Son cappucino était froid depuis longtemps, mais il n’y prenait pas garde. Ses yeux étaient rivés sur la façade de l’immeuble d’en face à travers la vitrine du café dans lequel il s’était installé. Tomàs devait se présenter auprès de son patron dans cinq minutes et il n’avait qu’une envie : retourner auprès d’Abbie et ne plus jamais mettre les pieds à la Fondation Gaïa. Mais il n’en avait certainement pas le droit. Depuis qu’il avait décidé de vivre avec elle, il ne mettait que rarement les pieds dans cette partie de la ville : il la trouvait trop bruyante, trop criarde. Il avait toujours préféré pratiquer son métier d’architecte dans les parties les plus calmes et les plus verdoyantes de la mégalopole. Le calme et l’aspect artistique de l’arrondissement de Bushwick l’avait immédiatement séduit. Il sentait la magie des grandes fresques peintes un peu partout sur les murs. La proximité avec la forêt de Prospect Parc n’y était pas non plus pour rien. Et peut-être que le présence obsédante d’Abbie tenait une grande part dans cet attrait, même s’il n’osait l’avouer à voix haute.
Il avait dévié des objectifs de sa mission, en s’engageant avec la jeune femme, et il craignait les retombées que cela aurait sur sa carrière. Par-dessus tout il craignait les conséquences que cela aurait sur sa relation avec elle si elle découvrait …. Il avait repoussé autant que possible le retour dans son entreprise, mais le message qu’il avait reçu la veille ne pouvait être ignoré.
Avec un profond soupir, il abandonna le café qu’il n’avait pas touché et quitta le petit établissement. Le vacarme de la rue l’assaillit immédiatement. La cacophonie tout autant olfactive qu'auditive commençait déjà à lui donner mal à la tête. Il traversa la rue le plus rapidement possible. La Fondation Gaïa occupait tout le cinquième étage de l’immeuble en pierre de dix étages qui occupait une bonne partie de la rue. Il passa sans hésiter les portes coulissantes et alla directement aux ascenseurs. Au cinquième étage, il pénétra dans l’antre de sa compagnie, un vaste espace chaleureux et silencieux. Il fut presque surpris par le calme et la sérénité qui y régnaient, bien différents de ce qu’il ressentait au même moment. Et puis il se souvint, qu’à cette heure-ci, les employés n’étaient pas encore arrivés.
Ursula était à son bureau à l’accueil : elle leva la tête à son arrivée et lui sourit.
- Tomàs ! Comment vas-tu ? Comment se passe ton congé sabbatique ?
Mon congé… ? Il se racla gorge.
- Bien …Bien, je te remercie. Je venais passer le bonjour à mon frère.
Si elle avait remarqué son hésitation, elle n’en fit pas cas.
- Il est dans son bureau. Il sera ravi de te voir.
Je n’en doute pas, fit une voix légèrement amère au plus profond de lui.
Ses relations avec Sebastian n’était pas au beau fixe depuis qu’il avait décidé de s’installer avec Abbie. Son frère ne comprenait pas vraiment son choix. Mais, et même si cela le mettait en colère, il l’avait laissé faire à sa guise.
Tomàs remercia Ursula d’un sourire et d’un hochement de tête, puis il avança en direction du bureau de son frère. Au bout du couloir de droite, une porte de bois ouvragée, fabriquée dans le tronc de l’un des plus vieux arbres de la Forêt Originelle, marquait l’entrée de l’immense appartement-bureau de son frère. Au moment où il arriva, la porte s’ouvrit. Avec un soupir agacé devant cette démonstration, il entra, feignant une désinvolture qu’il était loin de ressentir.
