Lorsque le taxi les déposa devant le théâtre, la nuit commençait à s’éclaircir. Ils rentrèrent vite dans le bâtiment. Abbie se dirigea immédiatement vers le bar, mais Tomàs resta dans l’entrée, hésitant. La jeune femme se servit un grand verre de sa cuvée spéciale, et le dégusta en regardant son ami. Puis elle soupira.
- Bon sang, Tomàs, viens là.
Il hésita encore une seconde, paraissant près à s’enfuir en courant, puis il la rejoignit lente-ment. Elle commença à préparer deux cafés sur la luxueuse machine à expresso qui brillait sur le comptoir. Elle le vit s’approcher du sofa sur lequel elle s’était réveillée, pour arranger les coussins, machinalement, ou peut-être pour gagner du temps. Elle eut un sourire attendri, puis se concentra sur l’action banale de préparer un café pour son meilleur ami, en s’efforçant de reculer l’inévitable confrontation. Quand elle se redressa pour poser les tasses fumantes de chaque côté du comptoir, son regard tomba sur lui, figé, tenant des objets dans ses mains.
- Tomàs ? demanda-t-elle, interloquée.
Le regard qu’il leva sur elle la fit tressaillir : ses pupilles étaient d’un bleu électrique et son regard furieux la tétanisait. Il s’approcha lentement d’elle, d’une démarche de plus en plus animale. Elle parvint enfin à distinguer ce qu’il tenait : des débris de métal et de verre. Une image jaillit alors de sa mémoire : un artefact tombé au sol, qui se fracassait et d’où jaillissait une fumée verte. Elle cligna des yeux. Au fond d’elle, une ombre s’agita, et ce n’était pas sa Bête.
- Qu’est-ce que ça fait là, Abbie ?
Sa voix était devenue profonde, rauque et menaçante, mais il s’efforçait de garder le contrôle. Le tremblement de ses mains prouvait à quel point c’était difficile.
- Je ne sais pas, Tomàs. Je ne sais pas ce que c’est.
Les yeux du loup-garou s’étrécirent. A cet instant, ils ressemblaient tellement à des yeux de loup.
- Tomàs, écoute-moi. Il s’est passé quelque chose qui a à voir avec ça, mais c’était un accident…
- Un phylactère !
- Quoi ? répondit la vampire en fronçant les sourcils d’incompréhension.
Mais d’autres images encore plus lointaines commençaient à émerger. Laisse-moi lui parler. La voix à nouveau retentit. Elle se raidit. Non ! Sa Bête poussa un hurlement sauvage en écho et cela parut renvoyer l’entité d’où elle venait. Mais ce déchirement entre trois volontés commençait à devenir difficile à supporter.
Tomàs avait répondu à sa question, tout en la surveillant d’un air furieux. Elle n’avait pas en-tendu sa réponse, mais elle savait ce que c’était grâce aux images. Elle savait aussi l’importance que cet objet avait pour Tomàs et son clan, pour le monde entier d’ailleurs, d’après ce qu’elle avait déduit. Alors pourquoi ne se jette-t-il pas sur moi ? Son visage avait commencé à prendre des traits animaux, mais la transformation semblait s’être arrêtée. Elle décida de s’approcher de lui, aussi risqué que cela paraisse.
- Tu penses que j’ai pris cet artefact dans votre Sanctuaire, fit-elle d’une voix douce, ses yeux violets fixés sur les siens.
- Ne cherche pas à m’envoûter, Abbie, je te préviens, grogna-t-il.
Elle secoua la tête.
- C’est une des facettes de mes capacités, mais pas la seule. Je peux te laisser entrer dans mon esprit si tu le veux. Et tu verras ce qui s’est passé…
- Tu peux me manipuler comme ça aussi, fit-il avec un léger mouvement de recul, sans cesser de la fixer.
Abbie sentait la force de son attachement pour elle qui luttait contre ses devoirs et son instinct. Cela la rendit triste de le voir souffrir ainsi, écartelé à cause d’elle, et elle projeta ce sentiment dans l’esprit de Tomàs. Elle posa sa main sur son bras et il la laissa faire ; elle se rapprocha et il baissa la tête pour garder le contact. Sans même le vouloir, elle s’aperçut soudain qu’elle avait créé un lien avec lui, un lien dont elle n’appréhendait pas l’essence. Depuis combien de temps existait-il ? Mais elle s’en préoccuperait plus tard. Pour l’instant ce lien était la seule chose qui l’empêchait de la tuer.
