La chose déchiquetée qui avait été Séraphin gisait là dans la fine couche d’eau nauséabonde, qui se teintait de son sang étrange mais Abbie sentait qu’il n’était pas mort.
Tomàs - Le loup-garou - avait réussi à l’affaiblir, mais serait-ce suffisant ? Serait-ce suffisant pour que Séraphin reprenne le contrôle ? C’était un fol espoir. Son frère était sans doute mort, son âme avait disparu dans les Limbes, si une telle chose existait.
Tomàs savait que même décapité, il n’était qu’affaibli. Il voyait bien que la tête et la liane pal-pitaient encore d’une vie corrompue. Il avait besoin des pouvoirs d’un Shaman pour le détruire. C’est ce que racontaient les livres qu’il avait dû lire quand il était en formation. Il pensait que c’était des contes pour enfants, des légendes, à l’époque. Et voilà qu’il avait dû combattre l’un des monstres de ces livres.
- Et maintenant ?
Sa voix vampirique était plus rauque, plus grinçante, moins mélodieuse que sa voix humaine. Mais cela le dérangea moins que le fait qu’elle se tourne ainsi vers lui comme s’il avait toutes les réponses, toutes les connaissances pour les sortir de cette situation.
- Qu’est-ce que j’en sais, Abbie ? grogna-t-il, littéralement.
Il grimaça intérieurement à la minute où les mots sortirent de sa bouche. Abbie ne répondit pas, reportant son regard sur Séraphin, s’efforçant d’assimiler le fait que lui et Tomàs s’étaient trans-formés en monstres. C’est l’hôpital qui se fout de la charité, Abbie ! pensa-t-elle. Mais il restait tout de même cette question : que devaient-ils faire de ça ?
- Il faut que je demande conseil, continua Tomàs d’une voix plus douce.
- Ce ne sera pas nécessaire !
La voix qui retentit soudain près d’eux les fit sursauter. Sans qu’ils s’en aperçoivent, un jeune homme les avait rejoint. Il était vêtu de vêtements simples et bon marché, comme une sorte de vagabond ou l’un des jeunes taggeurs qui squattaient certains bâtiments abandonnés de Buschwick. Et il n’était pas seul : cinq autres personnes, hommes et femmes, vêtus de manière similaire, se tenaient derrière lui. Ils ne paraissaient pas armés et, plus important encore, pas du tout impressionnés par son apparence. Tomàs s’interposa entre l’homme et le Leschein. Celui-ci recommençait à bouger.
- N’approchez pas. Cette chose est dangereuse.
Le jeune homme eut un petit sourire.
- C’est vrai.
- Vous faites partie du Collectif, intervint Abbie.
Sa voix était redevenue claire. Elle avait quitté sa forme vampirique.
- Et vous n’avez pas l’air particulièrement surpris de croiser un vampire dans les égouts, ajouta-t-elle.
- Vous seriez surpris par tout ce que certains d’entre nous savent.
- Qu’est-ce que vous faites ici ? intervint alors Tomàs.
En prononçant ces mots, il avait contourné Tomàs et s’était agenouillé près du corps meurtri. Il tendit la main au-dessus de lui, sans le toucher. Son expression était un mélange de tristesse et de colère.
- Tamaryn nous a prévenus.
- Je pensais qu’il avait coupé les ponts avec vous, fit Abbie, méfiante.
- C’est ce qu’il vous a dit ? fit Jonas, sur un ton amusé, qui déplut fortement à Abbie.
Elle pourrait le vider de son sang, là, immédiatement : en avait-il conscience ? Tomàs, lui, observait les cinq autres, qui n’avaient pas bougé. Il percevait quelque chose d’étrange, chez ces êtres humains, quelque chose qui le dérangeait. Une énergie semblait vibrer au fond d’eux, une énergie assez similaire à celle qui animait le Leschein, assez similaire à celle qu’il sentait chez Abbie, comme s’ils étaient tous issus de la même origine.
Le Leschein s’agita soudain et poussa un grognement, attirant l’attention de tout le monde. Jonas s’éloigna prudemment et les autres se rapprochèrent.
- Vous avez des questions, ça peut se comprendre. Mais il est urgent que nous nous occupions de la créature. Nous savons comment faire. Alors laissez-nous faire.
Abbie fronça les sourcils. Cet homme connaissait son titre vampirique et reconnaissait ainsi qu’elle était reine en son domaine. Mais elle n’aimait pas son ton.
- Vous savez comment faire ? Parfait ! Je vous laisse alors ! railla-t-elle.
Mais personne ne fut dupe, tant son ironie était mordante. Le groupe se tendit soudain et Tomàs sentit que l’énergie commençait à s’intensifier. Jonas soupira.
- J’ai bien conscience que vous pourriez me tuer sur-le champ. Alors si vous le désirez tant, faites-le.
Il se détourna alors, sans plus se soucier des autres, et se plaça debout près du Leschein. Tomàs sentit soudain une force surpuissante grandir en lui. Il recula d’un pas. Abbie s’apprêtait à intervenir.
Non.
Elle se figea. Attends. Regarde.
La voix au fond d’elle était si puissante qu’elle ne put qu’obéir.
Jonas parlait. Il récitait une sorte de poème dans un langage incompréhensible, qui fit frissonner Tomàs et s’agiter son Loup. Abbie fut heurtée de plein fouet par la vague d’énergie. Elle se courba, essoufflée, étourdie. Qu’est-ce que … ?
