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tome 1, Chapitre 1 « LE DERNIER CERF » tome 1, Chapitre 1

Le premier flocon de l'hiver descendait timidement entre les pointes des hauts pins.

Virevoltant avec paresse, il semblait hésiter à se décrocher du ciel. Les vieux arbres autour de lui chuchotaient entre eux, irrités par l'intrusion de cet émissaire des neiges qui viendraient recouvrir l'automne. Après avoir dansé un long moment avec le vent, le jeune flocon se décida à reprendre sa descente. Vico ouvrit sa gueule et déroula sa langue ; des tourbillons de vapeur s'en échappèrent pour disparaître dans le froid. Le flocon continua sa chute prudente, ignorant qu'il ne formerait jamais d'empreinte blanche sur les aiguilles brunes couvrant la terre... grâce à Vico, l'hiver serait encore repoussé quelques temps !

Soudain, une lourde patte s'abattit sur l'arrière de son crâne, lui faisant violemment refermer ses mâchoires. Une douleur aiguë jaillit du bout de sa langue en même temps que des larmes de ses yeux. Sa gueule se remplit rapidement de salive et de sang. Le petit flocon vint se déposer tranquillement sur sa truffe. « Remue ton arrière-train, petit chiot ! » grogna son oncle en s'éloignant avec le reste de la meute entre les troncs des pins.

Le jeune loup se gratta furieusement le museau et cracha de la salive teintée de rouge ; puis il réajusta la sangle de son carquois et entama un trot prudent pour les rattraper. Les adultes avaient cessé de parler et commençaient à s'écarter en formation de battue ; marchant d'un pas léger, les plus lointains disparaissaient derrière les arbres. La douleur et le goût du sang avaient réveillé la Chasse en Vico. Tous ses sens se concentrèrent sur l'instant présent et les alentours immédiats : il écouta les bruissements du vent sur le sommet des arbres, le craquement des feuilles sous les pattes des animaux, le piaillement des oiseaux réfugiés dans leurs nids ; il sentit les fragrances de la terre humide, des feuilles pourrissantes, de la mousse sur la roche, ainsi que celles de ses compagnons et du cuir de leurs vêtements. Cette atmosphère de tranquillité apparente mais d'intense anticipation était comme rituelle pour Vico, qui sentit monter en lui une euphorie qu'il connaissait bien et que son ordre appelait, simplement, la Chasse. Mais les autres chasseurs n'étaient pas aussi enthousiastes.

Le jeune loup se rappelait une époque, avant qu'il ait l'âge de chasser, quand la meute de son oncle revenait au village avec des sourires pleins de crocs et des hurlements de joie. Chargés autant qu'ils pouvaient porter de pièces de cerfs et sangliers fraîchement découpés, ils étaient acclamés par leurs familles comme des soldats victorieux. A présent que Vico était assez âgé pour bander un arc, les adultes revenaient légers et ne hurlaient plus. Mais ce n'était pas le moment de penser aux chasses passées ; il secoua la tête et inspira une grande bouffée d'air froid pour rester concentré.

Il rejoignit son oncle qui avait déjà encoché une flèche dans son arc. Reniflant l'air avec insistance, le loup au pelage sombre avait le regard inquiet ; la proie qu'ils traquaient était le seul grand gibier qu'ils avaient trouvé durant leur excursion. C'était leur dernière sortie de la saison – ils n'avaient pas le droit de laisser la bête s'échapper. Soudain, le long museau du grand canin se figea dans une direction et ses oreilles pointues se dressèrent sur son crâne. Sans tourner son regard vers son neveu, il l'adressa en murmurant entre ses crocs. « Tu sens la peur ? »

Vico orienta sa truffe dans la même direction et renifla attentivement. En effet, encore lointaine mais impossible à confondre, la sueur de la bête qu'ils traquaient trahissait sa peur et son épuisement ; le jeune loup commença à saliver et émit un grognement d’excitation. Les babines noires de son oncle s'étirèrent en un sourire féroce. Il fit signe à ses camarades alentours qui avaient également repéré l'odeur, de converger vers la proie. Puis il regarda Vico avec sévérité. « Maintenant, reste sous ma queue et ne fais pas un seul bruit, si tu veux que je te nourrisse cet hiver. »

Vico hocha la tête et ils se mirent à avancer. Il resta comme demandé derrière le grand chasseur, dont la queue se balançait avec impatience. Le jeune loup savait que son oncle ne proférait jamais de menaces en l'air, comme en avait plusieurs fois souffert son estomac par le passé. Bruno, le frère de son père, croyait fermement en une éducation traditionnelle de mâles Alpha, qui se traduisait par une absence de compassion et de compromis : un louveteau devait prouver sa force physique et mentale pour mériter de vivre... Autrement, il était un ventre inutile à remplir pour la meute, que l'on pouvait laisser mourir de faim. Ainsi avait été éduqué Vico depuis que son stupide père s'était empalé sur une défense de sanglier et que sa faible mère avait été vaincue par le froid. Mais il avait survécu, s'était endurci et allait bientôt devenir un adulte, puis un jour l'Alpha d'une meute comme Bruno.

