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tome 1, Chapitre 2 « LA MAISON-ARBRE » tome 1, Chapitre 2

HIVER

La porte du vestibule était encore coincée.

Horace poussait, tirait, secouait la poignée depuis une bonne minute, mais le stupide bout de bois ne bronchait pas. Essoufflé et en colère, le vieux mulot lui donna un futile coup de patte que ses orteils lui reprochèrent immédiatement... Grommelant des injures, il boitilla jusqu'à la fenêtre et tambourina dessus - aucun de ses aides de maison, eux aussi des petits rongeurs, ne pourraient l'aider. Il vit la vieille casquette à carreaux de Basile, ainsi que sa fumée de cigarette, dépasser du portillon de son jardin. L'animal avait déjà arrêté un cocher et attendait que son maître le rejoigne, n'entendant pas les coups sur la vitre. Horace, jurant de plus belle, ouvrit brusquement les battants ; l'air froid chargé du parfum de la neige lui mordit le museau et fit frémir ses moustaches. « Basile ! Basile, venez m'ouvrir s'il-vous-plaît ! » cria-t-il. Les oreilles grises du gros ragondin ne s'agitèrent pas, la fumée continuant de s'élever tranquillement au-dessus d'elles. « Basile, foutre d'ours ! » hurla Horace. « Venez défoncer cette chiure de porte, espèce d'imbécile ! ».

Les oreilles de Basile s'étaient dressées dès le foutre d'ours, mais Horace ne laissait jamais un juron sortir de sa gueule non accompagné. A présent, le yeux de son garde du corps regardaient par-dessus le portillon. Horace agita vivement son petit bras à travers la fenêtre comme une queue de sanglier chassant les mouches ; Basile interpréta cela comme signe de venir et s'empressa de traverser le petit jardin enneigé, jetant son mégot sur le trottoir. Ses courtes jambes de ragondin trottèrent pour amener son grand corps rond à l'entrée. Horace ferma brutalement sa fenêtre et se présenta devant la porte, que Basile ouvrit sans effort. « Encore un problème avec la porte, patron ? »

« Non, j'aime juste m'aérer les bras et m'éclaircir la gorge à travers la fenêtre ! » Le petit rongeur réajusta ses lunettes, serra l'écharpe autour de son cou, enfonça le haut-de-forme sur sa tête et s’élança à travers la neige avec les plus grandes enjambées que lui permettaient ses courtes jambes. C'était loin d'être la première fois qu'il avait recours à ce rituel matinal pour que Basile vienne le libérer de sa propre demeure : l'un des inconvénients de vivre dans une vieille maison-arbre. Un autre était que sa propriété était si petite qu'il n'avait pas la place pour un garage à voiture, et chaque matin son garde du corps devait sortir à l'avance sur son trottoir pour interpeller un cocher.

Mais pour rien au monde, Horace n'aurait voulu vivre ailleurs. Alors qu'il atteignait son portillon, il se retourna un instant pour contempler son chez-soi : un vénérable chêne aux longues et nombreuses branches, dégarnies en cette saison. Les couches extérieures du tronc avaient été creusées en galeries circulaires, constituant les étages du lieu de vie. Des rangées de fenêtres rondes trouaient l'écorce sur tout le pourtour de l'arbre et laissaient entrer la lumière du soleil à toute heure de la journée. Une telle maison conservait une température intérieure agréable toute l'année, et diffusait dans chaque pièce des senteurs de bois et de résine uniques... Mais cette architecture vivante changeait avec le temps, et une porte coincée ou une vitre cassée y étaient monnaie courante.

On appelait également ces maisons-arbres des maisons fondatrices, car il s'agissait des touts premiers types d'habitations construits par les rongeurs pour remplacer les terriers. La place forte de la ville, appelée le Nichoir, avait été creusée dans le tronc d'un chêne immense, le plus grand de la Forêt selon la légende. C'était de là que la ville tenait son nom : Chêne. Aujourd'hui, nombre des maisons-arbres avait pourri et rejoint la terre, car la plupart avait été creusée à l'origine trop près du cœur de leur tronc. Jugées vétustes, celles tenant encore debout au centre-ville étaient progressivement réaménagées en tavernes, bordels et autres bâtiments peu flamboyants – ou tout simplement détruites. La construction de nouvelles maisons-arbres était devenue interdite depuis longtemps pour préserver le plafond de feuilles de la ville ; on ne bâtissait donc plus que des maisons modernes en planches ou des terriers sous le sol. La plupart des riches rongeurs comme Horace vivaient dans de grands domaines sur les hauteurs de Chêne, avec des garages à voiture et des portes qui s'ouvraient... Mais ils auraient tous abandonné leurs propriétés luxueuses pour une maison-arbre telle que celle de Horace, car celui-ci possédait quelque chose qui ne pouvait s'acheter : le prestige.

