Baikler avait été une grande cité prospère avant le Cataclysme, lorsque le ciel étincelait encore au-dessus de ses hautes tours. C’était du moins ce qu’on racontait. À mes yeux de jeune musaraigne, Baikler avait bien plus des allures de bourgade austère qui n’avait d’intérêt que pour les innombrables recoins mystérieux qu’elle abritait. Il n’y avait pas meilleure aventure que celle qui consistait à explorer les quartiers ouvriers en quête du plus grand interdit des adultes : un accès vers la surface ! La Baikler que je connaissais avait été rebâtie à l’image de ses habitants, au ras du sol, blottie dans une grotte obscure profondément enfoncée sous terre, mais là-haut, sous le ciel d’encre, ses tours élancées et ses bâtisses défiant la gravité devaient encore se dresser, envahies par les lumycètes. À la lueur verdâtre de ces champignons qui avaient tout recouvert après la fin du monde, l’ancienne cité devait avoir des allures de ville spectrale !
Malheureusement, l’unique accès à la surface connu était étroitement surveillé et accessible aux seuls travailleurs qui alimentaient la cité en eau ou nourriture. Un ensemble de professions rendues dangereuses par l’omniprésence des lumycètes dont les spores toxiques brûlaient quiconque les touchait ou respirait. Un détail qui rendait mes projets d’exploration plus ardus encore. J’aurais pu patienter jusqu’à être en âge de postuler dans une équipe de travail, cependant comment pourrais-je avoir la patience d’endurer une éternité quand il suffisait de savoir grimper et se faufiler dans les recoins les plus obscurs ? Il y avait tant à découvrir à la surface et les lumycètes n’étaient dangereux que si l’on était assez idiot pour s’y frotter…
— Soria, descends de là ! Maman te cherche partout !
Avec une grimace, je dégringolai prestement du vieil entrepôt qui m’avait servi d’observatoire, avant de m’élancer sur les traces de mon frère aîné, Tim. Une fois de plus, je n’avais pas suivi mes cinq frères et sœurs sur le chemin de l’école afin de prospecter ce recoin de Baikler. Maman me gronderait encore, sans doute même serais-je punie, toutefois rien de ce qu’elle m’imposerait ne serait aussi ennuyeux qu’une journée de classe.
Lorsque nous nous faufilâmes à l’intérieur de notre petite maison, tout était silencieux et seuls deux couverts traînaient encore sur la table, l’un immaculé, l’autre garni d’une poêlée de champignons certainement froide désormais. Le premier étant destiné à mon père encore à l’atelier, j’en déduisis que Tim avait pris le temps de dîner avant de se lancer à ma recherche. Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard. Toute à mon exploration, je n’avais pas prêté attention à la cloche qui rythmait la vie de Baikler tel un métronome. Mon frère se hâta de rejoindre notre chambre à l’étage tandis que je me glissai, la truffe basse, sur le banc devant mon assiette. Les oreilles tombantes, je levai un regard timide vers Maman. Ses pupilles posées sur moi étaient bien plus lasses que colériques. Elle n’eut qu’un soupir, secoua la tête et reprit sa vaisselle. Toute fierté évanouie, je m’appliquai à avaler mon repas le plus vite possible malgré la boule qui obstruait ma gorge.
Je détestais les silences de Maman, ils me faisaient l’impression d’être bien plus assourdissants que toutes ses colères. Bien plus glacés aussi. Il était tellement plus aisé de m’excuser après avoir faussement écouté son discours que de briser le mur qu’elle dressait ainsi en me tournant le dos. J’aurais aimé pouvoir rendre Maman fière grâce à mes notes, comme mes frères et sœurs s’y appliquaient, mais c’était plus fort que moi. Je ne supportais pas de rester derrière un pupitre à longueur de journée, pour autant je ne désespérais pas qu’un jour une de mes découvertes me rendît si célèbre que cela occulterait tout le reste. Un jour…
Pour cela, je déviai du sentier de l’école dès le lendemain matin. J’étais presque certaine d’avoir déniché la veille l’entrée d’un vieux puis d’aération et l’idée de le remonter m’avait suivi jusque dans mes songes. Seules les fissures les plus fines filtraient les spores des lumycètes, ainsi beaucoup des tunnels de ventilation artificiels avaient été obstrués, voire colmatés, les premières années qui avaient suivi la reconstruction de Baikler, néanmoins je gardais espoir d’y dénicher un passage tout juste assez large pour moi. Après tout, l’entretien des tunnels était confié aux taupes, au gabarit plus imposant que le mien. Il devait bien exister, quelque part, une issue négligée à cause de son étroitesse !
À quatre pattes dans le tunnel repéré la veille, mon ventre comme mon dos frottaient contre les parois dures et fraîches. Pourtant, je couinais d’excitation à chaque pas supplémentaire. L’obscurité du boyau ne me gênait guère : les vibrisses de mon museau me renseignaient bien mieux que mes yeux quant à ce qui m’attendait devant et je préférais me fier à mon odorat au moment de choisir mon itinéraire à un carrefour. Le tunnel grimpait toujours plus et après de longues, très longues minutes à crapahuter dans le froid, je n’avais encore rencontré aucun obstacle. J’avais vu juste. À force de persévérer, mon rêve se réalisait enfin ! Je ne savais depuis combien de temps je rampais ainsi, mais j’étais certaine d’être bien au-dessus du plafond qui écrasait Baikler de sa masse. D’ailleurs, il y avait une odeur étrange dans l’air, une saveur inédite que je ne lui connaissais pas. Mon cœur accéléra et je redoublai d’ardeur. Qu’allais-je découvrir ? Arriverais-je au cœur de l’ancienne Baikler ou devrais-je explorer la surface et ses ténèbres avant de la trouver ? Quoiqu’il en fût, j’espérais pouvoir dénicher une preuve à ramener afin de couper court à tous ceux qui me traiteraient de menteuse.
