Elle naquit dans l’obscurité. Peut-être même en fût-elle issue, il n’y à en ces lieux profonds aucun organisme vivant pour en témoigner. Lors de sa création, elle n’était qu’un infime point lumineux dans une noirceur infinie. Elle faisait peine à voir et peu d'entre vous auraient misé sur sa survie.
Toujours est-il qu’elle était là : minuscule, fragile mais belle et bien réelle. Ce petit point lumineux garda cette forme durant des mois, des années, compressée de part et d'autre par cet environnement hostile et omnipotent. Esseulée et acculée, elle n’en restait pas moins sereine et assurée – semblait-il – de son développement à venir. Ces ténèbres ne l’effrayaient pas et elle se plaisait à attendre patiemment que son heure ne vienne.
Si vous l’aviez observé avec un puissant microscope, vous auriez pu y déceler quelques irrégularités marquées qui vous auraient de suite permis de comprendre la nature de son être. Ce qui apparaissait comme deux minuscules points ronds révélait déjà, lors de ses premiers jours de vie, la forme aboutie de deux yeux translucides. Ces yeux étaient d’une beauté inégalable, d’une fragilité et d’une force rarement exprimées. Aux contours d’une cavité que l’on aurait aisément nommé « bouche » se déclaraient huit minuscules appendices exprimant une profonde volonté de croissance. Enfin, deux minuscules siphons semblaient - à la vue de ce que l’on auraient pu appeler des mouvements respiratoires - lui permettre de s’oxygéner suffisamment pour se maintenir en vie.
Ce que vous auriez perçu comme une lumière naissante n’était en fait qu’une lueur blanche d’une pureté immaculée : une magnifique pieuvre blanche venait de naître du fin fond des abysses.
2.
Ce soir là je rentrais du travail après une journée plutôt chargée. J’avais rencontré de nombreux patients en situation de mal-être avancé pour lesquels je n’avais aucune réponse ou issue satisfaisante. Finalement c’était ce que mon avenir devenait, un rouage supplémentaire dans un monde pathogène. J’en devenais désormais partie intégrante tel un sage collaborateur.
Au moment où j’allais mettre ma clef dans la serrure de la porte de mon appartement, une idée vint me saisir brusquement : je n’avais pas du tout envie de rentrer chez moi et cela depuis des années. J’avais pourtant une fille et une femme qui m'attendaient. Cet instant me figea comme si un éclair venait remettre tout un mode de vie et de pensées en question.
Ce fût une idée simple mais si puissante qu’elle en parvint à m’empêcher d’ouvrir cette porte, de rebrousser chemin et d’errer durant quelques heures dans les alentours de mon quartier. Que se passait-il ? J'observais ces rues que je connaissais invariablement mais les trouvais soudainement belles. J’avais étrangement envie de chanter mais me résolu par conformité sociale qu’a n’écouter de la musique.
Ce soir là, en insérant des écouteurs dans mes oreilles, je demarrai une promenade nocturne en entamant jardin d’hiver d’Henri Salvador. Sans vraiment comprendre pourquoi, je ressentis une pulsion de vie qui m’avait quitté depuis bien longtemps. Ces rues n’avaient pourtant pas changé, alors pourquoi ce changement ?
Je n’avais pas de raisonnement logique sur cette question, je su limpidement qu’il ne s’agissait là que d’un destin irrévocable. Des plaques tectoniques venaient de se mouvoir et à partir de ce moment rien ne serait jamais plus comme avant. Tel était mon chemin.
3.
Tandis que sa respiration semblait se maintenir à un rythme parfaitement égal et sans qu’aucun indice d’un éventuel changement à venir ne se manifesta, l’un des huit minuscules appendices de la pieuvre se mit à croître subitement. Son développement était à l’instar de sa fréquence respiratoire : lent, doux, assuré et inéluctable.
A chaque portion d’espace de grappillée, l’on pouvait constater que de sa blancheur extrême se dégageait finalement une lumière qui laissait apparaître un monde aux contours flous mais légèrement moins opaques que ce qu’il en fût à son origine. Cette lumière contaminait ce qu’elle touchait.
L’éclairage était encore trop faible pour que l’on puisse y distinguer clairement les lieux et, en dehors de certaines ombres pouvant ressembler à d’étranges tentacules noires, il était encore difficile de se situer. Pourtant l’appendice continuait à avancer en connaissance certaine du terrain, rendant lumineuse l’obscurité.
Le chemin n’était cependant pas si aisé et, par endroits, l’appendice semblait pénétrer dans des passages si étroits que son allure et son épaisseur en étaient affaiblies. Affaiblies mais jamais vaincues, puisque son développement ne fût interrompu qu’à l’atteinte de sa destination finale.
4.