Le mulot fut tiré de sa contemplation par la respiration bruyante de son garde du corps à côté de lui ; lui aussi regardait l'édifice avec curiosité, comme s'il cherchait à voir ce qui captivait autant son maître. La tête renversée en arrière et la gueule grande ouverte, ses longues incisives oranges semblaient vouloir s'en échapper... Horace était sur le point de commenter son air stupide, mais réalisa qu'il avait certainement le même. Il se contenta donc de se racler la gorge et pivota sur ses talons... pour découvrir la moitié supérieure d'un gros chien au pelage dru surplombant son portillon fermé.

« Bonjour, cher voisin ! » chantonna le gros chien, qui s’appelait Umberto, était en effet son voisin et représentait ainsi le troisième inconvénient de vivre dans cette maison-arbre : avoir des gros chiens comme voisins. Le quartier, qui allotissait des terrains de plus en plus réduits, était peu à peu conquis par la petite bourgeoisie ; à cause de cela, des grands carnivores moyennement fortunés pensant faire partie de l'élite des chênoix, se permettaient d'interpeller un conseiller par-dessus son portillon. La moyenne fortune que possédait Umberto, il la tenait d'une carrière de pierre à son nom, et avait le crâne aussi dur que le matériau qu'il vendait. Aujourd'hui, l'animal portait l'un de ses costumes à queue de pie ridicules, ostensiblement cher et maladroitement ajusté.

« Ce sera monsieur le conseiller pour vous, monsieur Umberto » Déclara Horace avec impatience. « Bonne journée. » Il commença à avancer tandis que Basile lui ouvrait le portillon, espérant que le chien cède place, mais celui-ci garda sa position ; le petit mulot se retrouva face à ses épais mollets, agressé par son parfum prétentieux.

« Un instant, votre Grâce, » Insista Umberto par-dessus son ventre saillant avec un sourire carnassier, « j'aimerais vous parler de votre maison. »

« Je sais bien de quoi vous voulez me parler, et je n'ai pas le temps ! » s'impatienta le conseiller ; mais son voisin ne bougeait pas, et il fut forcé de reculer de quelques pas pour ne pas avoir l'impression de s'adresser à ses testicules.

« Le temps est justement le problème, » rétorqua le chien dont le sourire commençait à s'aplatir, « votre branche s'est encore rapprochée de mon toit ! » Il pointa de la griffe la branche en question comme si Horace ne savait pas déjà de laquelle il s'agissait.

Le mulot regarda malgré tout machinalement : l'une des branches principales de son chêne était, comme à son habitude, penchée au-dessus de l'ignoble maison de pierre de son voisin. Les canins étaient tous des brutes sans le moindre goût, qui défiguraient l'urbanisme de Chêne avec leurs nouvelles maisons dures, sans chaleur ni odeur. A chaque fois qu'Horace avait le malheur de tourner son regard vers la lugubre demeure de son voisin, si proche d'une des plus vieilles merveilles d'architecture de la ville, il avait un pincement à son vieux cœur.

« Elle est descendue de vingt-quatre centimètres cette année ! » continuait Umberto derrière lui. « Contre dix-neuf l'année dernière, et seize l'année d'avant, j'ai mesuré ! A ce rythme, un de ces matins je vais retrouver votre chambre à coucher dans mon grenier ! »

Très bien tu veux jouer à ça, con de clébard ? Pensa Horace. Il se retourna vers son voisin, imitant son sourire féroce. « Ce sont peut-être vos pierres qui poussent ? ».

Les oreilles avachies du gros chien se penchèrent en arrière, et les coins de sa babine supérieure se soulevèrent. « Votre arbre est mort, maître mulot, et j'ai le droit d'exiger que l'on coupe cette branche pour des raisons de sécurité ! »

« Ma maison va très bien, maître chien. Comme vous l'avez dit vous-même, ça fait des années que ma branche pousse au-dessus de chez vous. Elle ne descend pas, elle s'épaissit ! »

« Et votre feuillage, il s'épaissit peut-être ? Il en a poussé tout juste une poignée l'année dernière ! Et croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir, je dois le faire balayer chaque automne ! »

Horace commençait à avoir froid en restant planté dans la neige à la sortie de son jardin... Il était tenté de filer entre les jambes de son opposant, mais sa dignité le lui interdisait. « Si vous vous sentez autant menacé par ma branche, vous n'aviez qu'à empiler vos pierres ailleurs ! »

« Vous l'aurez cherché, je vais aller me plaindre... »

« Mais vous ne faites que ça, cher voisin ! »

« ...aux autorités compétentes ! »

« Au Conseil, vous voulez dire ? » s'esclaffa le rongeur. « Rassurez-vous citoyen, votre plainte a été dûment notée... pour la cinquantième fois ! » Avant que l'autre ait le temps de rétorquer, Horace s'adressa à son garde du corps : « Basile, il semblerait que monsieur Umberto se prenne pour mon portillon, auriez-vous l'obligeance de l'ouvrir ? »

Basile s'exécuta et poussa poliment mais fermement le chien qui, malgré sa grande taille, se laissa faire, stupéfait. Le conseiller passa devant lui sans perdre de temps.