Une vibration fugace me figea soudain. Qu’avais-je perçu ? Je n’eus pas le temps de trouver la réponse à mon interrogation. Dans un grondement sourd et percutions sèches, la roche se déroba sous mes pattes et je passai à travers le sol. Ma chute dura assez longtemps pour figer mon souffle à l’intérieur de mon corps tétanisé par la terreur. Soudain, je rebondis sur une surface à la fermeté moelleuse, puis une seconde, et je me retrouvai le nez plongé dans un tapis de mousse, le postérieur en l’air et la queue pendante sur le crâne, arrosée par une pluie de gravillons. Que s’était-il passé ? J’eus tout juste le temps de remettre mes membres dans le bon ordre et d’apercevoir un nuage de poussière à la luminescence verdâtre autour de moi qu’un cri attira mon attention.
Je tournai ma tête dans sa direction, intriguée. Une haute silhouette jaune et noire se précipitait dans ma direction. Elle ôta la grande cape qui la couvrait avant de la jeter sur moi. J’allais protester, cependant une violente quinte de toux me saisit et mes yeux se mirent à brûler. Alors je compris. Le nuage de poussière n’en était pas un, il s’agissait de spores de lumycètes ! C’était sur leurs chapeaux que j’avais dû rebondir. La peur s’empara de moi tandis qu’une sensation de tiraillement gagnait peu à peu ma peau sous ma fourrure. On me porta plus qu’on me guida et cet étrange périple s’acheva lorsqu’on me précipita dans un ruisseau glacé. Je protestai d’un couinement outré qui fut étouffé par l’eau quand on m’y plongea la tête d’une pression. La seconde d’après, j’étais de retour à la surface pour cracher le liquide ainsi que me frotter les yeux. La grande silhouette m’avait libérée de sa cape et je découvris, à la lueur verdâtre environnante, la tête aussi plate que luisante d’une salamandre plus grande que moi, mais guère plus âgée.
— Reste dans l’eau, sinon tes brûlures vont s’aggraver.
Curieuse, je jetai un regard à mon pelage, y découvrant çà et là des cercles de poils roussis. L’absence de douleur véritable chassa vite l’inquiétude au profit d’un tout autre sentiment. Les lumycètes avaient délogé nos ancêtres de l’ancienne Baikler. Leur présence signifiait donc…
— Je suis vraiment à la surface ?
Mon ton extatique surprit mon interlocutrice. Elle parut hésiter avant de répondre.
— Tu ne devrais pas être là.
Je me renfrognai un instant puis réalisai que la salamandre n’arborait aucun des équipements de protection habituels, seulement son ample cape à manches qu’elle replaça sur ma tête sans prêter attention à l’étoffe qui se mouillait.
— Toi non plus, tu ne devrais pas être là. Tu n’es pas une travailleuse !
Un rictus incrédule glissa sur ses traits.
— Clarence !
L’appel nous fit sursauter toutes deux. Il provenait d’un amas de masques, tuyaux et pans de cuir qui devait être une équipe de trois ou quatre travailleurs.
— Ici ! C’est une musaraigne qui est tombée du plafond. Je crois qu’elle n’a rien.
Des grommellements inintelligibles lui répondirent et le groupe nous rejoignit. La grande armure de cuir qui le menait grogna de plus belle une fois au bord du ruisseau où je trempais.
— Je n’ai pas d’équipement pour les fouineuses. Ta cape devra suffire, sinon ce sera tant pis pour elle.
Un nœud soudain se forma au creux de ma gorge. Le lieu ne devait pas être si dangereux que cela si la salamandre se promenait sans protection… Les travailleurs étaient pourtant recouverts de la tête aux pieds. Pourquoi un tel écart ?
— Sors de là, la fouineuse. À moins que tu ne préfères mourir brûlée…
Dans un sursaut inquiet, je bondis hors de l’eau. Je n’avais aucune envie de rentrer aussi vite à Baikler, sans rien avoir pu apercevoir de la surface, sans comprendre ce que cette Clarence faisait là, mais ainsi repérée je n’avais guère d’autre choix. Toutefois, je ne m’inquiétai pas : je connaissais le chemin désormais et il était si long et étroit que je doutais qu’ils parvinssent à le condamner.
Les postérieures sur la berge, écrasée par le poids de la cape gorgée d’eau, je fus tirée de l’élaboration de mes plans par un tiraillement à l’extrémité de ma queue qui se mua bien vite en douleur insoutenable. Avec un couinement suraigu, je chutai, recroquevillée sur cette sensation atroce. Pourtant, ma souffrance cessa aussi vite qu’elle avait commencé et, après avoir retrouvé mon souffle, je jetai un œil inquiet de dessous la cape. Clarence tenait l’extrémité de ma queue entre ses doigts, la caressant délicatement sans que nulle sensation d’aucune sorte ne me parvînt. Intriguée, je me redressai avec précaution avant de me pencher vers la salamandre.