Une fois rentré chez moi assez tard dans la soirée, j’enlevai mes écouteurs et m’assis sur le canapé de mon salon. Je restai posé là quelques minutes sans rien faire d’autre que de regarder cette pièce dans laquelle j’avais passé tant d’années, seul ou entouré. Je me remémorai tout ce que j’avais pu y vivre : lire, parler, crier, manger, rire, pleurer, dormir, ranger, faire l’amour, penser, fêter des événements, écrire, faire le ménage, jouer de la guitare, transmettre la vie, tout un tas d’autres choses encore mais aussi et surtout juste m'ennuyer.
Il ne s’agissait pas à proprement dire de pensées, plutôt d’éclairs qui jaillissaient ça et là dans mon esprit de manière fugace mais profondément gravée. J’avais mon passé en face des yeux et le voyais limpidement dans chacun de ses détails. J’y revivais mes bonheurs et mes fêlures, mes doutes et certitudes.
Emplit de sensations fortes qui m’avaient quitté depuis bien longtemps et retrouvant ma lucidité, je m'allumai une cigarette sans penser aux conséquences de cet acte. Alertée par l’odeur, ma femme ouvrit la porte et m’invectiva brusquement. Elle avait raison, nous ne fumions pas à l’intérieur de notre appartement. Durant sa diatribe, je l’observai comme un personnage extérieur et ne compris ni ce qu’elle disait ni ce qu’elle me voulait. Ce n’était le bon moment ni pour elle ni pour moi, ce genre de situations arrive.
Lorsqu’elle claqua la porte, mon esprit et mon corps redevinrent une seule et même entité. De cet impact violent jaillit une idée toute aussi violente qui dorénavant ne quitterait plus mon esprit. Je me levai, éteignant ma cigarette dans le cendrier de ma terrasse et observai le ciel parsemé de magnifiques étoiles. Cette vue ancestrale me permit d’amortir - temporairement - le choc de la soirée que je venais de vivre. Ce monde était d’une telle beauté.
L’idée qui s’ancra dans mes pensées n’était qu’une simple question : « que veux-tu faire de ton avenir ? »
5.
Une fois sa cible atteinte, une liaison énergétique (ou électrique ?) se forma entre la pieuvre et son objet de destination. Les lieux environnants se dévoilèrent instantanément, ne laissant plus de place à l’ombre ou au secret.
De longs tuyaux, chacun de taille différente, s’enchevêtraient de manière complexe mais totalement fluide et souple. Du peu de surface qui était éclairée et visible, leur nombre semblait déjà incalculable et inaugurait un espace d’une taille et d’une densité fascinante.
Mais revenons-en plutôt à la pieuvre. La connexion qui s’était créée avait eu pour impact direct de lui fournir une énergie suffisamment conséquente pour lui permettre de croître jusqu’à en doubler de taille. Cela s’était déroulé en toute délicatesse, toujours en lien avec la sérénité et la conviction de sa respiration.
Ses yeux, sa bouche, ses branchies, son premier appendice et sa forme globale en devinrent nettement plus précis. Cette pieuvre était magnifique et son aura dégageait une bienveillance et une joie que beaucoup auraient envié. Seules les ténèbres étaient effrayées par cette puissance lumineuse.
Son pic de croissance terminé, un second événement vint concrétiser une force nouvelle qui était désormais sienne : les sept autres appendices se mirent à se développer simultanément, de la même façon que le premier mais avec une vigueur bien plus prononcée.
6.
J’avais passé une nuit difficile où sommeil et insomnie s’étaient mélangés, tout comme mes rêves et mes idées. Ces deux notions s’imbriquaient désormais pour ne former qu’un champ de possibles où, avec un peu de volonté, j’étais capable de soulever des montagnes. Non pas que j’eût cette ambition mais le simple fait d’y croire me procurait un sentiment d’apaisement que je n’avais jamais vécu, tant J’étais sûr de moi.
J'avais en tête tant de rêves, de projets et d’envies non assouvis que cela me fît l’effet d’un boomerang venant heurter brutalement mon front, jusqu’à en verser des coulées de sang. Cet instant ne fût pas si douloureux car mes plaies furent instantanément cautérisées par l’ensemble des potentialités qui s’offraient à moi. Elles étaient comme des tentacules bienveillants, s'apposant délicatement sur mes blessures et refusant tout instinct de mort et d’obscurité.
J’étais en vie.
Les quelques mois qui suivirent oscillèrent entre extase, raison et souffrance de vie. Le simple fait d’être vivant me faisait ressentir des émotions contradictoires et ambivalentes qui m’avaient quitté depuis bien longtemps. Être éveillé n’est pas de tout repos mais cela donne une raison au temps bien plus recevable que le sommeil, quand bien même les rêves sont magnifiques.