« Vous autres politiciens n'êtes pas censés être à l'écoute de vos concitoyens ? » envoya Umberto d'un ton scandalisé. « Ou alors les carnivores sont-ils encore des moins que rien à vos yeux ? »

« Bonne journée, monsieur Umberto. »

Sans adresser de dernier regard à son voisin, le rongeur s'installa à bord de la voiture arrêtée par son garde du corps. « Le Nichoir, s'il-vous-plaît », dit celui-ci au cocher, avant de monter à son tour et de s’asseoir en face de son maître.

Pendant que le cocher mettait en marche ses sangliers, Horace regarda par la fenêtre ; Umberto avait tourné les talons et rentrait chez lui, la tête et la queue basses. Les branches nues de la maison-arbre s'étiraient au-dessus des constructions voisines et de la rue. Cet hiver, elles étaient chargées de crêtes de neige et de barbes de glace, mais au printemps, leurs feuilles tacheraient d'ombres dansantes tous les environs... ou du moins Horace l'espérait. Ce sale molosse était parvenu à le rendre furieux - non pas que ce fut difficile, le vieux rongeur avait une longue liste de sujets qui l'énervaient, et sa maison-arbre y était placée haut. Il fallait bien admettre que le chêne dans lequel la bâtisse était creusée n'avait pas donné beaucoup de feuilles ces dernières années... Mais il ne s'agissait que d'une brève période de fatigue dans sa longue vie en pleine santé. Le père du vieux mulot le lui avait assuré, comme son père avant lui : les fondateurs de cette maison avaient bien pris soin de ne pas la creuser trop près du cœur du tronc... Non, décidément, ce chien n'avait raconté que des foutaises ! La seule chose sur laquelle il avait vu juste était la dernière : le mulot considérait bel et bien les grands carnivores comme des moins que rien. Des parasites encombrants et primitifs, tout juste bons à s'entre-tuer et à chercher la destruction de la société bâtie par les rongeurs, comme Umberto cherchait celle de la maison-arbre d'Horace.

Ceci le fit penser à l'ordre du jour du Conseil auquel il se rendait ce matin. Il sortit sa montre de la poche de son veston : neuf heures moins le quart déjà ! Le molosse avait évidemment réussi à le mettre en retard ! A croire que sa vocation était de pourrir la vie de son voisin ! Le mulot tambourina à la paroi de la voiture du côté du cocher. Celui-ci, un belêt, ouvrit la fenêtre donnant sur l'habitacle et tendit son long cou pour y faire apparaître sa tête. « Oui chef ? »

« Plus vite, cocher ! Mon temps est précieux! »

« On va aussi vite qu'on peut, chef, on est pas tirés par les daims de la Garde ! »

La voiture descendit les rues sinueuses du quartier résidentiel des Basses-Feuilles Est où vivait Horace ; elle s'engagea dans le boulevard Sève qui longeait la rivière du même nom, pour rejoindre les grandes avenues du Tronc où se trouvait le Nichoir. La topographie des plus anciens quartiers de Chêne formait justement la silhouette d'un grand arbre : couché sur le flanc des collines, le cœur de son tronc était traversé par la rivière Sève qui se séparait en delta avant de se vider dans le fleuve Limace. C'était de là que venaient les noms des trois premiers et principaux arrondissements de la ville : les Feuilles dans les hauteurs au Nord, avec leurs boutiques de luxe et maisons aux vastes jardins ; le Tronc au centre-ville, avec ses bâtiments administratifs, banques et commerces ; les Racines autour du delta au Sud, avec leurs quartiers pauvres, leurs nombreux quais et toute l'industrie. La silhouette emblématique du Vieux Chêne s'était cependant peu à peu estompée avec l'expansion des quartiers modernes tout autour.

Alors que la voiture roulait des Feuilles au Tronc, les murs, haies et clôtures de jardins cédèrent aux façades d'immeubles et de commerces, et la circulation s'épaissit. La variété des véhicules roulant au centre ville était à l'image de celle de ses habitants : en dehors des voitures comme celle qu'occupaient Horace et son garde du corps, on pouvait croiser toutes sortes d'autres moyens de transports, allant du bus-sanglier pour petits rongeurs à la carriole pour grands carnivores attelée à quatre bêtes, en passant par les pousse-pousses tirés directement par leurs cochers. En ajoutant à cela les sangliers montés, les charrettes de marchandises, les bicyclettes, les brouettes, les soldats de la Garde sur le dos de leurs daims, on obtenait... un énorme bouchon.

