« Je comprends pas comment tu peux encore avoir des crocs en mâchant ces bouts d'écorce à longueur de journée... »
« T'en veux ? » ricana Lanzo en agitant son tire-croc sous le museau de Zoé. Le bâtonnet de viande séchée dégageait un arôme à la fois sucré et épicé écœurant.
« Je suis herbivore et même moi je sais que ce n'est pas de la vraie viande ! » dit la hase d'une voix étranglée.
Le chien-gris ramena la friandise à sa gueule et en arracha quelques fibres avec ses molaires. Lanzo avait peut-être encore toute sa dentition, mais elle était mal entretenue : les crocs étaient jaunis et des résidus de viande visiblement anciens étaient coincés entre eux. L'animal au pelage rude et à l'uniforme mal repassé n'était pas du genre coquet.
« Tu pourrais peut-être chiquer du tabac à la place », commenta Zoé. « Quitte à avoir une manie dégoûtante, autant ne pas manger du cul de sanglier séché ! »
« Je pourrais peut-être me mettre à la viande de hase bouseuse... » répliqua le canin en ouvrant sa gueule et prétendant être sur le point de mordre le cou de sa partenaire. Son haleine avait la même odeur que ses tire-crocs, mais pourrie.
Zoé se boucha les narines d'une patte et repoussa l'animal de l'autre. « Approche-toi encore, et tu bouffera mon talon ! »
Lanzo rit de bon cœur et continua de ronger sa friandise. La hase, à cause de son accent méconnu à Chêne, se faisait souvent appeler bouseuse par ses collègues de la police. Ayant grandi dans un des rares et lointains villages à l'Ouest de Chêne, près de l'Orée, elle en gardait les intonations. Son surnom ne la dérangeait pas plus que ça, elle estimait être chanceuse que l'on ne se moque que de ses origines. Lanzo, par exemple, était un bâtard : son père était un chien, sa mère une renarde. On appelait tous les canins croisés des chien-gris – même si le partenaire de Zoé possédait un poil brun-roux. Les autres policiers ne se retenaient pas d'exploiter cette source évidente de railleries, que Lanzo avait du mal à supporter. Ensemble, la hase et le chien-gris formaient un duo de policiers un peu à part, envers lequel le reste du service était au mieux indifférent, au pire méprisant.
Les deux patrouilleurs empruntèrent un vieux pont en bois usé traversant un des canaux de la Sève. La rivière grondait des nombreux moulins à eau la remuant, et les usines sur son bord résonnaient des bruits sourds du travail nocturne. Le parfum pur de la neige et de l'eau était mêlé aux odeurs moins agréables de suie, de sciure et de vase. Le centre des Racines, traversé des branches les plus profondes du delta de la Sève, était presque entièrement industriel ; le long de chaque canal trempaient des roues à aubes de toutes tailles, tournant jour et nuit. La zone bourdonnait ainsi constamment de la rumeur des machines et des outils, mais Zoé appréciait cette atmosphère sonore familière qu'elle traversait à chacune de ses patrouilles nocturnes.
La hase et le canin s'éloignèrent des usines et des larges canaux pour s'enfoncer dans une des ruelles étroites et biscornues des Racines Ouest. Dans ces rues pratiquement désertes, seules leurs lanternes éclairaient les sombres façades de bois, et seules leurs bottes crissaient sur le pavé enneigé. Ces anciens immeubles sentant la mousse dataient en grande partie de l'époque où uniquement les rongeurs vivaient à Chêne ; certains n'étaient encore habitables que par les petits animaux. Ici, pas de galeries de souris au-dessus des trottoirs ni de grandes avenues entre les bâtiments comme au Tronc ou dans les quartiers modernes : deux loups auraient du mal à se croiser dans la plupart des ruelles, et un sanglier pourrait y rester coincé. C'est pour cela que Zoé et Lanzo patrouillaient toujours dans cette zone : la police de Chêne avait besoin de lièvres assez grands pour faire figure d'autorité parmi les rongeurs, et de canins assez petits pour passer les portes. Lanzo avait hérité de la taille des renards et de la robustesse des chiens, un croisement idéal pour les patrouilles des vieux quartiers. Zoé, quant à elle, était particulièrement grande pour son espèce. Il existait un débat permanent entre les deux partenaires sur qui était le plus grand.... Le verdict variait selon l'inclusion ou l'exclusion des oreilles dans la mesure.