L'odeur du gibier devenait enivrante. Elle pouvait être située avec précision droit devant les chasseurs. Ceux-ci, arcs et lances prêts à l'usage, resserraient leurs rangs comme les crocs de mâchoires sur le point de se fermer. Vico osait maintenant à peine respirer ; ses yeux écarquillés fixaient les contours des troncs entre lesquels ils progressaient : si la bête n'était pas derrière celui-ci, elle serait certainement derrière le suivant... Il commença à entendre des sons, d'abord presque imperceptibles, puis se clarifiant à chaque mètre : des petits cris aigus, pas assez forts et profonds pour appartenir à un adulte. Il reconnut les râles de faons - ils traquaient donc un père qui avait rejoint ses petits. La bête serait désespérée et particulièrement dangereuse.

En effet, quand Vico et son oncle contournèrent l'arbre suivant, ils découvrirent, une vingtaine de mètres plus loin, le refuge de la famille de cerfs : le mâle se tenait pattes écartées, sa tête boisée pivotant nerveusement dans toutes les directions, conscient de la proximité d'un danger. Il devait bien faire cent-quatre-vingt kilos et ne serait pas facile à abattre, mais on pouvait aussi voir ses muscles trembler - il était épuisé. Derrière lui, sous les racines d'un vieil arbre renversé, était couchée la biche et deux petits faons se blottissant contre son flanc. Vico pouvait sentir au-delà des cerfs les rabatteurs cachés dans la végétation. Au signal de l'Alpha, ils pousseraient la proie vers les tireurs dont faisait partie le jeune loup. Chaque membre de la meute était en position, prêt à attaquer. Les mâchoires s'étaient fermées.

Tous les muscles du corps de Vico étaient aussi tendus que la corde de son arc ; la Chasse en lui était à son paroxysme. Il observa son oncle à côté de lui, attendant son signal. Le loup reposa quelques instants son regard sur le gibier, puis prit une profonde inspiration ; il balança sa tête en arrière et, le museau pointé vers les cimes, poussa un long hurlement qui lança le début de l'attaque. Entre les arbres, partout autour des cerfs, des hurlements similaires retentirent et s'envolèrent à l'unisson au-dessus de la Forêt comme une nuée d'oiseaux.

Le mâle pris de panique se mit à bondir sur place, ne sachant pas vers où orienter ses bois. Les rabatteurs, surgissant tous à la fois de leurs cachettes, le forcèrent à se tourner vers la ligne de tireurs embusqués où se trouvaient Vico et son oncle. La bête, qui envoyait frénétiquement ses sabots arrière vers les loups la menaçant, s'élança en direction du reste des chasseurs. Alors qu'elle entamait un galop terrifié, les flèches et lances prirent leur envol ; certaines pointes se logèrent dans ses flancs et ses épaules, mais aucune ne toucha le cou et le cerf continua d'accélérer droit vers Vico. Celui-ci, se mettant en position de tir, réalisa à quel point la créature était immense : ses jambes à elles seules faisaient la taille du jeune chasseur, et ses bois majestueux, lancés à cette vitesse, transperceraient trois animaux comme lui avant d'être stoppés. Soudain paniqué, le loup décocha sa flèche involontairement et manqua largement sa cible qui baissa la tête vers lui... Avant que Vico ne réalise qu'il était en train d'être chargé, le cerf était pratiquement sur lui, bois devant. Plus par instinct que par volonté, le petit animal se jeta désespérément sur le côté, lâchant son arc, pour s'écraser contre un tronc d'arbre.

Le souffle coupé, paralysé par la douleur de sa chute, il n'en quitta pas moins des yeux le gigantesque cerf qui continua sa course sans changer de direction, comme si la présence ou l’absence d'un petit loup sur son chemin ne faisait aucune différence pour lui. La créature fonça entre le jeune animal et Bruno, qui n'avait toujours pas décoché sa flèche ; ce dernier, indifférent du sort de son neveu, pivota sur lui-même pour garder le gibier dans son œil. Il attendit que la cible, ayant percé la ligne de chasseurs, redresse la tête, puis laissa sa flèche partir ; elle fila en sifflant, scindant l'air comme un oiseau de proie. Pendant ce qui sembla une éternité pour Vico, le projectile et la bête firent la course entre les arbres. Mais la flèche rattrapa inéluctablement le cerf et vint s'encocher dans sa nuque, juste en-dessous du crâne. La créature poussa un brame étranglé ; elle continua de galoper plusieurs mètres, puis sembla trébucher et s'effondra lourdement sur le sol, soulevant un nuage tourbillonnant d'aiguilles de sapin. Bruno, sans un regard pour Vico, se précipita vers sa proie avec les autres animaux. Ne voulant pas rater la fin de la chasse, le jeune canin se força à se lever et tituba derrière eux, peinant à retrouver son souffle.