— C’est profond, mon mucus ne fera que la ralentir, la brûlure reprendra vite. Il lui faut des soins rapidement.
Un grognement acquiesça dans mon dos, cependant j’étais trop accaparée par le spectacle pour y prêter attention. Quand la main droite de Clarence s’écarta, mon cœur manqua un battement. Au creux de la paume gauche batracienne reposait un bout de chair rongé jusqu’à l’os par endroits, brillant d’une substance gluante transparente. Une boule amère remonta dans ma gorge, ma tête se mit tout à coup à tourner. Le souffle court, écrasée par la touffeur soudaine, le peu que je distinguais du monde autour s’obscurcit et je basculai dans le néant.
— Clarence, on a besoin de toi !
Après un hochement de tête adressé à l’ouvrier masqué, je quittai mon poste au ruisseau pour le suivre.
— Il y a un lumycète mâture juste à l’entrée du tunnel. Le secteur a été évacué, tu as le champ libre.
J’attrapai à bras-le-corps le large globe de verre que le travailleur me tendait, puis suivis la direction indiquée. Le vif éclat du champignon problématique fit le reste. Parvenue à son pied, je calai mon chargement au sol avant de lever une mine embêtée vers les lamelles luminescentes. Bien souvent encore, les lumycètes se révélaient trop grands pour moi. Alors je retournai sur mes pas chercher le petit escabeau posé sur le pas de ma maison. Avec un grognement d’effort, je le ramenai à l’entrée du tunnel pour l’y installer. Enfin prête à faire ce qu’on attendait de moi, j’enfonçai ma tête dans la large capuche de ma cape et me retroussai les manches. Sur la première marche de l’escabeau, je me ravisai et passai mes mains sur mes bras ainsi que la pointe de mon museau. On me l’avait pourtant répété plus d’une fois au cours de ma formation : toujours vérifier l’homogénéité du mucus avant d’intervenir sur les spores ! Une peau naturellement protégée n’était pas une barrière infaillible, les parties les plus exposées s’asséchaient et les brûlures guettaient les salamandres les moins précautionneuses. Rassurée, je me mis à l’œuvre. Collecter les spores toxiques était la tâche la plus ardue, la plus dangereuse aussi, mais elle était également la plus importante. Les cités que nous protégions ne pouvaient se permettre de larges tunnels d’aération, l’éclairage au feu consommait trop d’air et relâchait trop de fumées pour être une solution viable. Les globes à spores, à condition qu’ils fussent convenablement scellés, avaient le double avantage de débarrasser l’air de leur menace sans émettre la moindre substance. Et lorsqu’ils s’éteignaient, une fois fanés, les ouvriers les jetaient plus loin. Alors je n’avais plus qu’à remplir à nouveau les globes avec des spores fraîches.
Ma récolte achevée, je refermai la bulle de verre avec son couvercle.
— J’ai terminé, vous pouvez le sceller !
Je laissai l’équipe d’ouvriers achever le travail. Pour ma part, je retrouvai mon poste au prélèvement d’eau avant d’être à nouveau interrompue, par la cloche de fin de journée cette fois. Je saluai les travailleurs qui rentraient chez eux avec empressement puis repris mon labeur. J’aimais œuvrer quand tous s’étaient retirés : je pouvais alors faire les choses à mon rythme, sans risquer d’être dérangée.
Ce soir-là toutefois, un grattement inconnu me tira de la rêverie dans laquelle me plongeait à coup sûr le travail de l’eau. D’abord vague son lointain que je notai à peine, il gagna en puissance au fil de son insistance, aussi ma curiosité l’emporta-t-elle. Je m’avançai au milieu des lumycètes, le museau en l’air puisque le bruit semblait venir du toit rocheux. Une pluie de poussières et gravillons marqua soudain l’origine du grattement. J’eus tout juste le temps de m’écarter avant qu’une corde n’achevât sa course à mes pieds. Déjà, un sac glissait le long du cordage. J’observais sa descente, curieuse. Il n’y avait pourtant là aucun tunnel de ravitaillement… Aussitôt au sol, le sac s’agita avec force grognements, révélant une face percée d’un tuyau rouillé. Interdite, je reculai de trois pas.
— Clarence ? Je croyais que la journée de travail était terminée !
Ne comprenant rien à la situation, je demeurai muette.
— Ah oui… Attends !
Une fois de plus, le sac s’agita pour laisser échapper, par son ouverture au raz du sol, une longue queue fine à l’extrémité tronquée.
— La musaraigne tombée du plafond ?
Était-ce vraiment elle ? L’incident remontait à plusieurs mois et personne de sensé n’aurait pris le risque de renouveler une expérience aussi chaotique que cette chute au cœur des lumycètes ! La queue retourna prestement à l’intérieur du sac qui poussait un couinement excité.
— Oui, tu te souviens de moi ! Je n’ai pas eu le temps de te le dire la dernière fois, mais je m’appelle Soria.
Encore surprise de découvrir que cette étrange petite était vraiment de retour, je vis la toile marron et son tuyau s’agiter en tous sens.
— Tu as vu, je me suis fabriqué une combinaison cette fois ! Comment la trouves-tu ?
Était-elle sérieuse ? Existait-il réellement des personnes prêtes à venir jusque là autrement que par nécessité ? J’avais du mal à le croire…
— Que viens-tu faire ici ?
