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« C’est stressant !

C’est vraiment stressant tout ça. Je ne comprends pas, je voulais juste être tranquille sans déranger personne. Soyons honnête j’aurais bien aimé que personne ne me dérange non plus, hein !

Ce que je veux dire par là c’est que j'ai passé ma vie à bien tout enterrer, à niveler, à faire pousser du gazon dessus et à le tondre convenablement pour que personne ne puisse y trouver un intérêt notable si ce n'est celui d’un jardin bien entretenu.

Et voilà que malgré tous mes efforts consciencieux un os dépasse ! Alors oui je pourrais être rusé et transformer ce morceau d’os en chef d’œuvre conceptuelle - les gens adoreraient cela à vrai dire - mais après ? Si jamais le squelette ressort ? C’est stressant tout ça. Ce n’est pas du tout ce que j’avais prévu. »

Voici donc le fonctionnement du mode de pensées de l’homme aux ongles rongés. Ce schéma s’appliquait à n’importe quel sujet, si futile soit-il. Il fût en effet capable d’angoisser lorsque, jeune enfant, ses parents rentraient des courses avec deux minutes de retard. Il lui arriva également durant toute une année de ne pas oser parler à l'une des maîtresses de son école primaire (qui ressemblait à un homme) parce qu’il avait peur de l’appeler monsieur. Je n’ose pas vous raconter son état intérieur lorsque pour la première fois une fille lui plu.

Pour survivre à cet état mental, il construisit une échelle de stratégies :

1. Se mêler le moins possible au monde extérieur.

2. Être le plus concis possible lorsque ce monde extérieur l’interpelait.

3. Mentir.

4. En cas d’urgence, ronger ses ongles pour éviter toute autre forme de débordement de son anxiété et faire de son mieux.

En dehors du fait d’en devenir une personne complètement effacée, voire insipide, cela suffisait et lui permit de naviguer entre les gouttes de cette vie pluvieuse qui était la sienne. Bien évidemment il n’était pas du tout heureux (et même extrêmement triste) mais il préférait cela à l’obligation de dévoiler l’entière fragilité de sa personne au regard des autres humains de son espèce. En revanche il aimait beaucoup l’espèce animale qui lui démontrait qu’il était possible de vivre de manière fragile et pourtant sincère dans un environnement particulièrement hostile.

De jeune enfant à jeune adulte, cette vie terne se perpétua, bien qu'il lui arrivât parfois d’observer un peu trop longuement le sol du parc qu’il pouvait apercevoir depuis la fenêtre de sa chambre, au troisième étage d’un bloc de banlieue parisienne.

Il parvint tout de même à maintenir le cap, se ressourçant dans la musique, les livres, parfois dans quelques travers libératoires mais surtout chez ses grand-mères. Ces deux femmes étaient pour lui l’explicite raison d’une interdiction totale de se plaindre ou de se lamenter. Lorsqu’il y repense encore aujourd’hui, il conforte cet avis : « en réalité, elles ont subi tellement plus que moi » se disait-il. Cela aussi l’angoissait. Lorsque cette pensée le traversait, il se mettait à ronger ses ongles. Si ces grands-mères l’apaisaient, où se situait l’origine de cette anxiété ?

Puis un jour - le temps réalisant efficacement son œuvre - il perdit l’une de ces deux grands-mères. La moitié de son monde fût ensevelie sous des décombres de haine et de colère. « Que cela fait du bien », se dit l'homme aux ongles rongés.

Trois jours durant, il ne rongea plus ses ongles, se laissant aller à la tentation d’une totale liberté d’actions, sans aucun jugement de bien ou de mal. Tout était présent, limpide, sincère, sans filtre. Au bout de ces trois jours, il regagna son foyer et se sentit sale, coupable envers sa femme, envers lui-même et envers ses grand-mères. Paradoxalement il se sentait pourtant plus léger.

Il réadapta alors son échelle de stratégies en tenant compte de ses changements intérieurs, tout en gardant pour objectif de rester une personne respectable :

1. Se mêler le moins possible au monde extérieur.

2. Être le plus expansif et sincère possible lorsque le monde extérieur l’interpelait.

3. Rompre tout lien qui ne serait pas sincère ou qui pourrait lui porter préjudice.

4. En cas d’urgence, ronger ses ongles pour éviter toute autre forme de débordement de son anxiété et faire de son mieux.

Ce nouveau mode opératoire lui procura une avancée sociale, professionnelle et intime sans précédents. Il se différenciait d’un bon nombre de ses homologues par son aisance, tout en justifiant par les faits la quasi-totalité de ses dires.

Lorsqu’une personne s’apercevait d’une éventuelle zone d’ombre, il appliquait la règle N°3.

Lorsque cette personne faisait partie de son environnement proche, il appliquait la règle N°4 et parvint à s’en sortir la plupart du temps, tout en se rongeant les ongles.

Un jour il dût malgré tout - dans le cadre d’une extrême urgence - reprendre la règle N°3 de la première stratégie - mentir - qui devenait alors une réglementation inédite de niveau 5 dans cette seconde édition.

Ce fait ne le conforta pas dans son cheminement usuel puisqu’il venait alors de créer un niveau stratégique supplémentaire auquel il n’était pas préparé. Il se demanda pourquoi il avait dû revenir à ce réflexe du mensonge.

Il s’en rongea longuement les ongles et se mit à penser aux échappatoires qui pouvaient s’offrir à lui. En réalité il n’en avait plus. Sa stratégie était brisée et sa vie l’était tout autant.