Le grand cerf était encore en vie, mais incapable de se relever ; recouvert de sueur et de sang fumants, les yeux fous, ses membres s'agitant chaotiquement, il dégageait une senteur de terreur et de mort presque insupportable. Les chasseurs se regroupaient autour de lui, leurs flèches et lances prêtes à porter le coup de grâce. Bruno s'interposa devant eux, babines retroussées, et aboya : « Dégagez ! C'est ma proie ! »

Les autres loups reculèrent de quelques pas, baissant leurs armes, et firent silence. Leur Alpha se retourna vers la créature mourante et laissa tomber son arc par terre. S'approchant doucement, il se plaça derrière elle et se mit à genoux. Le cerf, à bout de force, ne pouvait plus se retourner, mais ses yeux continuaient de rouler violemment dans leurs orbites ; sa respiration fébrile soulevait et abaissait frénétiquement sa cage thoracique et pompait des nuages de vapeur réguliers hors de ses narines. Bruno se pencha sur la bête et déposa délicatement ses pattes sur son cou – la créature délirante semblait à peine le sentir. Dans un mouvement vif et précis, le loup planta ses griffes dans la chair de la proie et ouvrit grand la gueule pour y enfoncer ses crocs. Ceci, le cerf le sentit. Il bramât faiblement et recommença à se débattre – mais pas pour longtemps. Le prédateur ne lâcha pas son emprise et continua de lacérer le cou de la bête, pressant du sang bouillonnant hors de la plaie. Puis d'un coup sec, il envoya sa tête en arrière, arrachant un morceau de chair piégé dans sa mâchoire et fouettant l'air d'un arc rouge vif. La créature eût encore quelques spasmes, le sang gargouillant hors de sa carotide ouverte à intervalles de plus en plus espacés ; puis les gargouillements cessèrent, et la bête se pétrifia à jamais.

Une clameur triomphale retentit parmi les chasseurs, tandis que le loup mâchait et avalait le bout de chair qu'il avait mordu. Vico était tétanisé par la scène à laquelle il venait d'assister ; ce n'était pas la première fois qu'il voyait son oncle ou un autre chasseur finir ainsi une proie - c'était la tradition. Mais la violence du geste le touchait à chaque fois profondément, le laissant désorienté, nauséeux, le cœur palpitant et le visage brûlant. Pourtant, la part de lui qu'on appelait la Chasse était aussi irrésistiblement attirée par cette violence, et aspirait à voir un coup de grâce encore une fois... ou mieux encore, le porter.

Bruno avait fini de manger son morceau. Le museau recouvert de sang, il se lécha les babines, ramassa son arc et revint sur ses pas. Trois de ses camarades sortirent leurs couteaux pour commencer le dépeçage. Vico suivit son oncle ; celui-ci lui jeta enfin un coup d’œil. « Où est ton arc ? »

Vico attrapa machinalement l'air dans son dos et se rappela qu'il avait lâché son arme en évitant le cerf. « Je... l'ai laissé là-bas », répondit-il timidement.

« Tu l'as lâché, tu veux dire ! Un chasseur ne se sépare jamais de son arc ! Va le chercher, bon à rien ! »

Vico sentit derrière sa tête le coup de patte familier qui le propulsa en avant. Il courut vers l'endroit où il était tombé, et trouva rapidement son arc sous un buisson... brisé en deux ; le cerf l'avait piétiné dans sa course. Le jeune loup demeura agenouillé sur les aiguilles de sapins, serrant dans ses patte les deux fragments encore reliés par la corde, en colère contre lui-même.

« Petit merdeux », grogna son oncle en le dépassant, « tu es aussi mauvais chasseur que ton pelé de père. N'espères pas que je t'en offre un autre, tu devra me le payer en viande cet hiver. »

Vico retint des sanglots chatouillant sa gorge et jeta les restes de son arc contre un tronc en jappant de rage. Briser son arc était une terrible humiliation pour un loup-chasseur, et les autres ne manqueraient pas de le lui rappeler durant le restant de sa vie... Il allait encore avoir faim cet hiver, et c'était tout ce qu'il méritait. Se jurant que le jour où il aurait un nouvel arc, il se laisserait charger par un cerf plutôt que de le lâcher, le loup se releva et rattrapa son oncle, la queue basse.

