Tomàs éprouva une intense satisfaction lorsqu’ils pénètrent dans le bureau de son frère. Mettre un pied devant l’autre lui était de plus en plus difficile et conserver les apparences sous les regards scrutateurs de ses compagnons apportait une tension supplémentaire.
Son esprit embrumé peinait à réfléchir ; ses membres devenaient lourds et la fièvre ne lui laissait aucun répit. Il devrait s’en inquiéter, être terrifié même, mais son esprit était maintenu dans une bulle cotonneuse. Il sentait pourtant, dans son sang et dans ses muscles, cette présence brûlante et hargneuse. L’image du Leschein et celle de Séraphin ne cessaient de vouloir s’imposer à son esprit.
Il s’affala avec un léger grognement dans le premier fauteuil venu. Il jeta un coup d’œil à Abbie : elle était tendue, mal à l’aise, méfiante même. Nul doute que ses congénères lui avaient dit beaucoup de mal sur leur espèce et sur la Fondation. Elle observait le bureau en silence, laissant glisser ses yeux noirs , qu’une légère teinte parme décorait, sur le bureau, les bibliothèques, les tableaux et les statuettes. Son esprit effleura doucement le sien, caresse inquiète et tendre. Elle dut percevoir quelque chose, car elle planta son regard dans le sien, en fronçant les sourcils.
La tension et l’attente devenaient difficiles à supporter. Les siennes déjà, car il voyait s’approcher le moment où il devrait leur révéler son état ; celle des membres de sa meute, visiblement aux aguets près de leur ennemi héréditaire ; enfin celles d’Abbie.
Les yeux perçants de Sébastian ne quittaient pas Tomàs. Mais il finit par se tourner vers leur invitée.
— Bienvenue à la Fondation Gaïa, Abbie. C’est un jour mémorable : c’est la première fois depuis sa création qu’un vampire en foule le sol.
Aucune animosité ne transparaissait dans son ton ; il semblait surtout éreinté et visiblement inquiet pour son frère, qu’il ne cessait de surveiller du coin de l’œil. La vampire exhala un profond soupire et se détendit.
— Merci. Et, au nom de mon clan, je vous présente mes excuses pour la profanation faite par l’un de nos membres.
Sébastian eut un rire sans joie.
— Au nom de votre clan, ça m’étonnerait. Mais j’accepte vos excuses personnelles, elles sont bien suffisantes. Tomàs vous fait confiance ; et même si je dois avouer que je n’ai pas toujours été d’accord avec son choix, je l’accepte.
Abbie hocha la tête en réponse, puis s’installa dans un fauteuil à côté de son ami. Celui-ci, les yeux mi-clos, souriait légèrement. L’alpha, debout, posa son regard pensif sur le panorama illuminé de la ville.
— La destruction du sceau est problématique. Le Nexus est stable, mais nos hommes postés dans le Sanctuaire sentent que le Voile se fragilise. Si la créature que nous avons vue a déjà traversé, il est peut-être déjà trop tard.
— Je ne pense pas qu’elle ait traversé, pas ici en tout cas, fit Tomàs, en se redressant légèrement. Cette créature est dans notre dimension depuis suffisamment longtemps pour avoir influencé Jonas et ses amis, ainsi qu’Aldous de Ménincourt.
— D’où viendrait-elle ? fit alors Sheraz.
— Il est fort possible qu’un autre Nexus ait rompu …
— Nous le saurions. Les Sanctuaires sont tous surveillés par des meutes.
— En est-on certains, Sheraz ? fit Tomàs. Ne serait-il pas possible, qu’après tous ces millénaires, l’un d’eux ait échappé à notre vigilance ?
Abbie observait cet échange en silence, fascinée par les interactions et les paroles des loups-garous. Ils avaient une connaissance des rouages secrets de leur monde que les Vampires ne possédaient pas. Les enfants de Gaïa, murmura une voix chaude au fond d’elle.
