Syrine et Laria
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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Syrine naquit à l’éclosion de sa fleur de lilas. Lovée dans son pistil, en position fœtale, elle laissait la brise la frôler de sa douceur printanière, sans bouger, tandis que sa conscience s’éveillait. Ses ailes fines chatouillaient sa peau nue, incapables de se déployer pour l’instant. Déjà, elle réalisait sa présence en ce monde, sa signification.
Ses paupières cillèrent pour la première fois. La mémoire des fées passées s’immisçait en elle… Son apprentissage débutait et plusieurs décors extérieurs apparaissaient avec une clarté saisissante dans son esprit ! Un sourire gagna ses lèvres comme l’évidence s’imposait à elle. Il lui fallait profiter de sa courte jeunesse, sécurisée par le cocon qu’était sa fleur pour elle. Surtout, elle devait réfléchir et statuer sur son rôle après celle-ci, celui qui aiderait la vie sur terre d’une façon ou d’un autre. Dès que son abri fanerait, dès qu’il se détacherait de son arbre, son existence se résumerait à le remplir.
Tel était le destin des siennes.
Un frisson secoua soudain son corps menu, déclenché par un nouveau sentiment. Même si les connaissances de son peuple lui seraient toutes transmises avant le déclin de sa fleur, même si elle avait le temps de se décider, Syrine se surprenait à espérer que cette période durerait. Oh, elle ne l’aurait pas avoué à voix haute de peur d’être la risée des fées, mais une pointe d’appréhension se logeait dans son cœur au fil de secondes. Et si elle ne trouvait pas son objectif ? Serait-elle la première de l’histoire à échouer ? Serait-elle appelée défaillante ? Pire, errerait-elle sans but dans la nature jusqu’à ce qu’elle s’éteigne ? Impossible de ne pas spéculer : les informations lui arrivaient par centaine et aucune ne témoignait d’un potentiel raté ! La pression était réelle.
Le contact des pétales l’aida à s’apaiser. Respirer, il lui fallait respirer… Son angoisse n’avait sans doute rien d’anormal, l’important était de ne pas y céder. Mieux valait avoir confiance en elle et en son enseignement. La réponse au sens qu’elle donnerait à sa vie n’était pas loin, il lui suffisait de creuser.
Syrine se répéta ces phrases des jours durant.
Le vent s’intensifia encore, devenant rafales et bourrasques. Secouée, nauséeuse, Syrine retenait à grand-peine ses larmes. Si seulement la météo consentait à être plus clémente ! Bien qu’elle ne puisse pas se plaindre d’avoir froid, Syrine ne réussissait pas à se concentrer sur la mémoire des fées passées ou à songer à sa future mission tant la panique l’enserrait.
Son estomac se contracta ; l’idée de glisser hors de sa fleur grandissait en elle et accentuait son mal. Que ferait-elle si la tempête l’emportait ? Comment regagnerait-elle son foyer jusqu’à ce qu’elle soit prête, décidée ? La perspective d’être confrontée à ses questions était si terrible que ses mains et pieds s’appuyaient contre le pistil pour s’y cramponner. Son pouls battait avec férocité.
Demeura-t-elle longtemps dans sa position inconfortable ? Pas moyen de le déterminer. Toujours est-il qu’à un moment, son univers bascula ; projetée en boule dans sa fleur, Syrine tourna, tourna et tourna sur elle-même et ne distingua plus le haut du bas, perdit le moindre de ses repères. Ses lèvres étaient serrées sur un hurlement silencieux, son ventre conservait son contenu par miracle.
Pitié, que cette torture cesse ! priait-elle. Que tout ne soit qu’un affreux cauchemar…
Tétanisée, elle ne parvenait plus à garder ses pensées cohérentes, les implications de sa situation lui échappaient. Syrine n’espérait plus que l’instant béni où elle prendrait fin.
Et enfin, cet instant survint. Tout se termina en une fraction de seconde, dans un choc qui lui coupa la respiration.
La vue brouillée par ses pleurs et un mal de crâne naissant, Syrine comprit alors que sa fleur avait chuté, décrochée prématurément par les intempéries. Pourtant, elle refusa de contempler la réalité en face. Transie, elle s’enfonça dans son cœur, se coucha en chien de fusil, puis ferma les paupières jusqu’à tomber d’épuisement.
Deux journées lui furent nécessaires pour admettre la vérité sur son sort. Tancée par la panique et ses courbatures, Syrine n’avait d’autre choix que de la reconnaître. Sa fleur, son doux cocon, avait chuté avant l’heure. Sa jeunesse était terminée, mais pas son apprentissage.