- Regarde, Tomàs. Regarde ce qui m’est arrivée et peut-être que tu pourras m’expliquer. Et si tu n’es pas convaincu, alors tu pourras me punir.
Sa voix retentissait dans son esprit, mais il ne ressentait aucune pression, aucune volonté. Il plongea alors dans son regard violet et dans sa mémoire : il fut témoin de ce qu’elle avait vécu, comme s’il avait été présent : il vit Tamaryn, il vit le combat entre Abbie et un autre vampire. Elle le vit lui arracher l’artefact. C’était donc bien un vampire qui l’avait pris. Il observa l’artefact se briser et la fumée investir le corps d’Abbie, en délaissant totalement les deux autres. Dans cette brume, une silhouette vaguement humanoïde se dessinait. Puis il se vit pendant la cérémonie de purification et il sut que, par un miracle incompréhensible, Abbie avait sauvé Sheraz. Il voulut aller plus loin, car il sen-tait, juste derrière le voile des souvenirs, trois silhouettes informes, mais Abbie le repoussa.
Il retrouva son corps. Agrippée à son amie, il la regarda intensément encore pendant de longues minutes, essayant de reprendre sa respiration. Abbie semblait calme, mais il ressentait son incompréhension et sa peur. Finalement, il la lâcha, ramassa avec délicatesse les fragments de l’artefact qu’il avait laissé tomber à ses pieds. Il les déposa sur le comptoir et prit la tasse encore chaude entre ses doigts tremblants. Il regarda en silence Abbie qui le rejoignait. D’où vient ce lien si puissant que j’ai avec elle ? Quand est-ce arrivé ?
Le silence s’éternisa entre eux ; chacun essayant de trouver un sens à ce qu’ils avaient vécu. Tomàs porta la tasse à ses lèvres, chérissant le semblant de normalité que cela lui apporta.
- Alors, comme ça, mon cher ami, tu es un loup-garou !
Tomàs faillit s’étrangler avec son café : elle le regardait avec un sourire fatigué, presque timide. Il posa la tasse, la fixa des yeux une seconde puis se détendit.
- Alors qu’est-ce que tu fais chez moi, une ennemie ? demanda-t-elle, soudain sérieuse.
- En d’autres circonstances, je ne pourrais pas te le dire. Mais je crois qu’on a largement dé-passé le stade des secrets.
Elle eut une petite grimace en réponse.
- J’ai été envoyé pour te surveiller, car tu t’es installée sur un territoire qui normalement était interdit aux Vampires. Trop prêt du Sanctuaire.
- Oui. On me l’avait bien dit, sans préciser pourquoi. Mais je suis d’une nature rebelle, pas vraiment un vampire modèle, tu vois.
- J’avais remarqué.
- Et tu es resté pour me surveiller ?
Ses paroles ne contenaient aucune animosité, elle les avait prononcées d’un ton neutre, factuel. Mais Tomàs entendit clairement qu’elle avait besoin d’être rassurée. Pour une vampire si puissante et téméraire, elle manquait singulièrement de confiance parfois.
- Ce qui s’est passé. Cette facette de ton pouvoir, c’est un emploi très rare, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Cela ne fonctionne que si un lien très puissant a été créé entre les deux personnes ?
- Oui.
- Est-ce que tu … ?
Elle écarquilla les yeux, soudain horrifiée.
- Jamais. C’est venu comme … Je ne sais pas comment s’est arrivé, quelles sont les causes et les conséquences de cette … de ce … Je ne peux même pas le nommer.
- Même si tu ne peux le nommer, tu sais pourquoi je suis resté. Mais on verra ça plus tard : il y a plus urgent. Comment tu te sens ?
- Ça va. Je sens comme une présence en moi. Une autre présence. Mais elle n’est pas hostile, même si de temps en temps elle s’empare de mon corps. Je ne sais pas ce qu’elle veut.
- Elle a sauvé Sheraz.
Elle hocha la tête. Il la regarda encore une seconde, comme s’il s’efforçait de prendre une décision difficile. Puis il poussa un profond soupir.
- Je vais te raconter ce que je sais, ce que l’on m’a enseigné. Dans le Phylactère se trouvait l’un des fragments de Gaïa, la déesse qui a enfanté la Terre dans notre tradition. C’était un Sceau, qui maintenait fermé un Nexus, toujours d’après notre dogme. Ce Nexus est un point de convergence entre deux dimensions, qu’il faut absolument tenir séparées.
