
Puis une autre présence, puissante et rassurante, les entoura.
— Arrêtez !
L’ordre se répercuta dans chacun de leurs esprits, prenant la voix de leur mère, de leur déesse. Les garous cessèrent le combat, les yeux écarquillés et se tournèrent vers le Hêtre. Les monstres simiesques blessés en profitèrent pour s’éloigner et se regrouper, se pelotonnant les uns contres les autres.
Il était si magnifique. Pendant le combat, l’arbre s’était régénéré. La plaie suppurante avait disparu ; à la place se trouvait une délicate sculpture représentant un visage à la fois étranger et humain. L’écorce et les feuilles avaient repris une couleur vivace et les traces de la corruption disparaissaient. Sheraz sentait l’énergie se répandre dans le sol, à travers les racines. Le reste de la forêt paraissait chanter. Un halo émeraude l’entourait encore, ainsi qu’Abbie toujours dans son cocon de branches.
Un hurlement de douleur interrompit cette contemplation. Le Leschein n’avait pas entendu cet ordre. Sébastian et lui étaient toujours aux prises l’un avec l’autre. De multiples plaies laissaient couler leur fluide vital. Sheraz sentit son cœur se glacer lorsqu’elle vit Sébastian, à genoux, le bras droit pendant, inerte. Ses yeux paraissaient vitreux et une grimace de souffrance déformait ses traits. Elle voulut le rejoindre, voyant que le Leschein s’apprêtait à l’achever.
— Je suis désolé, fit Sébastian. Je ne peux pas … Je suis désolé.
Les yeux sans vie du Leschein étaient rivés sur lui ; sa bouche déformée en une grimace éternelle s’agrandit encore. Il voyait la silhouette de celui qui avait été son frère, mais il était mort. Et Sébastian avait été incapable de le battre. Le monstre leva le bras et ses griffes s’allongèrent. Il entendit Sheraz hurler quelque part derrière lui. Il sentait la puissance du Nexus sous lui. Mais il était trop tard, il allait mourir, il avait failli. Il ferma les yeux.
La terre trembla, des rochers se fendirent en deux. Sheraz perdit l’équilibre et s’affaissa sur ses genoux. Les singes, avec des cris de frayeur, se serrèrent davantage les uns contre les autres. Juste sous les pattes du Leschein, la terre se crevassa et des racines en jaillirent. Elles s’enroulèrent autour du monstre qui se débattit furieusement en poussant des hurlements de souffrance et de rage. Mais les racines inexorables rampèrent sur le corps déformé et emprisonnèrent ses pattes et ses bras dans une prison d’écorce.
Sheraz se releva et rejoignit son amant, qu’elle aida à se relever. Il reprit forme humaine et posa un regard interdit sur l’amas de branches, de racines et de lianes qui était devenu la prison du Leschein. Celui-ci s’affaiblit et finit par cesser tout mouvement.
— Te voilà, mère !
Une voix, puissante, étrangère, retentit soudain dans leurs esprits. Elle venait de la faille ; elle venait d’une déesse.
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