Un frisson la traversa de part en part, agitant ses ailes d’un spasme. Plus question de céder à l’oubli, désormais, il ne lui serait plus accordé. Ses dents mordillèrent l’intérieur de sa joue ; elle allait devoir sortir la tête hors de sa fleur.
La première chose que son regard croisa fut la terre du sol, trop proche à son goût. Sa langue devint pâteuse. De quelle façon réagir ? Selon la loi des fées, accident ou pas, elle devait quitter son abri, accomplir son rôle. Tant pis si elle n’était pas prête, elle était censée effectuer son choix.
Sa gorge se noua.
Non… Non, non, non.
Elle ne s’en sentait pas capable. Elle n’avait pas un embryon d’idée !
Mais rester là était aussi vain qu’inutile : sa fleur allait se décomposer.
Perdue, Syrine se décida à en sortir entièrement. Détailler les environs semblait être son unique possibilité.
Elle découvrit la caresse de l’herbe, la chaleur du soleil contre sa peau, ses ailes se déployèrent et éprouvèrent l’emprise puissante du vent, la beauté du monde s’offrit à elle. Hélas, rien de tout cela ne l’émerveilla, elle ne pouvait oublier sa mésaventure et ses conséquences.
Plus rien ne serait jamais pareil.
Comme pour confirmer sa crainte, une bourrasque emporta la fleur de lilas au loin sans qu’elle ait l’occasion de réagir. Le cœur de Syrine s’émietta dans sa poitrine. Elle tomba à genoux.
— Pss…
Tendue, elle redressa le buste. Avait-elle bien entendu ? Y avait-il un témoin à son malheur ? L’une des siennes, plus sage et plus âgée, qui pourrait la guider, décider à sa place ?
Syrine n’aperçut personne et ses épaules s’affaissèrent.
— Par ici !
Cette fois, elle identifia la provenance du son ; elle pivota d’un quart de tour, puis remarqua l’expression curieuse d’une jeune fée, dont le haut du corps émergeait d’une clochette de muguet.
— Tu ne t’es pas blessée en tombant ? l’interrogea-t-elle, pleine de sollicitude.
La gorge serrée, elle nia d’un geste.
— Ce n’était pas encore l’heure de ta fleur, n’est-ce pas ?
— Non, répondit-elle après avoir dégluti.
L’autre fée arbora un air pensif.
— Tu as déjà trouvé ton rôle ?
Son estomac se contracta ; à nouveau, Syrine nia.
La main de son interlocutrice se tendit aussitôt dans sa direction, mais elle demeura figée, incertaine.
— Viens, insista sa comparse. On se serrera.
Son pied effectua un premier pas, presque par instinct.
— Est-ce autorisé ? demanda-t-elle malgré tout.
— Je ne sais pas. Tant pis ? Le contraire serait injuste, tu as perdu ta fleur de manière non naturelle. Tu as droit à du temps.
Syrine acquiesça par automatisme. Ce temps, elle en avait besoin, oui. Amplement.
— Si j’étais toi, ajouta l’autre fée, j’aimerais qu’on me propose de l’aide. Tu acceptes la mienne ?
— Oui.
Sa main attrapa celle de sa sauveuse, toujours tendue. Ensuite, reconnaissante au-delà des mots, elle se laissa hisser à l’intérieur des pétales.
— Bienvenue dans ton second chez-toi ! Je m’appelle Laria, et toi ?
— Syrine. Merci, merci beaucoup.
— Je t’en prie.
Souriantes, elles se lovèrent au cœur du foyer végétal, leurs peaux se frôlant.
— Je vais chercher ma voie sans relâche, promit Syrine dans un chuchotement. Je m’imposerai le moins possible.
Un claquement de langue lui répondit.
— Inutile de te presser, avoir de la compagnie sera appréciable. Commence par te reposer.
Épuisée, Syrine hocha la tête, et ferma les yeux. L’idée d’être en sécurité apaisait sa peine ; elle lui permit de pleurer la perte de sa fleur, d’en faire le deuil.
Juste avant de s’endormir, elle songea combien la chaleur que lui procurait le contact de Laria était agréable…
Syrine accepta sa situation avec une facilité déconcertante ; blottie contre Laria, elle poursuivait son apprentissage en se concentrant sur le moindre détail afin d’être sûre de trouver son rôle.
Avec plaisir, elle découvrit qu’être à deux était beaucoup mieux qu’être seule ! Non seulement la proximité de Laria lui était étrangement délicieuse et lui déclenchait d’agréables frissons, mais en plus, sa présence était réconfortante. Souvent, elles échangeaient sur les savoirs acquis. Avoir quelqu’un à qui parler de l’extérieur, de leur futur incertain était une sensation merveilleuse, une sensation qui lui permettait de se sentir comprise.