Les cinq autres membres du Collectif se tenaient en demi-cercle, les mains jointes, les yeux fermés.
Jonas, sans cesser de murmurer, étendit la main. Une faible lueur commença à émaner du corps de la créature. Puis elle s’intensifia et un craquement retentit alors que l’écorce qui recouvrait son corps se craquelait et se déchirait. Le leschein remuait frénétiquement. Sa liane s’agitait en tout sens, ses jambes soulevaient des gerbes d’eau nauséabonde, mais Jonas restait impassible. Puis, de-puis les profondeurs de la poitrine du Leschein, remonta doucement une bulle de lumière bleuâtre. L’une des lianes de la créature essaya de la retenir dans une dernière tentative désespérée, mais elle était trop faible. Quand la bulle fut entièrement sortie, le leschein s’immobilisa, mort.
Abbie, fascinée, s’avança d’un pas. A l’intérieur de la bulle se trouvait une forme recroquevillée, vaguement humaine, comme un fœtus. Jonas se tourna alors vers elle.
- Vous pouvez le prendre, si vous voulez.
Abbie hocha la tête.
Alors la bulle qui flottait au-dessus du corps du Leschein avança vers la vampire et se posa doucement sur ses mains tendues, puis elle disparut. Le petit corps humide qu’elle tenait dans ses mains ressemblait à un tout petit bébé.
- C’est Séraphin ? murmura-t-elle, sans le quitter des yeux.
- Du moins ce qu’il reste de lui. La créature qui l’a infecté s’est nourri de sa force vitale pour grandir, mais elle l’a conservé sous une forme affaiblie pour survivre, répondit Jonas en se rapprochant. Nous allons l’emmener et le mettre à l’abri.
- Comment savez-vous tout cela , murmura-t-elle, sans cesser de regarder le petit être, fascinée.
- C'est compliqué. Je ne peux pas expliquer maintenant. Il faut ramener Séraphin en sécurité.
Abbie ne répondit pas tout de suite. Tomàs sentit la tension monter encore d’un cran et il se rapprocha d’elle. Pour protéger Abbie de ces sorciers ou l’inverse, il ne savait pas trop. Les minutes s’écoulaient et Abbie paraissait prête à garder éternellement le petit corps dans ses bras. Puis elle le tendit au jeune homme.
- Prenez-en soin, murmura-t-elle. Et attendez-vous à me voir débarquer dans votre antre.
Jonas hocha la tête. Abbie échangea un regard avec Tomàs et commença à s’éloigner. Il la suivit, ramassant sa veste au passage.
Une fois réfugié dans le sous-sol de l’hôpital, Abbie s’arrêta et regarda en arrière, dans le cou-loir sombre.
Tomàs ne la pressa pas. Il avait sorti son téléphone portable afin d’appeler Sebastian, mais il attendait… quoi ? Son autorisation ? Son jugement ? Sa colère ? Abbie se passa une main dans les cheveux. Trop de choses s’étaient passées ces derniers jours. Il semblait à la jeune femme que son monde avait été bouleversé du jour au lendemain. Même elle avait changé. En elle dormait une force qui avait paralysée sa Bête pendant le combat alors qu’elle voulait intervenir. La vision d’une brume verdâtre qui s’emparait d’elle passa fugacement devant ses yeux. Elle secoua la tête.
- Merci, se contenta-t-elle de dire doucement.
Tomàs parut estomaqué, une image qui l’aurait fait rire, si elle n’était pas épuisée.
- Mais …
- Écoute, ce n’est pas l’endroit pour une grande discussion. Si tu y tiens absolument, nous l’aurons. Mais rentrons d’abord.
Tomàs hocha la tête.
Ils quittèrent l’hôpital le plus discrètement possible, sans même repasser par la chambre dévastée de Séraphin. Abbie faisait confiance à son clan pour cacher au grand public ce désastre. Après tout, vampire comme loups-garous étaient devenus maitres dans l’art de vivre cachés. Ce n’était somme toute qu’une autre nuit à New-York.
Durant le trajet dans le taxi, à travers les grandes avenues de Brooklyn, Abbie ne pouvait s’empêcher de songer à la ville dans laquelle elle s’était installée depuis déjà trente ans. C’était un endroit parfait pour se cacher : cette ville était aveugle et avait tant de recoins d’ombre dans lesquels on pouvait se fondre et disparaitre. Mais, maintenant, ses yeux s’ouvraient un peu plus : New York paraissait soudain pleine de magie. Pas la jolie magie rose bonbon des contes de fée, non, une magie qui suintait, qui transformait les gens en monstres, qui les corrompait, une autre magie que celle de sa race, pourtant déjà bien maléfique. Ou bien, était-ce la même ?
A côté d’elle, elle entendait Tomàs parler au téléphone. Ça aussi c’était nouveau : plus de secrets entre eux, ou presque plus. La conversation n’avait pas l’air très agréable. Quand elle fut termi-née, Tomas jeta son portable sur le siège à côté de lui. Puis il grimaça et posa sa main droite sur son côté blessé. Abbie posa les yeux sur son flanc.
- Ça va ?
Tomàs se tourna vers elle.
- C’est toujours un peu douloureux mais ça va. Il faut juste éviter les mouvements brusques.
Le silence retomba entre eux et ils s’abimèrent tous les deux dans la contemplation de la rue.
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