Dori hurlait si fort qu'on devait l'entendre non seulement à travers la porte fermée mais certainement jusqu'au bout du couloir.
- Cette sorcière l'a envoûté, ensorcelé, lui a tendu un piège ! bramait-il.
- On ne sait rien ! répliqua Thorin, exaspéré. Inutile de...
- Je lui avais dit de ne pas s'approcher d'elle ! Je le lui avais dit ! Mais il ne m'a pas écouté ! Cette magicienne elfique l'a détourné de moi !
- Les enfants grandissent, répondit Thorin avec amertume, et cessent de vous écouter. J'en sais quelque chose.
- Et qu'est-ce que tu vas faire ?! hurla Dori, congestionné jusqu'aux oreilles.
Thorin fronça les sourcils. Il n'appréciait pas tellement qu'on emploie ce ton avec lui.
- Attendre qu'Ori reprenne connaissance ! répliqua-t-il sèchement. En espérant qu'il pourra nous dire ce qui s'est passé.
- Comme si on ne le savait pas ! beugla l'autre, hors de lui.
Thorin aurait bien aimé, il ne pouvait pas prétendre le contraire, accréditer la thèse d'une Tauriel coupable et tirant cette flèche sur Ori. Ou même l’attirant volontairement dans un traquenard. S'il avait pu y croire, cela l'aurait aidé à gérer Kili, qui n'allait pas tarder à lui poser bien davantage problème que Dori. Il aurait eu beau jeu de lui asséner un magistral et souverain :
- Je te l'avais bien dit !
Sauf que le simple bon sens (et peut-être un commencement de respect) allaient totalement à l'encontre de cette idée. Certes, une fois encore, si Kili n’avait pas été en cause, il ne se serait probablement pas donné la peine de faire la part des choses. Ou plus exactement… Soudain, Thorin réalisa qu’il ne considérait plus Tauriel tout à fait comme une elfe, cette engeance perfide ! Il en fut le premier stupéfait.
- Elle n'avait aucune raison de faire ça, ni de l'attirer dans un piège, dit-il. Et elle l'a ramené. Si elle avait voulu quitter Erebor, prendre contact avec les elfes ou faire quoi que ce soit à l’extérieur, elle pouvait le faire sans difficulté et à n'importe quel moment. Elle sort quasiment tous les jours, le plus souvent seule. Jamais je ne l'ai fait suivre ou surveiller, alors pourquoi aurait-elle fait ça ?
Il n'ajouta pas qu'il se fichait totalement qu'elle s'en aille ou non. En fait il aurait été assez content qu'elle disparaisse ! Mais pas dans le cas présent, pas quand l'un des siens avait été gravement blessé, au point qu'Oïn ne pouvait encore prédire s'il s'en tirerait ou non. Il ne pouvait même pas assurer qu'Ori reviendrait à lui ! Le malheureux était entre la vie et la mort et le vieux guérisseur n'avait pas caché que la mort semblait vouloir le tirer par les pieds !
- Par contre, en ramenant Ori après ce qui s'est passé, elle savait ce qui allait arriver, ajouta-t-il.
Dori faillit faire des convulsions.
- Tu prends son parti ? Tu la défends ?! s'étouffa-t-il. Tu veux dire que tu ne vas RIEN faire pour venger ce... cette...
- Ca suffit ! trancha sévèrement Thorin. Je n’ai pas l’intention de rester les bras croisés et les elfes devront répondre de ce qui s’est passé ! Mais la fille n'y est pour rien. Et se tromper de cible n'est pas une option !
Ulcéré, Dori tourna les talons et s'en fut sans saluer, gonflé de fureur et de ressentiment. Demeuré seul, Thorin poussa un soupir excédé. Vraiment, il avait bien besoin d'une semblable histoire !