Comme elle, Laria ne connaissait pas son destin. Comme elle, elle s’en inquiétait, se demandait ce qu’il se passerait si aucune vocation ne lui apparaissait. Alors elles se rassuraient, et émettaient des hypothèses à voix haute pour les confronter. Surtout, tout en s’apprivoisant, elles se soutenaient et essayaient de relativiser, de profiter de chaque journée malgré leurs craintes.
Pour Syrine, l’éternité aurait pu se dérouler de la sorte sans qu’elle s’en lasse.
Aux côtés de Laria, elle était bien.
À sa place…
Ce qui devait se produire finit hélas par survenir. Un matin, la fleur de muguet montra les premiers signes de son déclin ; elle fanait.
Le ventre de Syrine se tordit d’anxiété dès qu’elle l’aperçut. Elle continuait à ignorer son rôle, la tâche à accomplir pour être une fée digne de ce nom et apporter sa pierre à l’édifice ! Son sursis miraculeux ne tarderait plus à s’achever, et elle n’était pas arrivée à le mettre à profit…
Son premier réflexe fut de se confier à Laria :
— Que va-t-il advenir de nous ? Nous n’avons pas d’idée !
Nulle réponse ne lui parvint. L’expression indéchiffrable, son amie se contentait d’observer leur abri.
— Laria ? insista-t-elle.
— C’est l’heure.
— Presque, oui !
— Je sais quoi faire.
Le souffle de Syrine se figea, son cœur loupa un battement. Avait-elle bien entendu ?
Ses lèvres se plissèrent. Il s’agissait d’une excellente nouvelle et elle aurait dû se réjouir, être soulagée pour Laria. Pourtant, tout ce qu’elle ressentait en cet instant était de la solitude, l’impression d’être renvoyée à la cause départ… C’était injuste, égoïste même, mais une partie d’elle aurait désiré que Laria partage sa peur ou évoque leur séparation à venir – l’idée d’être divisée par leur rôle respectif l’avait hantée de nombreuses nuits !
Sa gorge se serra. Elles avaient vécu tant de bons moments ensemble !
— Ah ? réussit-elle à prononcer.
— J’aimerais ton avis. J’adorerais bénéficier de ton aide, si tu es d’accord.
— Avec plaisir ! se força-t-elle à répondre.
Ne pas gâcher la victoire de Laria. Surtout, ne pas gâcher la victoire de Laria.
Cette dernière approcha sa tête de la sienne, complice.
— Je pense offrir mon existence aux nôtres.
— Aux fées ?
— Aux nôtres. Celles qui sont comme nous : les indécises, les victimes des caprices de la météo, etc.
Le chagrin de Syrine s’amoindrit un peu face à sa surprise.
— Comment ?
— Je souhaite me consacrer à leurs besoins. Leur procurer plus de temps pour se trouver s’il leur en faut, un abri sûr si le leur disparaît. L’assurance de ne pas être un cas à part. Qu’en dis-tu ?
Malgré sa peine toujours présente, l’émerveillement de Syrine se révéla réel. L’idée était incroyable. Splendide ! Elle ouvrirait une voie, une voie qu’elle aurait aimé lire dans la mémoire des fées passées quand sa fleur s’était envolée. Car si Laria ne lui avait alors pas offert l’asile, que serait-elle devenue ? Qu’allait-elle bientôt devenir ?
— C’est formidable, déclara-t-elle, sincère.
Ses lèvres s’étirèrent par miracle en un sourire. Laria ne méritait pas qu’elle la freine avec ses angoisses, qu’elle la retienne.
— Merci ! Je… En fait, l’idéal… Je…
La soudaine hésitation de son amie l’étonna ; voilà qui ne lui ressemblait pas. Son estomac se contracta. Que se passait-il ? Avait-elle échoué à ne montrer que sa joie pour elle ? Pire, Laria voulait-elle déjà lui faire ses adieux ? Quitter leur foyer avant l’heure ?
— Oui ? s’étrangla Syrine.
Les joues de Laria se teintèrent de rose. Elle balbutia :
— Si j’ai demandé ton aide, c’est parce que cette vocation n’existe pas – on ne la « voit » pas dans notre apprentissage. Donc, on ne serait pas trop de deux, non ?
Ses yeux s’écarquillèrent. Se pouvait-il… ? Non, elle n’osait l’envisager !
— Enfin, enchaîna Laria, on s’entend bien. Très bien. Je me sens heureuse avec toi et…
Tandis qu’une douce chaleur la consumait progressivement, Syrine attrapa ses mains dans les siennes, puis les pressa avec tendresse.
— Oui, murmura-t-elle.
Et devant l’expression pleine d’espoir de Laria, elle ajouta :
— Moi aussi.
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