Horace ouvrit sa fenêtre et y passa sa petite tête pour constater la gravité de la situation : plus rien ne bougeait, le nœud de véhicules semblait indépêtrable. Les cochers les conduisant, incluant celui du conseiller, s'engueulaient à l'unisson, et les sangliers profitaient de l'arrêt pour faire leurs besoins. Au-delà de ce chaos de bruits et d'odeurs, à travers la brume de vapeur émanant des bêtes, on pouvait voir le sommet du Nichoir à seulement une centaine de mètres au bout du boulevard. Horace referma la fenêtre et regarda à nouveau sa montre : neuf heures dix. Foutre d'ours ! « Descendez, Basile », décida-t-il en ouvrant sa portière, « nous passons par la haute-ville ».

« La haute-ville ? Mais, patron... »

« Aidez-moi à descendre voulez-vous ? »

Pour un petit mulot tel que Horace, sauter d'une voiture en l’absence de trottoir relevait de l'acrobatie. Basile descendit avant lui et présenta ses pattes jointes sous le marche-pattes pour en prolonger sa longueur. « Patron », il reprit tandis que son maître marchait sur ses paumes, « je suis trop gros pour la haute-ville... »

« Mais non, Basile, vous avez juste une forte ossature. » Le petit rongeur atteignit le sol couvert de neige fondue, puis zigzagua entre les roues et sabots immobiles en direction du trottoir, suivi tant bien que mal par son garde du corps. Le trottoir lui-même était tout aussi chargé que la rue et canins, félins et autres grands animaux l'arpentaient en continu. Heureusement, une rampe de souris se trouvait à proximité ; Horace se mit à grimper ses marches d'un pas soutenu et s'éleva rapidement au-dessus des piétons au sol. La rampe débouchait sur une galerie couverte, fixée entre le rez-de-chaussée et le premier étage des bâtiments le long de la rue. Ici circulaient tous les petits animaux comme Horace, sans risque de se faire piétiner. Les quartiers les plus denses de Chêne étaient tous équipés de ces aménagements, que l'on appelait communément galeries de souris. En empruntant ces réseaux élevés, on accédait à la haute-ville : le toit d'un immeuble de grand animal pouvait abriter tout un patté de maison de petits rongeurs.

Tel était le modèle d'urbanisme devenu inévitable, dans une ville où une minorité d'immigrants carnivores prenait presque autant de place que la majorité de rongeurs y vivant depuis sa fondation. Horace trouvait la situation grotesque et terriblement onéreuse, mais se consolait en se disant que les citoyens chênoix de pure souche conservaient leur juste place dans la société : en haut. Vus d'ici, les chiens et chats encombrant le boulevard Sève ne semblaient plus si grands... mais leur puanteur, se mêlant à celle des bêtes, n'épargnait malheureusement pas l'odorat des rongeurs les surplombant.

Le mulot constata qu'il avait fait le bon choix d’abandonner son cocher, celui-ci étant toujours en train de couiner et gesticuler au milieu d'un embouteillage se prolongeant jusqu'au Nichoir. Le belêt n'avait probablement même pas remarqué que ses passagers étaient descendus ; le vieux rongeur ricana intérieurement en s'imaginant la tête que l'animal ferait en découvrant sa voiture vide cent mètres plus loin et une heure plus tard.

Basile était parvenu à monter la rampe de souris et se tenait voûté sous le toit de la galerie, le souffle court. Les bas-villois comme lui, assez grands pour emprunter les trottoirs au sol, n'avaient pas l'habitude de monter et descendre autant d'escaliers pour circuler en ville. « Déjà fatigué, Basile ? » Commenta son maître, qui malgré son âge respirait normalement. « Allez, en marche ! Et passez devant, que je ne vous perde pas ! »

Le gros garde du corps poussa un profond soupir et se mit à pousser comme il pouvait à travers la foule de petits piétons stupéfaits, ponctuant ses bousculades de « Pardon », « Désolé », « Excusez-moi ». Avec Horace suivant tranquillement dans son sillage, ils empruntèrent une seconde rampe pour accéder à la haute-ville elle-même. Ils passèrent entre les plus petites versions des bâtiments sur les toits desquels ceux-ci étaient construits, avec leurs petits commerces, leurs petites maisons et leurs petits haut-villois vacant à leurs petites occupations. On y trouvait également de nombreux carrés de terre gelée qui serviraient de potager une fois la neige fondue, la vaste majorité des habitants des lieux étant herbivore.