De retour à Erebor et Ori confié aux siens qui l'avaient aussitôt remis aux mains des meilleurs guérisseurs, Tauriel avait bravé tous les gardes, toutes les consignes pour venir lui parler et lui raconter ce qui était arrivé : elle tenait impérativement à le lui apprendre elle-même ! Car si elle laissait ce soin à quelqu'un d'autre, ce dernier donnerait sa propre version des fais... Bien sûr, elle ne pourrait pas empêcher les gens de parler et de croire ce qu'ils auraient envie de croire, mais cela ne changeait rien. Thorin serait informé de première main et par elle-même ! Elle s'en était tenue à l'histoire qu'elle avait décidé de raconter, qui excluait Légolas. Fort heureusement, comprit-elle, Thorin lui non plus ne voulait pas d'une guerre avec les elfes. Erebor était seulement en train de renaître, il n'avait ni les effectifs, ni le temps, ni les moyens, ni l'envie d'un affrontement meurtrier avec ses voisins de la forêt. Pour autant, il ne pouvait pas laisser passer l'affront, mais il espérait régler cela directement avec Thranduil.
- Je vous sais gré d'avoir ramené Ori à Erebor, dit-il lorsqu'elle se fut tue et après qu'il eut appréhendé la situation. A présent, je vais vous faire raccompagner à vos appartements. Vous voudrez bien y rester jusqu'à nouvel ordre.
Tauriel s'était enfoncé les ongles dans les paumes.
- Vous me mettez aux arrêts ? avait-elle demandé d'un ton dépourvu d'émotion.
- Non.
Réponse nette, claire. Thorin la regarda droit dans les yeux :
- Je vous mets à l'abri. Mon peuple va beaucoup... s'échauffer, dès qu'il sera au courant.
- Ils vont m'accuser de ce qui est arrivé, c'est ça ?
- Ils vous tiendront pour responsable. Que vous ayez ou non tiré cette flèche.
Tauriel s'humecta les lèvres, hésita et finit par laisser fuser une question :
- Mais vous, Monseigneur, vous me croyez ?
- Oui.
Une réponse nette, encore une fois. Sans faux semblant.
- Mais ça ne changera rien, ajouta Thorin. Tout dépend de la survie d'Ori.
Curieusement, Tauriel éprouva la sensation que le roi nain avait légèrement changé d'opinion envers elle. Qu'il lui était moins hostile. Oh, pas de beaucoup, sans doute : son visage demeurait sévère, ses yeux étaient pleins d’une rancœur et d’une colère dont elle était l’objet ! Pourtant, étrangement, il lui semblait que Thorin n'était plus tout à fait dans le camp de ses ennemis.
En réalité, il était furieux contre elle et la considérait, lui aussi, comme responsable de ce qui était arrivé. Elle l’avait d’ailleurs reconnu : c’était à elle qu’en voulaient ces maudits elfes ! Elle avait beau assurer que c'était une bavure, des francs-tireurs isolés agissant sans ordre dans l'espoir d'obtenir la faveur de leur roi... Voilà qui n’allait pas faire monter la cote de popularité de la jeune femme auprès des nains ! Cela étant, rien qu’à l’idée que des elfes s’étaient permis de venir « chasser » sur ses terres, Thorin avait senti la fumée lui monter aux naseaux ! Il entendait bien réclamer réparation pour cette violation de territoire ! Ensuite bien sûr, c’était la malchance qui avait voulu qu’Ori soit avec Tauriel, justement aujourd’hui. Ce qui ne changeait rien au problème car Thorin pensait, avec un frisson de peur rétrospective, que Kili aurait pu être à la place d'Ori ! Kili qui, c’était fatal, allait être encore plus mal considéré par les siens qu’il ne l’était déjà, l’hostilité grandissante que les nains éprouvaient pour son épouse rejaillissant nécessairement sur lui. Allons bon ! Voilà qui n’allait pas arranger son moral déjà en berne !
Indépendamment de tout cela, Thorin ne pardonnait pas à Tauriel la séance d'entraînement (sa propre défaite n'entrait d'ailleurs pas en ligne de compte, en l'occurrence). Donc non, il n'était pas content ! Et bien sûr, il lui en voulait !