L’enthousiasme de la musaraigne parut descendre d’un cran face à ma réaction. Cela ne dura toutefois qu’une seconde.
— Depuis toute petite, je rêve de visiter la surface. Maintenant que j’ai trouvé un accès, ce n’est plus le moment de renoncer !
Je levai le museau vers l’extrémité de la corde, perdue dans l’obscurité. Nous n’étions en effet pas très loin de son point de chute, cependant l’ouverture avait été condamnée afin que les spores ne pussent atteindre la cité par là. Soria avait sans doute ouvert une nouvelle issue dans le passage emprunté.
— Baikler est loin d’ici ?
Tirée de mes réflexions, je plissai les paupières, perplexe.
— Tu le sais mieux que moi puisque tu en viens.
La petite lâcha un gloussement.
— Mais non, pas celle-là ! L’ancienne Baikler, celle de la surface, elle est loin ? Tu y as déjà été ?
Désormais j’en étais certaine, cette pauvre musaraigne avait dû tomber plus d’une fois sur la tête ! À travers le tuyau rouillé obstinément levé vers moi, je devinais le regard attentif de mon interlocutrice. Je cédai après un bredouillement.
— Je n’en sais rien, les ruines sont loin, je suppose… Ici, c’est l’entrée de la grotte qui abrite Baikler. La surface à proprement parlé commence au-delà de ce champ de lumycètes.
La déception de la musaraigne irradia jusqu’à moi, pourtant elle s’en remit vite.
— Il faut que je sois rentrée avant le réveil de Maman. Tu crois que j’ai le temps de faire l’aller-retour jusque là-bas avant la cloche du matin ?
— Non !
Sidérée par l’insouciance de Soria, ma réaction n’avait pas été pour sa question.
— Tu ne peux pas aller jusqu’aux ruines avec un simple sac sur la tête ! C’est beaucoup trop dangereux ! Même les ouvriers équipés ne vont pas si loin.
— Ah… Tu crois qu’il vaudrait mieux que j’en rajoute un deuxième ?
Ma bouche s’ouvrit et se ferma à plusieurs reprises sans que je parvinsse à émettre le moindre son. Finalement, l’absurdité de la situation l’emporta et je partis dans un grand éclat de rire.
— C’est bon, pas la peine de te moquer…
Le grommellement me poussa à lui présenter mes excuses, néanmoins un sourire amusé resta rivé à mon visage. Nous demeurâmes à nous observer un moment puis l’extrémité du tuyau s’orienta d’un coin à l’autre des environs.
— Tu es toute seule ?
Par réflexe, je jetai un regard à la ronde avant de répondre.
— Comme tu l’as dit, la journée de travail est terminée, les ouvriers sont rentrés chez eux.
— Et pas toi ?
À nouveau, la surprise me rendit muette quelques secondes.
— Il y a toujours à faire pour moi, j’habite dans la petite maison, là-bas.
Je désignai d’un geste ma demeure et le tuyau suivit la direction. Après un moment d’hésitation silencieuse, la petite voix reprit.
— Donc toi aussi tu es une travailleuse ?
De toute évidence, Soria n’était pas très au fait de ce qui se passait à l’extérieur de la cité.
— Je suis la gardienne de Baikler. Enfin… la nouvelle gardienne. Il y a encore un an, c’était mon formateur qui tenait ce rôle.
Le sommet du sac pencha légèrement sur le côté, perplexe. Il y avait bien trop à expliquer si même ce mot n’évoquait rien chez elle et j’avais déjà pris du retard avec la récolte du lumycète.
— Veux-tu que je te montre ce que je fais ?
D’un sautillement excité, la musaraigne approuva, à mon grand soulagement. Au moins avait-elle abandonné cette idée folle de visiter les ruines !
Je la menai donc au ruisseau. Là, je lui expliquai comment le canal artificiel et ses deux écluses me permettaient de détourner l’eau de la rivière naturelle afin de la purifier, en y plongeant les bras, des possibles spores qu’elle charriait avant de l’envoyer dans le tuyau qui alimentait Baikler.
— Oh, alors c’est cette eau qu’on a dans les puis ? Waouh, ça en fait du travail pour fournir tout le monde !
Après une hésitation, j’acquiesçai vaguement. En réalité, les tuyaux alimentaient les bâtisses les plus importantes de la cité. Sans doute, en vérité, cela se résumait-il aux plus riches propriétés, or une gardienne seule ne pouvait faire davantage et Baikler n’avait pas les moyens de s’offrir plus. Cité la plus proche de la surface, beaucoup des plus riches ou des plus puissants s’étaient terrés dans les citadelles plus profondes après le Cataclysme. Quant aux puis évoqués par Soria, il s’agissait de forages sauvages qui ne bénéficiaient d’aucun contrôle. En prélevant l’eau dans des nappes souterraines, peut-être même dans le lit originel du ruisseau, le risque de contamination par les spores était faible, néanmoins il existait. Malheureusement, puisqu’il ne pouvait y avoir de l’eau purifiée pour tous, les moins chanceux avaient dû se débrouiller par leur propre moyen. Et au vu de l’ignorance de Soria sur le sujet, je ne devais guère me tromper en supposant qu’elle venait d’un des quartiers les plus pauvres. Pour éviter tout incident, les autorités avaient certainement gardé secret le danger potentiel de ces puis. « Fais au mieux, mais garde à l’esprit qu’une salamandre seule, aussi dévouée soit-elle, ne pourra jamais protéger une cité tout entière. » J’avais entendu cette phrase tout au long de ma formation, cependant, face à Soria, elle prenait une saveur différente, plus amère encore. Sans doute l’ignorance était-elle préférable dans sa situation.