Le peu d'habitants racinois n'étant pas déjà couchés ou en train de boire dans une taverne, marchait rapidement et les yeux baissés dans la lumière projetée par la patrouille. Mais une loutre aux habits usés arrivant en face d'eux sembla surprise par leur présence, et essaya de se cacher derrière le tronc d'un arbre pour échapper à leur attention - ce qui ne fit que la rendre davantage suspecte. « En voilà une, » grommela Lanzo en rangeant son tire-croc dans la poche avant de sa chemise, dont le bord était bruni à force de contenir ses friandises à moitié mâchées. Zoé s'approcha avec lui de la loutre dont la silhouette dépassait de sa cachette. Sentant la lumière des lanternes sur elle, l'animale jeta un regard dérobé aux policiers et comprit qu'elle était vue ; elle resta néanmoins derrière son tronc, ne sachant pas quoi faire d'autre. « Hé là, maîtresse loutre ! » interpella le chien-gris. « On est perdue ? »
La suspecte, ses pupilles contractées par la lumière, regarda avec appréhension les deux uniformes l'encadrer et forma le mot non sur ses babines plus qu'elle ne le prononça. Malgré son pelage fade et sa peau brunie, elle était visiblement très jeune. Elle dégageait une odeur pitoyable de poils mouillés et de vêtements mités.
Lanzo insista : « Non ? Tu es du quartier alors ? Où est-ce que tu habites ? »
La loutre balbutia : « Dans... dans la... rue de... de... »
« On revient des courses ? Si je soulève ce manteau, je vais trouver de la viande ? Ou plusieurs porte-feuilles, peut-être ? »
Même si Lanzo était un petit canin, il surplombait la jeune loutre d'une bonne tête et était à présent tout près d'elle ; Zoé devinait qu'elle pouvait sentir son haleine épicée. La petite carnivore détourna son museau et dit faiblement : « J'habite ici, m'sieur, j'vous jure... »
« Si je te demande tes papiers, » intervint Zoé, « tu en auras à me montrer ? »
La suspecte baissa les yeux et ne dit rien.
« Tu vas répondre à ma partenaire ? » grogna Lanzo. « Ou tu veux que je me fâche ? »
« J'habite ici, m'sieur ! » couina encore la loutre, collée contre le tronc derrière elle, « J'habite ici ! C'est vrai ! »
Zoé poussa un soupir ; ils l'avaient suffisamment secouée comme ça. « Ça ira, petite, on a pas envie de perdre du temps à ramener au poste des sacs à puces dans ton genre. Retourne derrière le mur, et que je te revoie plus dans les Racines. Allez, fous le camp ! »
« J'habite ici, » répéta la loutre d'une voix tremblante, qui fit quand même demi-tour et trotta vers là d'où elle venait. Les policiers reprirent leur patrouille. Ils devaient ouvrir l’œil sur les animaux à la démarche furtive et aux habits trop usés : ceux-ci pouvaient venir de Dédalée, le secteur délabré situé à l'extérieur de l’Écorce. Les dédalois traversaient souvent le mur en construction d'Ouest en Est pour commettre toutes sortes de larcins.
« Tu l'as lâchée vite, » reprocha Lanzo.
« Elle était jeune et apeurée. Ça m'étonnerait qu'elle revienne. »
« On aurait dû la fouiller... »
« Pour trouver les quelques œufs de serpent qui vont la nourrir pour la semaine ? Parfois, il vaut mieux pas savoir. Si on la fouille pas, on la laisse pas partir avec de la nourriture volée. »
« Un vrai petit sujet des ours ! » ricana le canin.
« N'importe quoi ! » s'offusqua la hase. « J'ai pas besoin d'être une bonne pratiquante pour agir comme une animale décente ! »
Le policier haussa les épaules et récupéra le tire-croc dans sa poche pour recommencer à le mordiller. Parmi les nombreuses différences qui distinguaient les deux partenaires, il y avait leurs pratiques respectives de la religion forestière : Zoé avait reçu une éducation traditionnelle dans son village et était une fervente adepte du culte ursidé. Elle gardait constamment autour de son cou un pendentif doté d'une petite statuette en ambre représentant un ours – sa possession de la plus grande valeur, aussi bien affective que pécuniaire, passée de génération en génération au sein de sa famille. Lanzo vénérait aussi les ours à sa façon : discrètement, paresseusement et cyniquement.