Cependant, il était un guerrier et, en tant que tel, il respectait le courage et la droiture. Or, la fille n'en avait pas manqué, il devait le reconnaître. Elle ne pouvait pas ignorer que les nains réagiraient très mal devant l'un des leurs gravement blessé par une flèche elfique. Elle aurait pu fuir et rejoindre les siens, ou disparaître dans la nature.
Elle n'en avait rien fait. Tout au contraire. Bravement, fièrement, elle avait fait face. Et s'il restait la moindre chance de survie à Ori, c'était à elle qu'il le devait, car elle aurait pu l'abandonner pour fuir et ainsi le condamner irrémédiablement.
Thorin respectait cela.
- Ori, répéta Tauriel. J'aimerais le voir. Je pourrais peut-être...
- Non.
Thorin secoua la tête.
- Ils ne vous laisseront pas approcher.
- Mais si vous...
- Non ! C'est à ses frères de décider.
Elle comprit que c'était sans appel et baissa la tête.
La délégation des Monts de fer et son escorte étaient arrivées quelques heures plus tard, alors que Tauriel se morfondait dans ses appartements en essayant de comprendre pourquoi, pourquoi tout ce qu'elle entreprenait depuis quelques temps tournait aussi mal ! La joie de Kili à la retrouver avait été de courte durée, lorsqu'il avait appris ce qui était arrivé. Et le pire était encore à venir : accompagné de Fili, il s'était précipité au chevet d'Ori. Si l'aîné fut accueilli comme à l'ordinaire, Kili pour sa part ne put ignorer les regards lourds et l'hostilité latente qui lui étaient réservés ! Fili s'en rendit compte également et prit aussitôt la mouche. Résultat : les deux frères s'en allèrent fâchés, laissant des nains tout aussi fâchés.
Décidément, tout allait mal !
L'état d'Ori empira dans la nuit et Oïn ne cacha pas son pessimisme. Selon lui, le jeune nain ne vivrait plus jusqu’à la fin de la prochaine journée.
- Je ne peux plus rien faire, dit-il tristement. Il ne reprendra pas conscience, j'en ai peur.
Il rangea quelques potions qu'il avait laissées au chevet du blessé et ajouta :
- Peut-être que l'elfe pourrait faire quelque chose, mais...
Le visage de Nori se crispa, Dori explosa :
- Jamais ! Cette sorcière ! Jamais !!
Oïn haussa les épaules :
- Je l'ai déjà vue faire un miracle, personnellement. La magie de ces êtres...
- AH OUI !!! hurla Dori, fou de rage. Un miracle, oui ! Elle a complètement fasciné Kili, l’a enchaîné à elle ! Et tu voudrais que je la laisse approcher mon frère ! Jamais ! JAMAIS !
Oïn connaissait le caractère obstiné des siens. Il n'insista donc pas et laissa les deux frères au chevet du mourant.
Pendant ce temps, Tauriel allait et venait dans ses appartements en se tordant les mains, rongée d'impuissance. Kili avait été appelé à un nouvel entretien avec la délégation des Monts de Fer et elle était seule, désorientée et désespérée. On frappa à la porte.
- Oui ? fit-elle machinalement.
Le battant s'ouvrit et Dis parut.
- J'ai pensé que vous aimeriez avoir un peu de compagnie, dit-elle en souriant. Je sais que Thorin a demandé à ce que vous ne sortiez pas pour le moment et je me suis dit que cela devait vous être pénible.
Tauriel sourit :
- Je ne sais pas ce que je ferais sans vous, avoua-t-elle. Thorin m'en veut, je le sais. Peut-être moins que d'autres, mais...