— Et tu fais ça toute la journée ?
La question m’arracha à mes sombres pensées. Alors je lui expliquai la cueillette des spores pour éclairer sa cité, les premiers secours en cas d’accidents… ou de visiteuse farfelue !
Les heures passant, j’entraînai Soria chez moi afin de partager mon dîner. Je pris garde à bien fermer la moindre issue avant de me tourner vers la musaraigne.
— Normalement, tu ne risques rien ici. Tu peux enlever ta… combinaison, si tu veux.
Aussitôt le sac bascula afin de libérer son occupante. Pour la première fois de la soirée, le regard pétillant de Soria se posa sur moi.
— Tu vis ici toute seule ?
Son air scandalisé me fit sourire.
— Depuis la mort du précédent gardien, oui.
— Et tes parents sont dans la cité ? Tu ne vas jamais les voir ?
L’incrédulité me rendit muette quelques secondes. C’était la première fois que je rencontrais une personne aussi peu informée de la vie des gardiens.
— Je ne suis pas d’ici. J’ai grandi au sein de la congrégation, dans une cité nommée Baikœr, bien plus en profondeur. Lorsque Baikler m’a achetée, je suis venue achever ma formation ici et c’est maintenant mon poste.
Deux pupilles agrandies par l’incompréhension me fixaient sans ciller.
— Mais alors… Tu veux dire que tu n’as jamais vu Baikler ?
N’étant pas certaine de ce qu’elle entendait par là, je précisai :
— Ni l’ancienne, ni la nouvelle.
Soria parut scandalisée et elle jeta un bref coup d’œil à sa « combinaison » avant de poursuivre à toute vitesse.
— Je ne peux pas aller voir les ruines puisqu’il faut que j’améliore mon équipement. Autant en profiter pour te faire visiter la cité ! Je connais tous les coins les plus intéressants de Baikler, je pourrai même te présenter mes frères et sœurs ! Ils ne m’ont pas crue quand j’ai dit que j’avais vu une salamandre sans protection à la surface !
L’enthousiasme débordant de Soria avait quelque chose de dérangeant, presque effrayant. Sur un ton incertain, je tentai de décliner son offre.
— J’ai encore beaucoup de travail et…
— La cloche a sonné, la journée est terminée, personne ne t’en voudra de faire comme tout le monde pour une fois !
Je ne savais que répliquer. En effet, nul ne me tiendrait rigueur de prendre ma soirée pour moi, en vérité je doutais que quiconque se fût même déjà aperçu de mes travaux nocturnes. De plus, la curiosité m’avait effleurée quelques fois de découvrir cette cité que je protégerais ma vie durant. Toutefois, une angoisse que je ne pouvais formuler me retenait de céder à cette envie.
— Je ne suis pas censée quitter mon poste…
Un haussement d’épaules me répondit.
— Il suffira de revenir avant la cloche du travail. On ne pourra pas tout voir d’un coup, mais il suffira de recommencer demain, ou un autre jour. Allez, viens, tu ne vas pas passer toute ta vie seule ici alors que j’habite juste à côté ! Puis il faut que je te montre ma planque et qu’on réfléchisse à la manière d’améliorer ma combinaison ! Comme ça, on pourra faire une nuit à Baikler, une nuit dans les ruines, et ainsi de suite !
Déjà Soria avait repassé son sac sur sa tête et m’entraînait dans son sillage, me tirant par la main sans se soucier de mon avis. J’aurais pu me défaire aisément de sa poigne, or je me surpris à la suivre. Une part de moi rêvait depuis longtemps de tenter l’aventure, de s’arracher au quotidien monotone de gardien, et la voix de la raison, qui avait eu le dessus jusque là, ne pouvait lutter seule face à l’impulsion incarnée par cette musaraigne un peu loufoque.
Arrivées à la corde, mes craintes me saisirent à nouveau à la gorge. Pouvais-je réellement faire cela ? En avais-je vraiment envie ? Oui, mais l’inconnu me terrifiait.
— Tu as déjà grimpé à la corde ? Je passe devant, il faut connaître la route pour retrouver son chemin, là-haut.
Sans attendre ma réponse, Soria et son sac se hissèrent avec facilité au-delà des plus hauts lumycètes.
— Tu viens ?
C’était de la folie, pourtant je l’imitai, avec bien moins d’aisance cela dit…
J’haletais et j’étais à deux doigts d’abandonner quand une petite main griffue frôla la peau de mon bras.
— Voilà, tu y es ! L’entrée est ici.
Je tendis une antérieure hésitante dont Soria s’empara afin de me guider vers ladite ouverture. Avec un dernier effort, je me faufilai dans un boyau tout juste assez large pour m’y glisser.
— Tu es sûre que je pourrai te suivre ? Je suis nettement plus grande que toi…
— Plus grande, pas plus large. Viens, c’est par là !
Elle ne laissa derrière elle que les cliquetis de ses griffes sur la roche. Guidée par son odeur, je lui emboitai le pas.