Il pénétra alors malgré lui dans des méandres abyssales. La chute semblait interminable, y-avait-il un sol tout au fond de ces profondeurs ? À chaque pallier supplémentaire, il se découvrait des changements - au départ imperceptibles puis de plus en plus radicaux - qui s’opéraient malgré lui.

Cela commença par la disparition de l’une de ses chaussettes jusqu’à se retrouver totalement nu, puis ce fût son visage qui se mit à se transformer. Ses oreilles s’allongèrent à la manière de celles d’un elfe. Sa bouche et son nez fusionnèrent et se réduisirent au point de ne devenir qu’une infime cavité,

uniquement vouée au passage d’oxygène. Ses pupilles se dilatèrent effaçant alors le bleu de ses yeux. Si la taille de sa tête restait intacte, son corps se mit à rétrécir jusqu’à en retrouver son origine fœtale.

Autour de lui ne résidaient que silence et obscurité. Ce constat lui fit ressentir une peur extrême mêlée à un apaisement inédit. Pour la première fois de sa vie, il se retrouvait seul face à son véritable moi. Rien ni personne ne pouvait entraver cette rencontre. C’est bien ce qui le rassurait et l’effrayait d’une manière paradoxalement harmonieuse.

Au cœur de sa position fœtale, il s’aperçut que les ongles de ses pieds et de ses mains avaient disparu, tout comme l’idée d’une quelconque stratégie à mettre en place dans le cas d’une éventuelle épreuve. Il n’y avait plus d’épreuve, il n’y avait plus de vie ou de mort, il n’y avait plus rien. La seule vérité qui existait ici était celle du néant et de son être originel. Jamais il n’avait connu pareille solitude.

Dans ce lieu pourtant dénué d’espace et de temps, son âme se sépara de son corps. L’être misérable et fragile qui lui faisait face lui inspira un mélange d’émotions entremêlées dont il ne savait pas quoi penser : tristesse, pitié, tendresse, douceur ou encore amour.

Amour. Il était emplit d’amour depuis toujours. Qu’importaient ses névroses, fêlures et défauts, il comprit alors qu’il s’aimait d’un amour profond et tendre. Il avait passé sa vie à chercher l’approbation du regard de l'autre, à espérer y déceler un amour lui étant destiné. Il s’était tout bonnement oublié.

Bon nombre de ses choix de vie avaient résulté de cette attente, au point d’en accroître au fil du temps ses frustrations, ses regrets et ses défenses. Ce schéma aboutit donc à l’établissement des stratégies que vous lui connaissez.

Se voyant là, si fragile et si doux, si minuscule et primitif, l’évidence jaillit.

Fort de cette nouvelle certitude, l’âme de l’homme aux ongles rongés se redirigea vers son enveloppe. A l’approche de leur union, elle chuchota à son oreille d’elfe : « je vais prendre soin de toi maintenant ».

Ces quelques mots eurent un effet immédiat : ses oreilles se mirent à rétrécir, ses pupilles laissèrent à nouveau de la place au bleu de ses yeux et -pendant qu’une bouche et un nez se réinstallaient sur son visage - son corps sortit de sa position fœtale, se détendit et entama sa croissance tout en douceur et volupté, à l’instar de l’émergence d’un papillon sortant de son cocon.

Une fois sa forme d’origine retrouvée, l’homme aux ongles rongés porta les paumes de ses mains face à son visage. Elles étaient belles ces mains, traduisant à la fois douceur et expérience au travers de leurs lignes. Il les retourna ensuite pour faire face à la réalité du travail qu’il lui restait à accomplir.

Au lieu d’y trouver les traces d’un passé de souffrances et de peurs, ses dix doigts lui proposèrent un spectacle si émouvant qu’une larme vint témoigner de la beauté de l’instant. Ses ongles étaient d’une telle brillance, qu’il pouvait presque y entrevoir les contours du reflet de son visage. Aux extrémités se trouvait cette partie supplémentaire dont il s’était amputé depuis sa plus tendre enfance et les contours dévoilaient une peau lisse et immaculée. C’était tellement inimaginable qu’il descendit sa main droite vers sa cuisse et se griffa. Sa main gauche, elle, resta face à son visage.

Une explosion de sensations vint le submerger : la douleur de la griffure, la méconnaissance du toucher ressentie par ces ongles nouvellement nés, puis sa peau qui - pour la première fois - rencontrait une griffure d’origine interne qui n’était pas due à un excès de colère ou de passion avec une autre personne.

Bien que le temps n’existât pas ici, ses doigts restèrent plantés encore quelques secondes, il lui fallait prendre pleinement conscience de ce qu’il était en train de vivre. Oui, c’était ça : il était en vie. Au retrait de sa main, quelques gouttes de sang coulèrent délicatement le long de sa jambe, séchant sur sa peau avant d’atteindre leur but.

Ses yeux déconcertés se muèrent en un regard apaisé mais d’une ostensible certitude. « Ça y est, il est temps de partir », se dit-il intérieurement.

Encore entièrement nu au fin fond de ces abysses, il sourit timidement puis - en à peine une fraction de seconde - émit un rire si sincère et si pur qu’il en vint à anéantir instantanément toute trace de silence ou d’obscurité. Big Bang, univers, vie.

Ce jour là, l’homme aux ongles rongés pleura longuement, s’observa minutieusement dans le reflet d’un miroir et se rhabilla. Il décida de ne plus définir de stratégies et cessa de mettre ses mains à la bouche. Il avait bien d’autres choses à faire à vrai dire.

La suite de l’histoire existe mais sous un autre titre.


Texte publié par Vinzorama, 3 août 2022 à 20h25
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