- Ne le prenez pas comme une sanction, Tauriel, dit Dis doucement. Il veut éviter tout incident, d'autant qu'avec cette délégation à Erebor, il a très peu de temps. Sans compter ce qui est arrivé... il ne laissera pas passer une attaque d'elfe sur ses terres. Avec tout cela, il n'a guère de temps à consacrer à ceux que votre présence dérange, comprenez-le.
- Que va-t-il faire ? Pour l'attaque, je veux dire ? Si une guerre éclatait, je ne sais pas ce que je...
- Je ne sais pas ce qu'il va faire, il ne m'en a pas fait confidence, mais je suppose qu'il va exiger réparation. Lui non plus ne tient pas à une guerre, rassurez-vous.
Tauriel se laissa tomber sur un siège et secoua la tête.
- Je ne sais plus où j'en suis, avoua-t-elle. Quoi que je fasse, la situation, au lieu de s'améliorer, se dégrade à chaque fois.
Très déconfite, totalement démoralisée, elle confia à sa belle-mère sa rencontre avec Thorin à l'aire d'entraînement, juste avant l'attaque dont Ori avait été victime. Deux énormes erreurs en deux heures de temps ! L'avenir lui paraissait plus noir que les plus opaques nuées d'orage. Pourtant, à sa grande surprise, Dis étouffa un petit rire.
- Je vous en prie ! lança Tauriel, à bout. Ce n'est pas drôle ! J'espérais arranger les choses et, en fait, tout parait m'échapper ! Comme si une force maligne était contre moi et s'ingéniait à changer chacun de mes gestes en nouvelle maladresse !
- Vous avez commis une erreur, c'est vrai...
Accablée, la jeune femme baissa la tête. Elle était prête à pleurer. Un comble pour une elfe ! Mais conserver, voire même simuler le détachement lui devenait de plus en plus difficile.
- Je vais vous donner un conseil, poursuivit Dis comme si de rien n'était.
C'était bien la première fois qu'elle émettait la moindre suggestion et Tauriel, malgré elle, releva le nez et tendit l'oreille.
- La prochaine fois que vous croiserez le fer avec Thorin, surtout, ne le ménagez pas. Donnez tout ce que vous avez. Envoyez-le au tapis aussi souvent que nécessaire -vous comprenez bien ce que je dis, n'est-ce pas ? Ca reste un entraînement, il ne s'agit pas d'un combat à mort !- mais surtout, ne faites pas semblant. Et jamais plus, ne lui cédez un assaut que vous aurez remporté
- Mais... fit Tauriel, abasourdie.
Soudain, elle doutait de tout. Dis était-elle vraiment de son côté ? se demanda-t-elle, égarée.
- Vous lui feriez là le pire des affronts, poursuivit la naine. S'il vous en veut en ce moment, ce n'est pas tant parce que vous l'avez emporté sur lui, soyez-en sûre, mais plutôt parce que vous avez fait preuve d'une complaisance mal placée. Ne recommencez pas, dans votre propre intérêt. Il ne vous le pardonnerait pas.
En tant que guerrière, Tauriel pouvait comprendre cela. Il lui demeurait cependant un doute.
- Je... ne pense pas qu'il y aura une prochaine fois, dit-elle. Il était furieux !
A nouveau un petit rire.
- Oh, sûrement, gloussa Dis. Mais soyez certaine qu'il y aura une prochaine fois. Il va remâcher sa rancune un moment et puis il voudra sa revanche. Il est bien trop orgueilleux pour rester sur une défaite.
Elle leva son regard, pétillant de malice, et croisa celui de sa belle-fille.
- Les nains sont tous des êtres fiers. Ils préféreront toujours une défaite franche à une fausse victoire. Thorin est dominé par son orgueil. Il peut accepter la défaite si elle vient de son égal au combat. En revanche, jamais, jamais il ne pourra supporter la condescendance. Et ainsi, quand ce sera lui qui l'emportera, sa victoire n'en aura que plus de prix.
Tauriel se mordit les lèvres.
- J'aurais dû y penser... fit-elle. N'est-il pas trop tard ?