Je bénis plus d’une fois la souplesse de mon corps avant d’apercevoir le cercle de lumière diffuse au bout du tunnel. Avec un soupir soulagé, je retrouvai un espace assez large pour me mouvoir comme bon me semblait… et un air étrangement doux qui avait la saveur de mes années à Baikœr.
— Tada ! Bienvenue à Baikler !
Comme à son habitude, Soria, débarrassée de sa combinaison de fortune, trépignait devant le paysage bien fade que formaient l’arrière d’une grande bâtisse et quelques ruelles sales. Indifférente à ma réaction mitigée, la musaraigne fourra son sac dans le tunnel et poussa un monticule de détritus devant l’issue.
— Je cache l’entrée depuis la dernière fois, au cas où. Il m’a fallu une éternité avant de la trouver, j’aimerais autant ne pas avoir à en chercher une autre.
J’acquiesçai d’un hochement de tête, ne sachant si je devais l’aider ou retourner au plus vite dans le passage.
— Il n’y a pas grand-chose à voir par ici, mais au moins c’est tranquille. Parfait pour ma planque ! D’abord je vais te faire visiter. Le meilleur point de vue, c’est en haut de l’entrepôt, là-bas. Viens vite !
Avec un sourire en coin, je suivis Soria dans cette nouvelle course. Cette musaraigne était pour le moins étrange, voire dérangée, pourtant son énergie débordante avait quelque chose d’envoûtant. Soria regorgeait de cette insouciance et cet enthousiasme qui ouvraient toutes les aventures, rendaient le quotidien si lumineux. À la voir presque voler jusqu’à son perchoir et m’encourager à la rejoindre, je l’enviai. Le danger les lumycètes, la lourde responsabilité d’être la seule immunisée de Baikler, la charge de travail trop grande pour une seule gardienne et pourtant primordiale pour la survie des habitants de la cité… tout cela lui était inconnu.
— Et voilà Baikler !
Tirée de mes pensées par l’exclamation joviale de mon guide, je me redressai sur le faîte de l’entrepôt puis m’absorbai dans le panorama qui s’offrait à nous. Les sombres bâtisses se lovaient dans la cuvette que formait la grotte naturelle, les constructions les plus élégantes, soulignées par les nombreux éclairages de ma fabrication, au centre, les bâtisses rustiques, à demi grignotées par la fumée des ateliers et des feux alimentaires, à l’extérieur. À première vue, Baikler présentait une aura angoissante avec ses silhouettes tranchées, affutées par la lueur froide des globes à spores, dévorées par les ombres vaporeuses. Elle possédait néanmoins un charme certain : celui de la nouveauté ! Baikœr était, de réputation, la plus belle des cités enfouies, mais je n’en gardais que quelques images, surtout l’intérieur de la congrégation et la rue menant à l’extérieur où nous nous exposions peu à peu aux lumycètes afin de nous immuniser. Je n’avais jamais contemplé une cité dans son ensemble et une soif soudaine d’en découvrir encore plus s’empara de moi.
— Là, c’est ma maison. Le bâtiment là-bas, c’est mon école… mais je n’y vais pas souvent !
Soria rit de sa remarque avant de poursuivre avec l’atelier qui employait son père.
— Et ça ?
Mon attention s’était arrêtée sur un espace dégagé, tout près du centre de la cuvette.
— C’est un parc pour les gens importants. La nuit il n’y a personne, alors on peut y aller. Viens, tu vas voir c’est très joli !
Et la voilà qui dégringolait déjà de notre perchoir. Avec un gloussement amusé, je me lançai sur ses traces. Elle m’entraîna jusque chez elle où nous empruntâmes en toute discrétion le vélo de son père. Soria aux commandes, moi debout à l’arrière, pieds callés sur le cadre et mains ancrées aux épaules de ma guide, nous dévalâmes les coteaux de Baikler dans un vacarme assourdissant en comparaison au silence de la cité endormie. Après avoir échappé de peu à deux chutes, nous reprîmes notre course en semant de grands éclats de rire sur notre passage. Le vent de notre vitesse avait depuis longtemps rejeté la capuche de ma cape en arrière, cependant je n’en avais que faire. L’air ici était si doux, si léger ! Notre descente jusqu’au cœur de Baikler éveilla en moi une flopée de sensations comme de sentiments sur lesquels j’étais incapable de mettre des mots, pourtant une chose était sûre : je voulais m’en enivrer jusqu’à plus soif !
Bien trop vite à mon goût, nous arrivâmes à destination. Ce que Soria avait appelé « parc » était un labyrinthe de dentelles de roche, éclairé à la lueur verdâtre des spores, qui abritait ruisseaux artificiels et cascades décoratives. Curieuse, je plongeai une main dans les courants aux clapotis cristallins. De l’eau purifiée. Je n’eus pas l’occasion de pousser plus loin ma réflexion : Soria sauta dans le petit bassin avec forces éclaboussures et entreprit de m’asperger. Avec un couinement faussement outré, je répliquai en lui envoyant l’eau de la cascade la plus proche. Nos rires couvrirent bien vite les autres sons du parc.
Une lueur orangée apparue soudain derrière une fenêtre proche nous fit déguerpir. Ainsi nous remontâmes à pied, deux silhouettes détrempées poussant un vélo dans les côtes toujours plus fortes, jusqu’à la planque de Soria, un recoin d’entrepôt à l’abandon. Il y avait là tout le confort : une couche de mousses et couvertures mitées, deux caisses pour le bureau, un amas de matériaux en tous genres, récupérés çà et là. Installées côte à côte sur le lit de fortune, Soria me montra son carnet d’idées et nous passâmes le reste de la nuit à étudier la question de sa combinaison.