Le canin s'était soudain arrêté de mastiquer. Ses oreilles abîmées se dressaient sur sa tête. Zoé fit de même, et entendit une agitation venant de quelques immeubles plus loin. Ils pressèrent le pas ; il s'agissait du bruit d'une foule piétinant la neige et discutant avec urgence. Ils passèrent un angle pour rejoindre un mouvement de convergence des habitants, qui sortaient des portes pour suivre les autres en direction de la commotion. Plus loin devant, une troupe hétéroclite de racinois, certains en habits d'hiver, d'autres en pyjama, s'agglutinait contre l'entrée d'une ruelle étroite. Un rat parmi eux bouscula ses voisins pour s'extirper du groupe et vomir sur le trottoir enneigé ; leur curiosité stimulée, ceux les plus en arrière se dressèrent sur les pointes de leurs pattes pour tenter de mieux voir.
Zoé et Lanzo dégainèrent leurs matraques et tentèrent de pénétrer la foule que de nouveaux badauds venaient grossir chaque seconde. « Police ! Poussez-vous ! Laissez passez ! » Parmi le mélange d'odeurs des différents civils, Zoé en capta une particulièrement intense, métallique : celle du sang. Elle devança son partenaire en parvenant à se faufiler entre les observateurs. Après une ultime bousculade, elle put enfin voir la raison de l'agitation : quelques pas vers le fond de la ruelle, gisait entre deux tas d'ordures gelées le corps massacré d'un canin, ses entrailles luisantes répandues sur la neige. Il y avait du sang partout, qui formait une mare autour du corps et dégoulinait des murs autour. Par les ours ! Retenant un réflexe vomitif, Zoé serra son pendentif du culte ursidé à travers son uniforme. Puis elle se retourna pour contrôler la foule : « Reculez ! » cria-t-elle. « Laissez la police travailler ! ».
Lanzo surgit de leurs rangs, essoufflé et l'uniforme encore plus débraillée qu'à son habitude. Découvrant le corps, il eut une réaction similaire à celle de sa partenaire, puis se décida à s'approcher, laissant Zoé gérer les civils... Mais ces derniers, excités par la stupeur et le dégoût, continuaient d'avancer, ceux derrière poussant ceux devant et se bousculant de plus en plus brutalement ; des violences risquaient de se déclencher. « Calmez-vous ! » tenta la hase. « Vous allez piétiner le corps ! Rentrez chez vous ! » Mais rien n'y fit, les voix excitées se transformaient en cris, et les bousculades en coups. Une musaraigne fut poussée et tomba dans la neige piétinée.
« Foutez le camp, bande de merdeux ! Ou je vous broie les genoux ! » aboya soudainement Lanzo qui revint à grands pas vers les racinois, agitant sa matraque au dessus de sa tête. Zoé eut peur que le chien-gris exécute sa menace, étant véritablement en colère, mais les autres animaux des premiers rangs eurent la même pensée ; poussant en arrière d'un commun accord, ils l'emportèrent sur ceux du fond et la foule recula jusqu'à l'entrée de la ruelle. Lanzo y traça une ligne dans la neige avec sa matraque. « Le premier qui dépasse cette ligne rentre chez lui en rampant ! Et fermez bien tous vos gueules ! » Les racinois serrèrent leurs babines et le silence s'installa.
Zoé s'approcha du corps, se demandant ce qui avait autant enragé son partenaire. Lorsqu'elle comprit la raison, son cœur s'arrêta : la victime était une des leurs. Son uniforme était en lambeaux et recouvert de sang, mais on pouvait toujours reconnaître celui d'une policière. C'était une renarde... et elle avait été dévorée. Que la Forêt nous protège ! L'acte était incontestable : des empreintes de morsures étaient gravées dans la chair en des dizaines d'endroits et... il y avait un trou dans le ventre. Une absence de matière là où aurait dû se trouver de la peau, de la graisse, des entrailles... Un morceau de la victime qui était probablement, en ce moment même, en train d'être dissolu par les acides gastriques de l'estomac du meurtrier. Un acte de zoophagie – une pratique monstrueuse qui avait quasiment disparu depuis la fin de la Guerre des Prédateurs. La policière n'aurait jamais cru en découvrir un de toute sa vie...