Une forte odeur bestiale agressa ses sens et il se figea, s’efforçant de contrôler la pulsion qui montait en lui. Qu’est-ce que … ? Interdit, il regarda autour de lui avec méfiance, s’attendant à une attaque. Il vit d’abord son frère, debout face à la baie vitrée, les bras croisés. Il apercevait le reflet de son visage dans la vitre : il avait une expression fermée et presque furieuse. Près de lui, Serguei était avachi dans un fauteuil. Il fumait un cigare et, sous ses épais sourcils gris, fixait un regard sévère sur le nouvel arrivant. Son épaisse silhouette était engoncée dans un costume gris ; ses traits tirés, sa cravate desserrée donnait l’impression qu’il s’était habillé à la va-vite.
Il sentit un mouvement et aperçut du coin de l’œil la silhouette féline de Sheraz au moment où elle le dépassait, laissant une odeur d’encens dans son sillage. Elle était vêtue d’un tailleur noir très strict et de talons hauts, mais son visage à elle-aussi montrait des traces d’épuisement.
Des trois personnages qui l’accueillaient en silence émanaient une énergie hostile et agressive. Il ne s’attendait pas à ce débordement d’émotions.
- Euh… ok, les gars… Que se passe-t-il ? Je sais que j’ai du retard sur mes rapports mais …, bredouilla-t-il.
Sebastian l’interrompit d’un mouvement de la main. Tomàs s’aperçut alors qu’il avait une blessure qui finissait de cicatriser.
- Tu n’es pas au courant ?
- Au courant de quoi ?
Serguei se leva et alla se servir un verre d’alcool au bar.
- Le Sanctuaire a été attaqué il y a trois jours.
Une sueur froide coula le long de la colonne vertébrale de Tomàs. Il se rapprocha du groupe.
- Les Gardiens ont été sauvagement assassinés, continua Sheraz, de sa voix rauque. Le Phylactère a disparu.
- Comment est-ce possible ? Les Gardiens sont nos plus féroces combattants ! s’exclama Tomàs.
Il finissait à peine sa phrase que l’horrible réponse à la question se présenta d’elle-même. Sans prévenir, Serguei se trouva à côté de lui et lui tendit un verre rempli d’alcool fort. Il lui tapota l’épaule, laissant un sillage de fumée de cigare derrière lui. Sans y penser, le jeune homme l’accepta et le but d’une traite. Sebastian eut un rictus qui dévoila ses canines.
- Tu sais très bien quelles créatures sont capables d’une telle trahison, Tomàs.
- Ce serait la guerre ouverte. S’ils ont fait cela, s’ils ont rompu le traité, tu sais bien que …
- Que nos deux clans s’entretueraient ? Je le sais bien, mon frère. Mais la protection du Sanctuaire et de ce qu’il contient est notre responsabilité millénaire.
Sébastian écarta les bras.
- Tout ce que nous avons bâti, la Fondation Gaïa, ne l’a été que dans ce seul et unique but …
Tomàs sentit derrière les paroles prononcées avec tant de fermeté la peine et la honte qu’éprouvait son frère : il avait failli à sa mission, la mission que nos Anciens lui avaient confiée il y avait à peine un an. La Loi de la meute exigeait de lui qu’il répare sa faute … ou qu’il meure.
Tomàs se laissa tomber sur le fauteuil libéré, comme écrasé par le poids de l’héritage de son clan. Ces mois passés avec Abbie avaient été un entracte merveilleux, mais la réalité de ses devoirs venait de le rattraper. Si une guerre se déclarait, alors ils seraient dans des camps opposés. Sensible à sa détresse, Sébastian posa une main sur son épaule. Son frère leva les yeux vers lui.
- Sebastian, il faut en être certain avant de réagir et de les accuser. Il faut des preuves. Et puis…
Il s’interrompit en sentant la main de son frère se crisper puis quitter son épaule.
- Je savais que tu t’étais amouraché d’elle, Tomàs, mais je ne me doutais pas que tu la ferai passer avant ton propre peuple !