Ce ne fut qu’à mon réveil que je réalisai m’être endormie. Encore engourdie par le sommeil, je me redressai d’un bond, le cœur tambourinant, à l’écoute des bruits alentours. L’activité du quartier avait repris. Quelle heure était-il ? Avait-on déjà remarqué mon absence ? Terrifiée à cette idée, je secouai Soria qui émergea enfin en grognant. Lorsque je lui expliquai notre situation, ma complice gloussa.
— Ne t’inquiète pas, il suffit de reprendre le passage et le tour sera joué ! Si tu les entends te chercher, tu n’auras qu’à dire que tu t’étais un peu éloignée pour ton travail, et voilà !
J’étais loin de partager son optimisme, mais, après tout, il ne pouvait pas être si tard que cela. Décidées à rejoindre au plus vite l’entrée secrète, nous nous glissâmes en dehors de l’entrepôt sans prêter attention aux alentours et je notai à peine les trois silhouettes penchées sur le vélo que nous avions abandonné à l’extérieur, la veille.
— La voilà !
Je n’eus guère l’occasion d’en saisir davantage. Une force brute me plaqua contre le mur. Avant que je ne recouvrasse mes esprits, je lâchai un glapissement de douleur à mon bras tordu sans ménagement dans mon dos. Je crus distinguer au loin les éclats de voix de Soria, toutefois mon agresseur m’empêchait de l’apercevoir. Que lui faisait-on ? Paniquée, je sentis ma frayeur imprégner jusqu’à mon mucus et le poids dans mon dos s’allégea un peu après un grognement outré. Ce soulagement ne fut toutefois que de courte durée. La morsure glaciale du fer sur mes poignets m’arracha un hoquet et on me tira brièvement en arrière, le temps de rabattre un grand sac sur moi. Une nouvelle morsure à mon cou bloqua un instant ma respiration tandis qu’une impulsion dans ma nuque me contraignit soudain à avancer.
— C’est bon, tout est sous contrôle. Informez la Chambre que nous l’avons retrouvée. Nous la ramenons à la surface.
— Rupture du confinement, deux fois, mise en danger d’autrui et de soi-même par exposition aux spores, complicité dans la fugue de la gardienne de Baikler…
— Clarence n’a pas fugué, je voulais juste lui montrer…
La tape de Maman sur le bout de mon museau m’arrêta net. La vieille rate, de l’autre côté du bureau, me lança un regard noir par-dessus ses lunettes en demi-lune.
— Et je vois dans votre dossier que votre scolarité n’est guère plus brillante… Qu’avions-nous dit, la dernière fois que je vous ai vu ?
Je m’agitai sur la chaise peu confortable avant de grommeler.
— Que ça ne devait plus se reproduire.
— Exactement. Je pensais que l’amputation d’un bout de votre queue vous aurez servi de leçon, en plus de vous sauver la vie.
Les oreilles basses, j’observais le dallage du sol sans oser jeter un regard aux deux adultes présentes.
— Une chance pour vous, la gardienne a assuré qu’elle avait fui seule, qu’elle vous avait rencontré en ville et que, de toute évidence, vous n’aviez aucune idée de qui elle était…
Je levai un regard incrédule vers la rate qui claqua la langue alors que j’allais protester.
— Il va de soi que je n’y crois pas une seconde. Heureusement pour vous, la parole de la gardienne a plus de poids aux yeux de la Chambre que la vôtre. Vous en serez donc quitte pour un rappel à l’ordre. Mais que les choses soient bien claires, miss Soria, si je vous vois une fois de plus dans ce bureau, je n’aurais aucune indulgence. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, madame.
Enfin libérée, je quittai le bureau sur les talons de Maman, la mine basse et les oreilles pendantes pour donner le change. Clarence avait menti, elle avait pris sur elle toute la responsabilité de mon fiasco. Pourquoi ? S’imaginait-elle que je n’avais pas l’habitude des punitions ?
Aussitôt dehors, Maman m’agrippa le poignet et me tira sur le chemin de la maison. Ses vibrisses s’agitaient en tous sens tandis qu’elle chuchotait pour moi seule.
— Participer à la fugue de la gardienne, rien que ça ! Qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête… Et si de l’eau contaminée était entrée dans le circuit du centre, tu y as pensé ? Ou si un champignon avait largué ses spores à l’entrée de la ville ? Si un ouvrier avait été blessé au matin ? Non, mademoiselle chahute dans les beaux quartiers et vole le vélo de son pauvre père ! Et lui dans tout ça ? S’ils avaient retenu la complicité de fugue, ou parlé d’enlèvement, que crois-tu qu’ils auraient fait au propriétaire du vélo ? Et ton avenir, tu y as pensé ? Tu es à deux doigts de finir en maison du travail. L’école, c’est une sinécure à côté, tu peux me croire !