- Si je comprends bien, mon père a volé le sceau, pour quelqu’un, et maintenant il est en moi.
- C’est ça.
Abbie resta silencieuse, essayant d’appréhender le fait qu’un morceau d’une entité millénaire était logée dans son esprit. Puis elle secoua la tête : c’était un peu trop pour elle. Et pourtant cela apportait tellement de sens à ce qu’elle était en train de vivre qu’elle ne pouvait qu’en accepter la vérité.
- Que fait-on pour ton père ?
Elle ne répondit pas immédiatement. Il s’en remettait entièrement à elle. Il lui laissait l’opportunité de gérer la situation, et elle lui en fut extrêmement reconnaissante. Car c’était une situation très délicate, étant donné le statut de son père.
- Je devrais le dénoncer à ta meute.
- Peut-être. Sébastian a demandé une audience au Conseil. Une rencontre va avoir lieu entre la meute et tes semblables. Ton père devrait y être ?
- C’est un consul, donc oui, approuva-t-elle. Nous allons donc porter notre accusation devant les deux assemblées.
Tomàs saisit son portable et s’éloigna d’un pas.
- Je vais en informer mon frère. Il a dû avoir une réponse.
Pendant qu’il l’appelait, Abbie rangea le comptoir. Elle effleura pensivement les morceaux de l’artefact. Va voir le Collectif. Ils auront des réponses. Cette fois, elle écouta la voix. Le loup-garou re-vint.
- Sébastian s’en tient à notre idée. L’entrevue a lieu demain à minuit, au Musée d’Art Moderne.
Abbie émit un petit sifflement sarcastique.
- Typique. Le Conseil ne peut pas utiliser un lieu trop banal pour des réunions secrètes au mi-lieu de la nuit.
- D’accord. Mais le MOMA… ? répondit-il sur un ton perplexe.
Tomàs se laissa tomber dans l’un des fauteuils, se sentant soudain épuisé.
- Le grand Consul est un grand mécène et le directeur est l’un des nôtres, fit Abbie avec une expression blasée.
- Je vois que ton clan est bien placé. Tu crois que c’est tenue de soirée obligatoire ?
Abbie eut un petit rire.
- Question de survie, je présume. En attendant, nous pouvons aller voir le Collectif, pour obte-nir des réponses.
Elle se tut en voyant Tomàs grimacer et porter une main vers sa blessure. Elle se rapprocha de lui, s’agenouilla et tendit les mains vers son t-shirt.
- Laisse-moi voir.
Elle souleva : la plaie avait commencé à cicatriser, mais elle avait une vilaine couleur rouge et noire qui ne lui disait rien de bon. Mais d’un autre côté que savait-elle de la physiologie d’un Loup-Garou ?
- C’est normal ? questionna-t-elle en levant les yeux.
Il se pencha pour mieux voir.
- Je pense. La douleur est plus sourde et la blessure ne saigne plus. Elle est presque cicatrisée.
- Tu penses ?
- Je n’ai pas beaucoup d’expérience, tu sais.
- Tu n’as jamais combattu ?
- Pas des créatures comme ça. Et un humain ne peut pas vraiment me blesser.
- Tu ne crains pas l’argent ?
Tomàs eut un petit rire.
- Non, pas que je sache.
- Je vais quand même nettoyer ça au cas où, fit-elle en se levant et en se dirigeant vers le comptoir.
Elle attrapa la boite de premier secours que Tomàs lui avait demandé de garder ici au cas-où et revint rapidement. Elle fit les soins en silence. Son ami avait fermé les yeux et semblait détendu. Une fois fini, elle déposa le tout sur la table la plus proche, puis claqua ses deux mains.
- Comme on doit attendre le coucher du soleil pour aller voir Jonas, autant que j’aille travailler mes chansons.
Le claquement de mains avait fait sursauter Tomàs. Il la regarda en clignant des yeux comme s’il sortait du sommeil. Abbie le regardait avec un sourire charmeur, prenant une posture aguicheuse, en une belle parodie de flirt. Avec un grand sourire, il se leva et la rejoignit.
- Et je présume que tu sais où se cache le collectif ? fit Tomas en la suivant dans les escaliers menant à l’ancienne salle de spectacle.
- Bien sûr. Tout comme toi.
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