Sheraz passa une main dans ses longs cheveux noirs, en un geste inconscient, pendant qu’elle réfléchissait.
— C’est possible, finit-elle par concéder. Si les forces de l’autre côté commencent à affaiblir le Voile et que l’un des Nexus a été fragilisé, alors cette créature, et Gaïa sait combien encore, pourrait se promener parmi nous depuis des siècles.
— Peut-on réparer le sceau ? fit soudain la vampire.
Sheraz posa ses yeux étrécis sur elle et pendant une seconde, Abbie crut qu’elle allait la rabrouer, ou pire. Puis la tension s’évanouit et la shamane eut une expression contrite sur le visage. Les haines ancestrales avaient la peau dure. Elle leva ses yeux sombres vers Sébastian qui hocha la tête en silence.
— Le Phylactère contenait un fragment de l’essence de Gaïa ; il a disparu, cela ne peut être réparé.
Tomàs regarda alors Abbie et lui prit la main. Elle était brûlante, mais la vampire ne fit aucun commentaire. A travers le lien qui s’était créé entre eux, elle entendit sa demande. Elle se mordit les lèvres, indécise. Pouvait-elle leur révéler ce qu’était devenu le sceau ? Comment allaient-ils réagir ? Allaient-ils seulement la croire ? Elle ne pouvait pas leur montrer comme avec Tomàs : elle ne savait même pas si elle en était capable, ou si elle en avait envie. Trop tôt, pas maintenant. Ils ne te croiront pas, murmura l’entité. Elle secoua la tête. Un éclair de déception traversa les yeux de son ami, mais il lui serra simplement la main.
— Il faut se débarrasser de la créature à l’origine de tout ça, quelle qu’elle soit, avant qu’elle ne fasse plus de dégâts, rétorqua Abbie, le visage dur.
— Encore faut-il qu’on la trouve.
— Les membres du Collectif sont en lien avec elle, reprit-elle. Ce Voile dont vous parlez est affaibli depuis bien longtemps ; il suffit de regarder les fresques sur certains murs à Bushwich.
— Elle a raison. Jonas et les artistes de son groupe peignent des portraits saisissants de créatures qui n’existent pas dans notre dimension, confirma Tomàs. Ils sont sous influence depuis longtemps.
— Et ce sont des Sorciers ? demanda alors Sheraz, les sourcils froncés.
— Ils sont les derniers descendants des Sorciers qui ont survécu. Ils viennent de redécouvrir leur magie, grâce à cette drogue.
— Alors c’est à eux que nous devons nous adresser.
— Nous avons déjà essayé d’en savoir plus. Jonas, leur chef, a refusé de nous révéler l’identité de leur fournisseur.
— Il me le dira à moi, intervint alors Sergueï de sa voix rauque.
Abbie sursauta. Elle avait oublié sa présence silencieuse et vigilante. L’homme aux traits acérés et au regard glacial était adossé au bar, un verre rempli d’alcool à la main. La vampire n’aimait pas le ton de sa voix.
— Ces pauvres gens sont mal en point, drogués, reprit Abbie. Ils ne sont pas en contrôle. Ils sont désespérés. Ce sont des victimes de cette créature.
— Leur désespoir met la ville, et peut-être même le monde, en danger, répondit Sébastian, le visage dur. Nous devons faire ce qu’il faut pour obtenir cette information.
— Ce sont des humains, n’est-ce pas votre devoir de les protéger ? cracha la vampire.
Sébastian lui jeta un regard noir, mais se contint. Le reproche, dans la bouche d’une vampire qui plus est, n’était visiblement pas de son goût. Mais il ne pouvait nier qu’elle n’avait pas tort.
— Oui, concéda-t-il, évitons d’utiliser les méthodes de votre espèce.
Abbie faillit éclater de rire devant l’insulte : s’il pensait la blesser, il était loin du compte. Mais elle préféra s’abstenir ; la situation était déjà suffisamment désagréable.