Passant de toit en toit, ou de quartier en quartier, par des ponts suspendus au-dessus des rues de la basse-ville, le ragondin et le mulot s'approchèrent rapidement du Nichoir. Pour traverser le large boulevard Sève et atteindre leur destination, ils empruntèrent des galeries construites entre les branches de deux arbres surplombant chaque côté. Il était peut-être interdit de creuser dans les troncs, mais rien n'empêchait de construire autour ; ainsi, les arbres du centre-ville se confondaient avec les bâtiments au milieu desquels ils poussaient, la haute-ville grimpant dessus comme de la vigne.

Une fois à l'autre bout de l'embouteillage, ils redescendirent au niveau du sol pour atteindre l'entrée de la place forte. Celle-ci était entourée d'une douve dérivant de la rivière Sève et accessible par un pont que franchirent les deux animaux. Ils passèrent sous le rempart Est, salués par une paire de soldats surpris de voir un conseiller arriver à pattes. A l'intérieur des murs se trouvait le chêne légendaire dans lequel avait été creusé le Nichoir. Ce n'était depuis bien longtemps plus qu'une souche, mais l'édifice demeurait encore imposant. Sur son sommet avait été bâti un grand toit à quatre versants, complètement blanc en cette saison ; à la pointe du toit, flottait le drapeau de la ville : un arbre doré sur fond vert et brun. Les énormes racines de l'ancien chêne traversaient l'intérieur de la place forte dans toutes les directions, sectionnant l'espace comme les parts d'une gigantesque tarte. Aux extrémités de chaque racine avaient été érigées de hautes tours, reliées une à une par les remparts fermant l'enceinte. Remparts et tours étaient en pierres – l'une des rares utilisations du matériau dans la ville, sa valeur défensive compensant ses lacunes esthétiques.

Les deux rongeurs traversèrent la cour de l'entrée avec sa caserne et ses écuries de daims ; puis ils empruntèrent des escaliers taillés dans une des racines pour atteindre l'autre côté. La section voisine abritait un grand jardin où poussaient habituellement chardons, jonquilles, fraisiers parmi d'autres plantes typiques de la Forêt, mais n'était actuellement qu'un vaste champ de neige vierge. Enfin, ils se présentèrent devant une seconde paire de gardes encadrant une porte donnant sur l'intérieur du Nichoir. Basile, hors d'haleine, alla s'effondrer sur un banc du jardin et commença à se rouler une cigarette ; il devait laisser son maître là. Horace regarda une dernière fois sa montre : le Conseil aurait déjà commencé sans lui.

Il pénétra dans la vieille souche. L'intérieur de l'arbre avait cessé de générer un parfum de résine depuis bien longtemps ; à la place, l'air était chargé des émanations de poussière et de moisissure. Les grands couloirs ovales traversaient le bois comme les galeries d'immenses termites. Les sols étaient couverts de longs tapis vert sombre, les murs parés de portraits austères de conseillers oubliés. Les fenêtres rondes aux lourds rideaux étaient rares, relayées par des lampes à huile dont la lumière perçait à peine la pénombre. Tous les sons étaient absorbés par les surfaces de bois brut, et il semblait que l'intérieur du Nichoir était plongé dans un silence éternel. Le mulot ouvrit une grande porte à double battants, annonçant son entrée par un grincement tapageur.

« Ce n'est qu'une bande d'agitateurs ! » déclarait Martin le raton-laveur, visiblement échauffé. « Ils n'ont pas la cervelle ou les tripes pour faire autre chose que grogner ! » Sa voix profonde remplissait l'espace de la Grande Salle où avait lieu le Conseil. De forme parfaitement circulaire, la pièce comptait comme seul mobilier une large table hexagonale, cernée par six sièges aux hauts dossiers. Ces meubles étaient faits du même bois dans lequel avait été creusé le Nichoir. La lumière du jour pénétrait les lieux par un grand vitrail rond représentant un chêne ; ses rayons colorés tachetaient les scènes historiques gravées à même les murs, dont la peinture s'écaillait avec le temps.

« Leur commandant semble être plus qu'une grande gueule », rétorqua Faustine la lapine de son habituel ton sec et autoritaire, « ses antécédents militaires le prouvent... »

« Eh bien, il a chassé quelques bandits armés de bâtons et de frondes ! C'est tout l'accomplissement qu'un militaire peut espérer de nos jours, autrement dit pas grand chose ! »

Horace s'était installé à sa place entre Martin et le hérisson Léopold, sur un petit siège adapté à sa taille. Les autres animaux n'avaient pas été perturbés par son entrée, et il n'interrompit pas non plus leur conversation - un conseiller ne s'excusait pas de son retard, même auprès du Conseil. Ses collègues parlaient de toute évidence du commandant Attilio et de son mouvement extrémiste des Purs Prédateurs qui agitaient les rues de La Tanière, fief politique des canins.