Je vivais seul désormais, une semaine sur deux en tout cas. J’aimais cet équilibre fragile, prêt à tout séisme, que je m’étais construit. Je sais faire face aux séismes. Je n’avais ni besoins ni projets à long terme mais des actes assumés, convaincus et libres. J’avançais au fil du temps, du mien et de celui de mon enfant, prenant plaisir à vivre le présent tel qu’il était.
Peut-être était-ce le seul sens à donner à ma vie ? Je n’avais plus le temps de me poser cette question.
7.
La vigueur perçue n’était en fait qu’une compréhension de la vitesse de l’événement. Les sept autres appendices se développèrent à une rapidité telle qu’ils illuminèrent l’ensemble des lieux. Des canaux jusque-là obscurs depuis la nuit des temps se mirent à scintiller avec une clairvoyance et une véhémence si profonde que l’on fût en droit de se demander si tout ce réseau allait soutenir l’activité qui lui était imposée.
Ce système semblait au bord de l’implosion, tant l’énergie générée le faisait fonctionner à plein régime. Par moment certains canaux éclairés se mettaient à rétrécir, sous l’effet d’une insuffisance avérée, pour ensuite retrouver étonnement leur forme originelle. Des bribes d’étoiles, plus lumineuses que les autres, paraissaient se déplacer ça et là à l’intérieur de ces tubes visqueux et mouvants. Une révolution était en cours et l’obscurité avait déjà perdu plus d’une bataille.
Si vous aviez pu observer minutieusement l’ensemble de la scène, vous auriez constaté que malgré ses nombreux replis, l’obscurité était parvenue à se sécuriser dans une zone extrêmement restreinte mais d'une solidité puissante qui lui permettait de se mettre à l’abri des assauts lumineux. Elle se terrait là, patiemment, tel un piètre animal acculé, telle une idée dans un cortex.
A compter de l’instant où la domination fût totale, une sorte de trêve, ou d’inertie, apparût. Plus aucun mouvement ne s’opérait, ni dans un sens ni dans l’autre. Le temps devenait un temple ancestral où tout était permis. Chaque ennemi respectait l’autre, quel que soit son territoire conquis. La latence du moment n’augurait rien de bon, si ce n'est l’issue d’une guerre.
8.
Après ces quelques mois d’une vie inédite, je vins m’assoir sur ce fameux canapé d’où ma personne s’était un soir détachée de son corps. J’aimais beaucoup ce canapé, il m’avait déjà donné tant de lui. « Il faudrait que je songe à en changer tout de même, il en devient usagé. Mais lui, que voudrait-il ? », pensai-je.
Je faisais place au doute, je me sentais figé. Avais-je fait le bon choix ? Cette question était bien présente, malgré toutes ces envies qui me submergeaient. Qu’avais-je échangé dans cette nouvelle vie ? Avais-je VRAIMENT fait le bon choix ?
Peu ont la chance de vivre deux fois la même opportunité mais - peut-être est-ce une question de canapé - ce soir là je fût de nouveau transporté. Je m’allumai une cigarette et me sentit de nouveau transi lorsque je compris que personne ne viendrait jamais plus m’interrompre dans cette pensée si existentielle qui était la mienne depuis si longtemps.
J’avais des doutes oui, j’en aurai toujours. Tout comme des cicatrices, des erreurs, des regrets et toute autre sorte de dénigrement envers moi-même. Je me levai du canapé et parti vers la terrasse pour y observer les étoiles. Elles étaient belles ce soir, j’avais appris à les apprécier de nouveau ces derniers temps.
En observant la lune, je me sentis transi d’une tendresse que je ne savais nommer, je l’observais pourtant depuis toujours. Était-ce sa couleur, sa forme, son inclinaison, son amplitude ?
9.
Toujours est-il que c’est à cet instant que se révéla la réponse à cette question qui me taraudait depuis des mois. J’étais finalement un soleil conquis par une pieuvre, le monde n’avait d’autre choix que de goûter ma présence. Pour cela, je criai.
Je criai du plus profond de mon être, dans une puissance bestiale et douloureuse, pour me faire écouter de la lune. Rien d’autre n’existait ici, si ce n’est ce croissant délicatement brillant dans l’obscurité et moi-même. J’attendais son attention, son soutien, son amour.
Mes poumons entièrement vidés et mon corps las, un silence venu du néant prît place. Au milieu de cette obscurité nocturne, j’étais une infime lumière respirant sereinement mais avec conviction. Ces ténèbres ne m’effrayaient pas, je ne les connaissais que trop bien.
À compter de ce jour j’allais rayonner comme jamais, contaminer par mon éclat les noirceurs environnantes tel une petite pieuvre blanche siégeant dans des profondeurs abyssales.
Abysses ou non, l’océan dans lequel je me trouvais n’était composé que d’eau, avec au dessus de ma tête une resplendissante, attentive et bienveillante lune.
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