— Nous allons rendre une petite visite à ces sorciers. Je veux voir ce qu’il en est de mes yeux. Nous n’avons plus le temps de prendre des gants. Vous étiez là ; l’influence de cette créature est de plus en plus forte.
Un grognement de douleur interrompit alors leur discussion. Abbie se tourna vers Tomàs qui, pâle et tremblant, les yeux fermés, grimaçaient. Il serrait convulsivement son flanc gauche. Sheraz se précipita vers lui, suivie de près par Sébastian. Abbie se mordit les lèvres et retint son mouvement : elle devait laisser la place à sa meute pour l’instant.
La shamane souleva délicatement sa main et son t-shirt, révélant la plaie en cours de cicatrisation.
— Par Gaïa, souffla-t-elle.
Abbie eut alors un bon aperçu de la blessure et grimaça. La colère s’empara d’elle.
— Quel idiot ! grogna-t-elle en s’approchant pour mieux voir.
La plaie était certes bien refermée, mais sa peau semblait recouverte d’une couche d’écorce épaisse, marron et verdâtre. Elle s’étendait le long de son flanc et remontait vers sa poitrine. Des veines noirâtres et légèrement pulsatiles se déployaient jusque dans son cou.
Sheraz riva ses yeux dans ceux de la vampire, lui ordonnant de tout lui expliquer. Abbie ne se fit pas prier.
— Il a été blessé par la créature « arbresque » qu’est devenu Séraphin.
— Un Leschein, fit Sébastian.
Abbie ne releva pas.
— Il semblait avoir du mal à s’en remettre, mais il m’a dit que cela allait mieux. J’ai été stupide de le croire ; je voyais bien qu’il ne sentait pas bien, mais je ne suis pas une spécialiste de la physionomie des loups-garous.
Pourquoi s’excusait-elle ? Elle n’en avait aucune idée. Cependant, l’angoisse qui se lisait sur les traits altiers de Sébastian lui tordait le cœur. Tomàs ouvrit alors les yeux et regarda son frère.
— Ca va déjà mieux, fit-il en se redressant.
— Mieux ? cracha son frère, d’un ton glacial.
Abbie grimaça. Mais elle était assez d’accord avec lui.
— Tu es en train de te transformer en monstre, Tomàs, et tu n’as pas jugé bon de m’en parler ?
Tomàs soupira et fixa son frère avec une expression déterminée.
— J’ai un peu manqué de temps, mon frère. Nous avions d’autres choses plus urgentes à gérer.
— Bon sang, Tomàs, fit Sébastian, en se passant la main dans les cheveux.
L’inquiétude avait remplacé la colère. Tomàs sourit. Pendant cet échange, Sheraz avait continué son examen. Ses mains flottaient au-dessus de la blessure et elle murmurait des paroles inintelligibles dans un langage guttural. Les sens surnaturels d’Abbie perçurent la magie qu’elle utilisait.
— Il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire, n’est-ce pas Sheraz ? fit doucement Tomàs quand elle eut terminé.
La shamane se releva et plaça sa main sur le bras de Sébastian.
— Non. Il a raison, répondit-elle de sa voix musicale et triste.
Sébastian pâlit. Le cœur d’Abbie se serra. Sa gorge se noua. Tomàs allait mourir ; et il n’y avait rien qu’elle pouvait faire. Et vous ? lança-t-elle à l’entité au fond d’elle. Ne pouvez-vous pas l’aider, comme vous avez aidé Sheraz ? Pout toute réponse le silence. Puis, une pensée mystérieuse, brève et triste : seule Hékatia peut défaire Hékatia. A ce moment-là, le loup-garou se tourna vers elle avec un doux sourire et posa sa main sur la sienne. Évidemment, il avait senti sa douleur.
— La créature qui est à l’origine de la transformation sait peut-être comment inverser le processus, intervint Sergueï.
Son ton et son expression étaient féroces. Abbie sourit, dévoilant ses crocs pendant une seconde. Oui, la créature sauverait Tomàs, si elle voulait mourir vite et sans douleur.
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