« Ces bandits comme vous dîtes, conseiller Martin », répondait Faustine, « ont menacé le trône du Chef Suprême pendant deux ans. »

« Et maintenant c'est Attilio qui veut prendre le trône, » intervint Horace, « c'est vraiment tout ce que ces chiens savent faire, le gouvernement de leur ville est renversé chaque décennie ! »

« Peut-être, mais le discours de ce loup est inquiétant », répondit Varvara la blairelle dans son calme habituel. « Il prétend vouloir replacer l'ordre canin au sommet de la chaîne alimentaire. » L'animale aux poils soyeux et aux tenues raffinées était la plus grande du Conseil ; c'était aussi la seule et la première carnivore à y avoir été élue. En tant que petite carnivore, ou carnivore à pattes courtes, elle représentait les blaireaux, belettes, hermines, loutres, putois... tous mangeurs de viande n'appartenant pas aux ordres canin ou félin. Le terme rigoureux était mustélidés, mais on l'employait rarement.

« Les canins ne sont pas stupides, » répondit Martin, « ils ne suivront jamais un tel fanatique au risque de déclencher une guerre civile. »

« Vous surestimez les canins, Martin, » remarqua Horace. Il supportait difficilement la couardise du raton-laveur bourru, qui cachait sous une image de tolérance une peur bleue des grands carnivores.

« Je ne me serais en effet pas inquiétée il y a dix ans de cela, » dit Faustine en ignorant son collègue mulot. Celle-ci était à peine mieux que Martin : têtue comme un bouc et procédurière exaspérante, les tâches qu'elle entreprenait avaient tendance à ne jamais finir. « Mais la situation de la viande est critique, » ajouta-t-elle. « Vous savez ce que les animaux disent ? »

« Les loups ont chassé le dernier cerf ! » récita le mulot avec irritation. « Et à qui la faute ? Le Chef Suprême Pietro est un faible qui n'est pas parvenu à imposer les lois sur la chasse, et ces sauvages ont dévoré leur gibier sans épargner les femelles allaitant ! »

« De qui est la faute importe peu à présent, » suggéra Varvara. « Mais conseiller Horace a raison : on ne peut pas compter non plus sur Pietro pour imposer son autorité aux renégats. »

« En somme, nous ne pouvons rien faire pour nos voisins canins, » intervint Ernest, un vieux rat blanc et le plus ancien membre du Conseil - pour ne pas dire le plus pompeux. Horace ne l'appréciait pas non plus... à vrai dire, il n'appréciait personne au Conseil en dehors de Varvara. « La question est donc de savoir ce que nous allons faire pour anticiper les événements à venir, » conclut l'animal.

« La situation canine est incertaine, » confirma Faustine, « mais quelle que soit son issue, ce sera le moindre de nos problèmes face à la famine. »

« Les chasseurs de la Forêt ne viennent plus vendre que des oiseaux ou des reptiles aux marchés, » rapporta Varvara. « La pêche ne va pas non plus en s'arrangeant, et l'élevage ne progresse pas assez vite pour combler ce manque. »

« Que peut-on faire pour accélérer cette progression ? » demanda Ernest.

« Pas si vite ! » coupa Horace. Il n'arrivait pas à croire que le Conseil s'entêtait dans cette voie : l'élevage était une bonne idée, qu'ils avaient soutenue trop tard. « Je pense que nous avons dépassé ce stade depuis bien longtemps. Il faut que nous nous préparions pour un conflit armé ! »

Les conseillers poussèrent un commun soupir de consternation, à l'exception de Varvara. « Encore cette histoire, Horace ? » se plaignit Martin. « Nous avons déjà fait le tour du sujet ! »

« Absolument pas ! » insista le vieux mulot. « La situation à La Tanière demande plus que jamais que l'on en discute ! Je vous rappelle que ces chiens et ces chats qui occupent la majorité de la Forêt et envahissent nos rues sont des prédateurs ! Il y a encore peu de temps, ces mêmes créatures nous chassaient comme du gibier ! »

« C'était un autre âge, » protesta Ernest, « ils ont évolué depuis... »

« Mais pas leurs estomacs ! Ni leurs crocs ! Ce sont toujours des carnivores ! Que pensez-vous qu'ils feront lorsqu'ils n'auront plus de viande de bête ? »

« Et que faîtes-vous des petits carnivores tels que notre collègue ici présente ? » critiqua Faustine en désignant Varvara. Mais celle-ci demeurait impassible, connaissant suffisamment le vieux mulot pour savoir qu'il n'incluait pas son ordre.