- Je ne le pense pas. Ce n'était qu'un coup d'essai. Mais surtout, ne refaites pas cette erreur ! Ca peut passer une fois. Certainement pas deux !
- Et pour Ori ?
Dis se rembrunit.
- A ce que je sais, il se meurt, dit-elle tristement.
Tauriel se releva d'un jet, se tordant à nouveau les mains :
- Si seulement je pouvais l'approcher ! Si je pouvais essayer de...
- Vous ne pouvez rien pour lui, la coupa la naine, très affligée. Pas tant que ses frères refusent votre assistance.
- Thorin refuse de s'en mêler... vous, est-ce que vous pourriez leur parler ?
- Si Thorin refuse de leur parler, c'est parce que c'est notre coutume. Les affaires de famille sont sacrées, pour les nains. Personne ne doit interférer.
- Même si l’un des leurs doit en mourir ?
- Hélas.
Tauriel se trouvait à nouveau confrontée à un choix difficile. D’un côté, elle ne pouvait se résoudre à ne rien tenter pour Ori. Mais d’un autre côté, si les frères du mourant lui interdisaient d’approcher, que pouvait-elle faire ? Ce n’était pas en piétinant leurs coutumes et en provoquant un nouvel éclat qu’elle parviendrait à se faire accepter, n’est-ce pas ? Soudain, elle en eut assez. Tout simplement assez. Elle avait fait beaucoup d’efforts, avait essayé de respecter les nains et leur manière de voir les choses, de se mêler à eux, pour quel résultat ? Néant ! Il était peut-être temps de changer de tactique. Au moins, elle aurait la conscience en paix et ne se reprocherait pas, durant les décennies à venir, d’être restée les bras croisées.
- Excusez-moi, Dis, dit-elle en se dirigeant vers la porte.
Sous le regard stupéfait de la naine, elle tira le battant vers elle et, avant de sortir, se tourna vers sa belle-mère pour terminer :
- Mais ce n’est pas ma coutume !
La traversée d’Erebor ne fut pas une partie de plaisir. Les nains qu’elle croisait la regardaient de travers et un murmure hostile, grandissant, naissait sur son passage. Elle était presque sûre que quelqu'un avait craché par terre lorsqu’elle l’avait croisé, mais elle était trop pressée pour y prendre garde. Elle se dit toutefois que si Ori mourait, les choses prendraient sans doute une telle ampleur que même les consignes données par Thorin n’y changeraient plus rien. Elle risquait alors de se faire écharper chaque fois qu’elle montrerait le bout de son nez et ils n’auraient plus le choix : Kili et elle devraient vraiment quitter Erebor. Lorsqu’elle s’engagea dans la galerie très basse, dans laquelle elle devait progresser courbée, qui menait à la salle dans laquelle Oïn préparait ses remèdes et soignait les blessés les plus graves, un nain qui en sortait, arborant une main bandée, haussa les sourcils :
- Où allez-vous comme ça ? demanda-t-il. Si j’étais vous, j’éviterais d’y aller maintenant ! Dori est très remonté contre vous, vous savez ?
- On me l’a dit… mais je dois tout de même y aller.
Visiblement curieux de voir comment les choses allaient se passer, le nain lui emboîta le pas.
Parvenue devant la porte, Tauriel hésita un bref instant et finalement décida d’entrer comme elle en avait l’habitude, c’est-à-dire sans frapper. Après tout, elle passait régulièrement du temps ici et jusqu’alors personne n’y avait rien trouvé à redire !