Et voilà ! La blessure, la brèche qui s’était creusée entre eux depuis sa décision, s’ouvrait en grand et les engloutissait tous les deux. Tomàs sentait l’influence du déséquilibre causé par la profanation du Sanctuaire, dans son comportement et dans celui de son frère. Mais il ne put se contrôler : la rage et la fureur qui imprégnaient cet endroit et les personnes qui s’y trouvaient furent victorieuses. Il se leva d’un bond et fit face à son frère, plantant ses yeux argentés dans les siens. Il sentait une fureur bestiale l’envahir. Toutefois il tenta de garder la Bête qui se réveillait sous contrôle.
- Ce n’est pas ce qui se passe, Sebastian, grogna-t-il. Comment peux-tu remettre en question ma loyauté ?
Sa voix avait changé et les traits de son visage semblaient prendre une apparence plus animale. De son côté, la silhouette de Sebastian semblait se déformer, ses yeux prenaient une forme plus ovale et ses traits changeaient aussi. Il écarta ses lèvres en un rictus effrayant, montrant de longs crocs luisants.
- Et si je te demande d’aller la tuer, là, maintenant ?
Tomàs ne répondit pas, mais laissa monter un grondement menaçant des profondeurs de sa poitrine. Ses doigts paraissaient soudain plus longs et plus fins. Ils se terminaient par des griffes argentées. Il fit un pas vers le chef de son clan.
- Euh, patron, depuis quand assassinons-nous des gens ? intervint soudain Serguei.
Sebastian se détourna lentement de son frère, fixant son lieutenant de ses yeux d’un rouge profond et celui-ci crut qu’il allait se jeter sur lui. Puis il se calma, reprenant son apparence humaine en quelques secondes. Tomàs suivit son exemple, passant une main lasse dans ses cheveux. Il se rapprocha de son frère, qui était à nouveau perdu dans la contemplations du panorama citadin.
- Écoute, mon frère. Je suis désolé de ne pas avoir été là quand … ça s’est passé. Je sens maintenant à quel point la profanation du Sanctuaire a eu un effet dévastateur sur la meute. Mais il faut raison garder et ne pas se laisser aller à des conclusions hâtives qui auraient des conséquences désastreuses …
Il s’interrompit, attendant de voir s’il avait capté son attention. Quand il se retourna pour le regarder d’un air interrogateur, Tomàs continua :
- Il se passe quelque chose, à Brooklyn et peut-être ailleurs, qui a peut-être un rapport…Abbie a découvert qu’une puissante drogue, aux effets magiques, est apparue dans son domaine. Elle est en train d’enquêter.
- Comment sait-elle … ?
- Elle a senti la magie, quand elle est allée voir l’un de ses amis qui en a été victime.
Sebastian s’approcha de son frère, posant une main sur son épaule :
- Et tu penses que le vol du Phylactère a un rapport avec cette drogue ?
- Je n’en sais rien. Mais elle est apparue au même moment. Et Buhswick est à côté du parc, non loin du Sanctuaire. Je pense que cela vaut la peine de vérifier.
Il resta silencieux de longues secondes, le regard perdu dans le vague. Ses compagnons respectèrent ce silence.
- Nous allons demander une audience au Grand Conseil. Toi, retourne auprès d’Abbie et reste près d’elle. Essaie d’en apprendre plus sur cette drogue et sur son rapport avec le Phylactère, finit-il par dire, d’une voix plus sereine.
Tomàs hocha la tête.
- Et le Sanctuaire ?
- Je suis en train de préparer la cérémonie de purification, répondit Sheraz. Le Nexus est encore stable, mais cela risque de ne pas durer, surtout si la magie se répand dans le quartier. Nous devrons tous être présents. Demain soir, à minuit, sous la lune Chasseresse.
- Très bien.
Après un salut chaleureux à Serguei et Sheraz, Tomàs se détourna pour quitter le bureau.
- Fais attention et … pardonne-moi, entendit-il au moment où il passait la porte.
Il s’arrêta une seconde, se retourna et regarda son frère qui n’avait pas bougé. Il se contenta de sourire et, alors que Sebastian lui rendait son sourire, Tomàs sut que la brèche s’était refermée.
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