L'Alpha avait rejoint le reste des chasseurs qui formait un cercle étroit autour de la famille de bêtes. La biche s'était redressée sur ses pattes et bondissait d'un côté puis de l'autre entre les loups et ses faons, réfugiés derrière sa croupe. « Les petits sont encore allaités », dit l'un des loups à Bruno.

« Nous aussi devons nourrir les nôtres. »

Vico, stupéfait, ne put s'empêcher d'intervenir. « Nous allons tuer la femelle ? »

Son oncle lui lança un regard noir. « Nous ? Parce que tu vas nous aider ? Et comment tu comptes t'y prendre avec un arc brisé, en l'étranglant avec la corde ? »

Les loups alentours ricanèrent, et Vico sentit ses oreilles chauffer. Mais il savait qu'il avait raison sur ce point-là. « Je veux dire... » ajouta-t-il avec hésitation, « le Chef Suprême interdit qu'on tue une femelle qui allaite... »

Son oncle lui saisit le museau et le maintint serré dans sa grande patte, l'empêchant de parler. Il lui tira le visage vers le sien et le fixa de ses grands yeux jaunes - Vico pouvait sentir son haleine intense parfumée de sang frais. « Un mot de plus sortant de ta gueule, petit chiot, et c'est la famine pour toi ! » gronda le grand loup derrière ses crocs serrés. « Tu n'as rien écouté de ce que je t'ai appris toutes ces années ? C'est le droit ancestral des loups de chasser ce qu'ils veulent, et de manger jusqu'à ce qu'ils n'aient plus faim. Tu penses qu'un seul cerf nous fera tenir tout l'hiver ? Ou tu es aussi con que ces sans-queues de La Tanière ? »

Les pointes de ses griffes s'enfonçaient dans le museau de son neveu. Le jeune loup ne put empêcher des larmes de se former dans les coins de ses yeux.

Bruno le fixa du regard encore un instant, puis l'éjecta de son emprise comme s'il jetait un os déjà rongé, manquant de le faire trébucher. « Tuez la femelle. »

Les flèches partirent d'une même volée et percèrent la biche de toutes parts ; elle était morte avant de toucher le sol. Ses faons, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, vinrent la sentir et la lécher en gémissant.

« Les petits, maintenant. » Bruno s'avança vers eux en même temps qu'un autre chasseur. Son compagnon sortit un couteau et attrapa l'un des faons, qui poussa des râles aigus de terreur avant d'être égorgé. Mais l'Alpha saisit le cou du second faon pour le soulever du sol et l'envoyer brutalement vers son neveu. La petite bête se tortilla dans les airs, tentant de retrouver l'équilibre, et aurait heurté Vico s'il n'avait pas bondi en arrière. Au lieu de cela, le faon s'écrasa lourdement sur le sol, poussant un cri de douleur, et se débattit pour s'allonger sur le ventre... Il resta ainsi couché, tremblant de tout son corps, la tête basse. « Rends-toi utile, si tu veux ton morceau. »

Mal à l'aise, contemplant la créature à ses pattes, le jeune loup sortit lentement son couteau.

« Pas de lame », interrompit l'Alpha. « Tu as la Chasse en toi, oui ou non ? »

Vico regarda son oncle, stupéfait. Lui et toute sa meute l'observaient avec gravité.

« Prouve-moi que tu veux devenir un vrai loup », lança Bruno avec férocité, « montre-moi que tu es un prédateur ! »

Vico sentit son visage se remettre à brûler, et une vague nausée serrer le fond de sa gorge. Il s'agenouilla prêt du faon. Une confusion fébrile l'envahit, comme une fièvre. Son cœur pulsait dans ses tympans. Ses pattes tremblaient frénétiquement ; il les déposa sur le corps de la créature qui brama faiblement. Il prit une grande bouffée du parfum intense que dégageait la proie, et avant qu'il s'en rende compte, sa gueule salivait abondamment et ses babines étaient retroussées. Il rapprocha son visage du petit cou fragile ; il pouvait voir la carotide pulser à un rythme effréné, et sentait sa chaleur irradier sa truffe. Je suis un prédateur, il déclara dans sa tête, je suis un loup. Je suis un chasseur, je suis un Alpha. Et je mangerai jusqu'à ce que je n'aie plus faim !

Il ouvrit grand sa gueule et planta avidement ses crocs dans la chair tendre.

Les années passent...


Texte publié par lucienm, 9 août 2022 à 10h15
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