« Les petits carnivores ont été assez malins pour abandonner la chasse au profit de l'élevage, » s'exaspéra Horace. « Si les autres avaient su en faire autant, nous n'en serions pas là ! »

« Vous admettez donc que l'élevage est la solution ? » répliqua la lapine d'un ton hautain et hypocrite qui fit fulminer le mulot.

« Trop tard ! » s'exclama-t-il avec colère, au point de faire sursauter Léopold à côté de lui. Faustine souleva un sourcil avec défiance. Comprenant qu'il s'emportait, Horace réajusta ses lunettes et reprit sur un ton plus calme : « Écoutez, chers collègues, vous savez tous très bien que j'ai été le premier à soutenir conseillère Varvara dans son projet de valorisation de l'élevage. » Varvara le salua de la tête en signe de reconnaissance. « Mais la vérité est que les grands carnivores sont trop fiers, et nous autres rongeurs trop égoïstes pour développer cette pratique qui reste mal vue par la plupart des citoyens. »

« Tout ce que les rongeviandes touchent est sale aux yeux des autres animaux, » confirma tristement Varvara, employant le terme péjoratif affublé aux petits carnivores.

« Que vous faut-il de plus ? » soupira Martin. « Nous avons déjà l’Écorce ! »

« Un mur inachevé n'a aucune valeur défensive, » contra Horace au sujet du mur qui devait entourer le Vieux Chêne. Réunissant les quartiers de la ville les plus peuplés de rongeurs, on l'appelait logiquement l’Écorce. « Mon père a lancé sa construction au début de sa législature, et nous avons à peine entamé la partie Nord ! Nous en serions encore aux fondations sans les généreuses contributions de conseillère Varvara et moi-même ! »

« Si votre père était encore de ce monde, » dit sévèrement le vieil Ernest, « il comprendrait la situation... »

« Comme vous la compreniez à l'époque où il était au Conseil ? » envoya le mulot avec impatience. Le rat blanc se permettait souvent d'être condescendant envers les autres conseillers en raison de son âge avancé. Horace était assez vieux lui-même, mais s'interdisait ce genre de démagogie mesquine. « Ne jouez pas le vieux sage avec moi, Ernest ! Mon père était plus votre aîné que vous êtes le mien, et ni lui ni moi n'avons jamais su vous convaincre de l'importance du mur ! »

Cela fit vibrer les moustaches blanches d'Ernest, pour la plus grande satisfaction de l'autre rongeur. « Peut-être parce que je comprends qu'il s'agit d'un gaspillage de moyens et de patte d’œuvre ! » s'échauffa le rat. « Et d'un symbole de ségrégation entre herbivores et carnivores ! »

« La ségrégation est tout ce que j'ai toujours demandé ! Si nous n'étions pas mélangés, nous n'aurions pas à vivre sur les toits de leurs maisons et nous aurions les moyens d'achever ce mur ! »

« Sans les ouvriers canins et félins, qui resterait-il pour le construire ? » s'indigna Ernest.

« Sans les chiens et les chats, nous n'aurions pas besoin de le construire ! » s'écria Horace. Vieux con prétentieux, tu fais exprès de ne pas comprendre ?

« Ça suffit, Horace ! » gronda Faustine. Celle-ci s'était levée de son siège et dressait ses longues oreilles avec autorité, poignardant du regard le mulot qui se tut. « Nous vous l'avons déjà dit et je vous le répète une dernière fois : nous refusons de considérer les carnivores comme nos ennemis. »

La lapine, le raton-laveur et le vieux rat fixaient chacun Horace avec des yeux noirs ; Léopold regardait droit devant lui, ne se sentant visiblement pas impliqué. Horace, étouffé par la frustration, se tourna vers sa collègue blairelle en quête de soutien. « Enfin, même vous, Varvara ? Vous qui financez comme moi l’Écorce ? »

L'élégante blairelle le regarda avec compassion ; ses yeux, logés dans les denses rayures de poils noirs traversant son visage, brillaient d'intelligence. « Mon cher Horace, je partage votre crainte d'un éventuel conflit, mais aussi la volonté du reste du Conseil de ne pas le provoquer. Il y a cependant un point sur lequel vous êtes tous d'accord sauf moi : avec ou sans Écorce, si les grands carnivores devenaient nos ennemis, nous n'aurions aucune chance. »

Horace et les autres conseillers partagèrent un commun étonnement. En effet, le mulot était convaincu qu'un conflit entre rongeurs et prédateurs, bien que féroce, se terminerait par une victoire des premiers. Martin illustra cette opinion : « Enfin, conseillère, nous possédons la plus grande force militaire de la Forêt... »

« Et qui la compose ? » répliqua Varvara. « Nos grands rongeurs et pattes-courtes, mais aussi leurs chats, chiens, renards, lynx et loups. Pour qui pensez-vous que ces derniers se battront dans une guerre des ordres motivée par la faim ? »

« Une mutinerie de leur part ne pourrait jamais l'emporter, » contredit Martin.