Son entrée, il faut bien l’admettre, ne passa pas inaperçue. Sauf pour Oïn, qui tournait le dos à la porte et broyait des plantes dans un mortier et qui, bien entendu, n’entendit rien (son cornet acoustique était posé sur la table à côté de lui). Nori par contre se retourna au bruit de la porte. Ses yeux s’arrondirent comme des billes et sa bouche s’ouvrit toute seule, tant il était stupéfait. Dori eut un temps de retard. Il était agenouillé au chevet de son jeune frère, dont il tenait la main entre les siennes. Lorsqu’il tourna la tête, Tauriel vit qu’il pleurait. Elle en oublia aussitôt toutes les paroles très fermes qu’elle avait préparées à son intention. Le visage du nain se contracta, ses poings se serrèrent mais, avant qu’il ait eu le temps de parler, elle le devança en désignant le blessé, toujours sans connaissance :
- Je peux l’aider ! Laissez-moi regarder sa blessure. Je ne veux que…
- Maudite ! hurla Dori en se redressant, titubant sous l’effet de la rage. Sorcière ! Vous ne l’approcherez pas ! Comment osez-vous venir ici après ce que vous lui avez fait ?!
Il dégaina la dague qui pendait à sa ceinture et, durant un terrible instant, Tauriel craignit qu’il se jette sur elle ; elle ne voulait pas se battre contre lui, ni contre aucun autre nain, ce n’était pas pour cela qu’elle était venue ! Cependant, Dori se contenta de se poster, résolument, farouchement, devant le lit du blessé, l’arme à la main, le visage parcouru de tics et l’invective à la bouche. Son attitude était parlante : il ne laisserait pas l’elfe approcher. Il allait falloir parlementer.
A la porte, le nain à la main bandée s’adossa au mur, apparemment décidé à suivre le spectacle jusqu’au bout. Oïn de son côté finit par se rendre compte qu’il se passait quelque chose et se retourna. Il eut un hoquet de surprise en reconnaissant l’elfe et se précipita sur son cornet afin de ne rien manquer de la conversation en cours. Nori, qui semblait avoir repris ses esprits, fit deux pas vers la jeune femme sans la quitter des yeux et émit, assez sèchement :
- Je croyais que Thorin vous avait défendu de venir ?
- Eh bien, risposta Tauriel, je suis venue quand même… allez vite l’en avertir !
Le nain lui jeta un regard mauvais mais ne répondit pas et resta où il était.
- Tout ça est ridicule, continua l’elfe. Allez-vous laisser votre frère mourir sans rien tenter ? Il est peut-être déjà trop tard, mais s’il reste une seule chance, laissez-moi la tenter ! La magie des Eldars est puissante.
- Vous l’avez tué ! cracha Dori, sans bouger d’un pouce. Vous ne volerez pas son âme avec vos maléfices, comme vous l’avez fait pour Kili ! Jamais !
Si les larmes n’avaient pas continué à dévaler sur son visage déformé par la fureur, Tauriel aurait répondu de manière cinglante : rien ne l’avait jamais autant blessée que cette dernière accusation. C’était donc là ce que croyaient les nains ? Qu’elle avait usé de sorcellerie pour s’attacher Kili ? Elle en fut aussi consternée que peinée. Surtout qu’à bien y réfléchir, la vie de Kili et la sienne auraient été bien plus paisibles s’ils ne s’étaient jamais rencontrés ! Elle était si bouleversée que ses sentiments se peignirent un instant sur son visage, chose très rare chez une elfe. Nori s’en aperçut et fronça les sourcils.
- Je ne veux aucun mal à Ori, plaida-t-elle. Je veux l’aider, si c’est encore possible. Il va mourir si on ne fait rien !
La réponse de Dori fut carrément grossière. Tauriel comprit qu’elle ne le convaincrait pas, quoi qu’elle dise, et sentit les larmes lui monter aux yeux, à elle aussi. Au même instant, à sa grande surprise, Nori qui était demeuré immobile à la regarder, ses sourcils toujours froncés, se tourna vers son frère aîné et prononça ces paroles incroyables :
- Je crois qu’on devrait la laisser faire. Qu’avons-nous à perdre ?
Le visage de Dori se contracta encore davantage :
- Toi aussi, elle t’a charmé ! Va-t’en ! Ne t’approche pas, toi non plus !