Elle frissonna, puis étudia le visage de la victime - il ne lui était pas familier. N'étant qu'une simple patrouilleuse, Zoé n'avait pas le droit de toucher le corps, mais devait le garder jusqu'à l'arrivée des inspecteurs tout en interrogeant les témoins. Elle s'avança cependant autant qu'elle l'osait sans marcher dans la flaque de sang et rapprocha sa lanterne des plaies pour les observer. Les morsures et griffures avaient été causées par une grande mâchoire et de longues griffes ; en plus du trou dans l'abdomen, une partie de la gorge avait également été arrachée. Le tueur était un grand carnivore. Mais il y avait quelque chose que la patrouilleuse avait l'impression de manquer... Si seulement elle pouvait...
« Salopards de lèches-couilles, » grogna avec haine Lanzo qui avait rejoint la hase. Les canins aimaient faire référence aux félins sous ce terme moquant leurs prétendues habitudes de toilette. « C'est un parasite de chat qui a fait ça ! Ils préfèrent tuer plutôt que travailler pour leur viande ! »
« Calme-toi ! Et parle moins fort ! » chuchota Zoé.
« Et pourquoi ça ? » dit le chien-gris, toujours aussi fort.
« On ne veut pas déclencher un mouvement de haine contre les félins ! »
« Vraiment ? On veut pas ça ? » Mais Lanzo avait baissé le ton.
« On ne sait même pas encore si le tueur est un félin, » ajouta Zoé. Toutefois, son partenaire avait probablement raison. Il était plus plausible que cette canine ait été tuée par les vieux ennemis de son ordre. Quiconque l'avait dévoré n'avait pas seulement faim, sinon quoi il aurait attaqué une proie plus facile: quelqu'un avait un croc contre les chiens, ou la police, ou les deux...
Les suspicions de la hase se tournèrent naturellement vers la pègre des Tigres qui sévissait dans les Racines. Les tigres étaient des créatures légendaires de l'Est au-delà de la Forêt, prétendument plus grandes que des ours et aux pelages à motifs bariolés. Les félins composant les rangs de la pègre du même nom croyaient que la légende était réalité, et se teignaient les poils et les vêtements de toutes les couleurs en référence aux monstres qu'ils imitaient. La police les appelait les chats-bouffons. Les policiers canins, beaucoup plus nombreux que leurs contreparties félines, étaient particulièrement impitoyables envers les Tigres comparé au reste des hors-la-loi. Ce crime ressemblait fâcheusement à des représailles.
« C'est donc à ça qu'on est condamnés ? » résonna soudain une petite voix derrière les policiers, qui se retournèrent vers la foule au bout de la ruelle. La voix appartenait à la musaraigne qui était tombée dans la neige, et se tenait à présent debout et grelottante, ses vêtements trempés. « Nous avons traversé le Limace, » continuait-elle, des larmes coulant de ses yeux, « nous avons creusé les arbres dans l'espoir de vivre en paix à l'abri des prédateurs. Mais ils sont revenus, n'est-ce pas ? Ils ont recommencé à chasser dans nos rues ! Et la police est incapable de nous protéger ! Nous ne pouvons plus compter que sur les ours ! »
« Silence, petite rate ! » s'exclama Lanzo en faisant un pas vers elle ; la minuscule rongeuse disparut rapidement entre les flancs de ses voisins... mais un murmure s'éleva des civils qui avaient étés touchés par ses paroles. Serrés les uns contre les autres dans la nuit froide, leurs visages exprimaient chagrin et inquiétude. Zoé aussi, éprouvait le besoin de la protection des ours ; elle contempla avec embarras ses congénères chênoix, voulant leur dire quelque chose mais ne sachant pas quoi. Leurs mots étouffés s'échappaient de leurs gueules, sous forme de bouffées de vapeurs qui se rejoignaient au-dessus de leurs têtes et se dissipaient dans le noir. Il y a vraiment quelque chose qui m'échappe, pensa la hase.
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