« N'en soyez pas si sûr... Dans tous les cas, elle immobiliserait notre Garde et notre police contre les armées canine et féline, » rétorqua Varvara.

« Nous possédons la technologie, l'industrie, les mines, » reprit Faustine. « Nous produisons l'essentiel des armes, armures et engins de guerre ! »

« Les mêmes atouts que ceux que nous possédions à l'époque où les grands carnivores nous attaquaient encore avec des masses et des lances, mais menaçaient déjà de prendre notre ville. »

« Et comme à l'époque, » protesta Ernest, « le fleuve Limace qui nous sépare de leurs territoires les empêche de le faire. »

« Ce fleuve est aujourd'hui navigué de haut en bas par des bateaux manœuvrés par une majorité de félins. »

Le silence envahit la Grande Salle, chaque conseiller cherchant un nouvel argument pour contrer les théories absurdes de la blairelle. Faustine grimaçait avec exaspération, Martin se grattait nerveusement le museau, Ernest regardait le plafond, perdu dans ses pensées... Léopold, qui était resté passif jusque là, commençait à s'agiter, visiblement perturbé.

Avant qu'aucun ne reprenne la parole, Varvara rajouta : « Je concède que tous ces arguments sont discutables, mais il y en a un dernier que vous ne pouvez contredire : ni notre technologie, ni le Limace ne nous auraient permis de survivre aux prédateurs si canins et félins n'avaient pas été en guerre à l'époque où nous étions ennemis. Aujourd'hui, il se peut très bien que la famine les pousse à mettre leurs rancunes de côté et à s'allier contre Chêne. »

A nouveau, le silence tomba sur le Conseil dont les membres, suffoqués d'indignation, ne surent pas quoi répondre à ce qu'ils venaient d'entendre : la perspective d'une alliance entre chiens et chats était si absurde qu'elle ne se discutait tout simplement pas. C'en était trop pour Léopold, qui prit la parole pour la première fois :

« A vous entendre, conseillère, on croirait que vous oubliez la seule protection dont a besoin Chêne, surpassant toute armée, mur ou fleuve qui pourrait l'entourer ! » Malgré sa petite taille, le hérisson avait une voix puissante qu'il utilisait rarement ; mais lorsqu'il le faisait, elle étouffait celles des autres et imposait qu'on l'écoute. Varvara baissa la tête. Léopold possédait une influence dépassant celle du Conseil, car il était le Prêtre Blanc. En tant que tel, le petit rongeur possédait la plus haute autorité spirituelle de la ville après celle des animaux sacrés qu'il servait : les ours. Un grand médaillon en ambre gravé d'une empreinte de patte d'ours, symbole du culte ursidé, pendait ostensiblement à son cou. Il continua, s'adressant à tout le Conseil : « Si les carnivores cherchaient à faire couler le sang des chênoix, il subiraient la colère du Cœur de la Forêt, et seraient immédiatement écrasés par la lourde patte de ses Messagers ! Les ours nous protègent ! »

Le hérisson tendit sa patte au-dessus de sa tête, doigts écartés et paume tournée vers le ciel ; les autres membres du Conseil l'imitèrent. C'était le signe de l'arbre, geste rituel du culte forestier. Horace croyait en la protection de la Forêt mais ne savait que penser du dogme entretenu autour des ours, quasiment exclusif à la ville de Chêne. Cependant, il se garda bien d'exprimer ces doutes peu populaires et fit le signe comme tout le monde. Une chose était sûre en tout cas, ceux qu'on appelait les Animaux Culminants représentaient une force inégalable surpassant même celle des grands loups ; cette certitude sembla rassurer les membres du Conseil qui avaient bu les paroles de Léopold.

Ernest, décontenancé par l'autorité du hérisson qu'il jalousait terriblement, reprit faiblement : « Bref... tout ceci n'est que spéculations... Nous savons tous que les grands carnivores sont aujourd'hui civilisés, et ne comprennent que trop bien leur dépendance de notre technologie et notre commerce pour considérer la... la guerre. »

« Tout à fait, » admit obséquieusement Varvara.

« Donc, vous disiez, conseillère, » reprit le vieux rat, toujours mal à l'aise. « Que peut-on faire pour développer l'élevage ? »

Et Horace sut qu'il avait perdu.


Texte publié par lucienm, 10 août 2022 à 11h15
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tome 1, Chapitre 2 « LA MAISON-ARBRE » tome 1, Chapitre 2
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