Nori parut hésiter un instant, puis il haussa les épaules et se détourna. A la surprise générale, il se dirigea vers la porte. Pour y parvenir, il devait nécessairement croiser Tauriel et passer à côté d’elle. Il lui prit le poignet au passage.
- Venez, dit-il, il n’y a plus rien à faire.
Oïn faillit béer de stupeur. Navrée jusqu’à l’âme, la jeune elfe suivit le nain à la coiffure « en étoile » qui l’entraîna à l’extérieur. Celui qui était blessé à la main les suivit, considérant sans doute que le spectacle était terminé. Lorsqu’ils eurent atteint l’extrémité de la galerie, Nori s’arrêta et regarda gravement Tauriel :
- Vous croyez que vous pouvez sauver Ori ? demanda-t-il.
- Bien sûr que non, puisqu’on ne me permet même pas de l’approcher ! répliqua-t-elle, exaspérée.
Elle en pleurait presque.
- Dori ne se laissera pas convaincre. Il s’est trop braqué. Mais moi…
A nouveau, il fronça les sourcils avant d’ajouter :
- Je crois que vous voulez vraiment l’aider. D’ailleurs… si vous aviez ensorcelé Kili, Fili vous aurait tuée…
Il paraissait réfléchir à voix haute, pesant le pour et le contre, triant les informations qu’il avait en sa possession.
- Je suis le seul à pouvoir agir, marmonna-t-il pour finir.
Et à Tauriel :
- Attendez ici. Il faut que je neutralise Dori. Surtout, ne bougez pas et n’essayez pas de revenir avant que je vous appelle !
Sur ce, il s’enfonça à nouveau dans la galerie, l’air très affairé. Tauriel revenait à peine de sa surprise.
- Que veut-il dire par « neutraliser Dori » ? demanda-t-elle au nain à la main bandée.
Celui-ci fit un signe d’ignorance.
Cela dura longtemps. Une bonne heure devait s’être écoulée lorsque Nori réapparut, un air malicieux autant que satisfait sur le visage.
- Venez, dit-il.
Toujours flanquée du nain à la main blessée qui ne l’avait pas quittée (il semblait qu’il avait vraiment envie de savoir comment l’histoire se finirait et, inexplicablement, paraissait n’éprouver aucune aversion pour les elfes. Il était un marchand, expliqua-t-il, non un guerrier, et sauf pour ce qui concernait les orcs et les gobelins, il n’avait pas de prévention contre les autres races), la jeune elfe remonta donc à nouveau la galerie qui menait au domaine d’Oïn. Elle était perplexe. Que signifiait donc tout cela ? Des ronflements lui parvinrent aux oreilles peu avant de franchir le seuil. Dori dormait profondément, affalé sur une chaise, les jambes tendues et la tête penchée sur son épaule. L’un de ses bras pendait, les doigts à quelques centimètres du sol, l’autre était replié sur son ventre.
- Qu’est-ce que… qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda Tauriel.
Le Dori auquel elle avait eu affaire une heure plus tôt ne donnait vraiment pas l’impression de pouvoir s’endormir paisiblement alors que son plus jeune frère agonisait.
- Eh ! Eh ! fit Nori.
Tauriel n’insista pas et s’approcha du blessé. Ori reposait sur le ventre, le visage presque aussi pâle que son oreiller, la respiration lourde, embarrassée. Avec délicatesse, l’elfe souleva le drap, puis défit le bandage qui enserrait étroitement le torse du jeune nain. Elle trouva la plaie soigneusement recousue, propre et saine. Il ne s'en était pas fallu de beaucoup, songea-t-elle, pour qu'Ori passe sur le champ de vis à trépas : la flèche avait sans doute manqué le cœur de très peu. Posant ses mains de part et d’autre de la blessure, elle commença à réciter des incantations en elfique. Peu à peu, une lumière surnaturelle naquit, l’enveloppa, la nimba de toute part. Son débit s’accentua, s’accéléra. Peu à peu, la respiration d’Ori parut devenir plus légère et plus facile. Lorsque Tauriel se tut, il semblait même que son visage était un peu moins blafard. La magicienne remit soigneusement en place le bandage, toujours bien serré, puis se tourna vers Nori.
- Je reviendrai d’ici quelques heures, et encore ce soir, dit-elle.
Elle désigna Dori qui ronflait toujours :
- Pensez-vous pouvoir le maintenir endormi ou du moins l’éloigner d’ici ?
- Oh, ne vous en faites pas ! fit Oïn. Avec la dose de pavot que je lui ai préparé, il va dormir au moins jusqu’au milieu de la nuit !
- Il en avait bien besoin, le pauvre, renchérit Nori d’un ton pénétré que démentait l’éclat de malice au fond de ses yeux. Il n’a pris aucun repos depuis qu’elle –il désigna Tauriel- a ramené Ori.
- Tu n’en as pas pris beaucoup non plus, rétorqua le guérisseur. Tu devrais y aller. Je suffirai ici. Tu me remplaceras ce soir.
Ils sortirent donc tous de la pièce, laissant Oïn seul avec Dori endormi et Ori inconscient. En arrivant au bout de la galerie, alors que l’elfe s’apprêtait à regagner ses appartements, Nori la retint :
- Merci, dit-il.
Il n’ajouta rien et elle lui sourit avant de se détourner.
Dans la même journée, une délégation d’elfes envoyée par le roi de la Forêt Noire se présenta aux portes d’Erebor et eut un très long entretien avec le Roi sous la Montagne. Par chance, bien que Thorin et Thranduil se détestent cordialement et se méprisent souverainement, aucun d'eux ne souhaitait voir revenir les jours sombres du passé. La délégation repartit le même jour, accompagnée par un groupe de nains mené par Fili et Dwalin : ceux-ci avaient pour mission de s’assurer que justice avait été rendue. A cette condition et dans le but de préserver la paix, Thorin renonçait à réclamer vengeance. Par ailleurs, Fili devait exiger de Thranduil qu’il veille à ce que plus jamais aucun de ses sbires ne mette les pieds (sauf visite officielle) sur les terres d’Erebor. Le roi elfe, avait dit l’ambassadeur, était terriblement désolé de ce qui était arrivé, mais Thorin avait donné pour consigne à son neveu d’insister sur ce point.
La nouvelle se répandit dans toute la cité et apaisa un peu les esprits : bien sûr, les elfes ne sont pas et ne seraient jamais fiables (estimaient les nains) mais au moins, l’agression ne demeurerait pas impunie et l’on pourrait sortir d’Erebor sans craindre de se voir transformé en pelote à épingles…
Ori n'était pas revenu à lui mais il respirait normalement et avait repris des couleurs. Comme promis, Tauriel était revenue deux fois la veille et avait estimé que le blessé avait désormais de bonnes chances de survie. De fait, il ouvrit les yeux dans l’après-midi de ce second jour.
Dori n’en éprouva aucune reconnaissance envers l’elfe, bien au contraire. Il la détesta encore davantage, l’accusant « d’avoir tourné la tête à ses deux frères ». Obstiné comme le sont tous les nains, il ne devait jamais changer ni d’avis ni de sentiment à son sujet, même après plusieurs décennies passées.
Quant à la population d'Erebor, elle était certes moins hostile que le jour où Tauriel avait traversé une partie de la cité pour se rendre au chevet d'Ori mais elle demeurait très méfiante, peut-être plus méfiante que jamais. L'ouïe perçante de la jeune femme perçut plusieurs fois les termes "sorcière elfe" murmurés sur son passage, une multitude d'yeux la suivaient toujours partout où qu'elle aille et, plus que jamais, elle avait l'impression de marcher sur un fil au-dessus d'un vide impressionnant.
Apprivoiser des nains... elle en était toujours aussi loin qu'au premier jour ! Du moins était-ce là l'impression qu'elle avait.
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