J’acquiesçai de temps à autre sans vraiment écouter le discours de Maman. Une boule m’obstruait la gorge chaque fois que je pensais à Clarence. J’avais vu comment les membres de la sécurité s’étaient jetés sur elle. Ils m’avaient repoussée sans ménagement pendant qu’ils lui passaient les menottes. Ensuite, ils l’avaient couverte avec un grand sac avant de lui accrocher un gros collier qu’ils avaient mené avec deux longues tiges. Comme si Clarence était l’être le plus dangereux de tout Baikler, comme si elle avait l’intention de se défendre, de se battre. Elle qui avait tant hésité à venir. Un frisson me parcourut à l’idée de la punition qu’elle recevrait si on la traitait déjà de la sorte après l’avoir seulement retrouvée. Je tâchais de me raisonner en me répétant que Clarence était la seule à pouvoir faire son travail, la seule… gardienne de Baikler. Ils ne pouvaient pas se montrer trop sévères avec elle. C’était peut-être même à cause de cela qu’elle s’était dénoncée ! Si elle se savait à l’abri, autant m’épargner ! Oui, c’était certainement cela, pour autant je ne parvins pas à regagner ma tranquillité d’esprit toute la journée durant. À un point tel que le soir venu, j’étais résolue à rejoindre la surface afin de m’assurer que Clarence allait bien. Papa avait verrouillé la porte de notre chambre, mais je m’en moquais : il suffisait de passer par la fenêtre. Je fis semblant de dormir le temps de m’assurer que mes frères et sœurs étaient profondément assoupis, puis j’escaladai le mur de la maison, bien plus facile que celui de l’entrepôt. Un vrai jeu d’enfant ! Je n’avais plus qu’à filer jusqu’au passage.
Après avoir vérifié qu’aucun curieux ne traînait dans les alentours, je dégageai les détritus de l’entrée du tunnel, en extirpai un morceau de cordage destiné à la descente de l’autre côté, récupérai mon équipement, puis me glissai dans l’obscurité. Pour une fois, je pris le temps de camoufler le passage dans mon dos, au cas où. L’inquiétude montait en moi à mesure que j’approchais de la surface. Clarence allait-elle bien ? M’en voudrait-elle de ne pas l’avoir réveillée à temps ? Perdue dans mes pensées, le tunnel me parut bien plus court qu’à l’accoutumée et j’eus la surprise de découvrir que la corde de la veille était toujours en place. Parfait, ils n’avaient pas encore eu le temps de reboucher cet accès ! Un coup d’œil en contrebas afin de m’assurer qu’aucun travailleur ne traînait plus dans les parages, après quoi j’enfilai mon sac et glissai le long de la corde.
Je me figeai quand, une fois à terre, un bruit mat et traînant me parvint. Il résonnait irrégulièrement entre la roche et les lumycètes, semblable à une plainte étrange que je ne parvenais pas à identifier. À pas prudents, j’avançai de champignon en champignon, prenant soin de me cacher derrière les plus jeunes pieds. Je m’immobilisai aussitôt je repérai une haute silhouette près du cours d’eau. J’allais me précipiter à sa rencontre, mais un pressentiment m’arrêta. Il y avait quelque chose d’étrange. Clarence déambulait bizarrement, traînant la patte gauche, courbée comme sous une trop lourde charge, accompagnée dans chacun de ses mouvements par cette étrange complainte. La surprise passée, je m’avançai à la rencontre de mon amie.
— Clarence !
Je la vis se figer à mon appel, pourtant elle reprit son activité sans m’accorder plus d’attention. Intriguée, je m’approchai davantage.
— Clarence, c’est moi ! Je suis venue voir com…
Une boule m’obstrua la gorge lorsqu’un reflet verdâtre leva le voile sur le mystère de l’étrange son. Un large bracelet de métal enserrait la cheville de la pauvre Clarence, relié à une lourde chaîne qu’elle traînait derrière elle, la soutenant de ses mains afin d’alléger son poids sur son membre bien top frêle pour pareille charge.
— Clarence…
Ma gorge se noua avant que je ne pusse en dire plus.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Le ton était froid, brusque, néanmoins il était avant tout chargé de douleur et de sanglots contenus à grand-peine. Je murmurai, approchant une patte compatissante à travers ma protection :
— Je suis désolée, je n’ai jamais voulu que…
— Tu n’as rien à faire ici. Rentre chez toi.
Clarence s’écarta, pourtant sa voix disait le contraire de ses mots. Je m’approchai à nouveau et cette fois la salamandre me bouscula sans ménagement. Je me retrouvai assise par terre, devant une Clarence au visage brillant de larmes.
— Je n’aurais jamais dû t’écouter ! Je ne voulais pas partir, je savais que ce n’était pas bien et à cause de moi des gens sont morts !
Sidérée, j’ouvris la bouche sans pouvoir répliquer. Il me semblait vaguement que Maman avait parlé des risques, mais je n’avais pas compris que notre escapade avait fait des victimes.
— On ne peut survivre si chacun n’est pas à sa place. La mienne est ici, la tienne est en ville, alors va-t’en !
Je ne bougeai pas pour autant : la pointe brûlante dans mon cœur m’en empêchait.
— Mais on reste quand même amies, non ?
— Les gardiens n’ont pas d’amis, ils n’en ont pas besoin ! Tout ce que nous faisons sert notre cité, c’est notre devoir en tant qu’immunisés ! Baikler a payé cher pour m’avoir, c’est un honneur de me dévouer à sa protection !
Je ne connaissais que trop bien ce ton, cette manière particulière de débiter son discours. Clarence récitait ce qu’on attendait d’elle, ce que les adultes voulaient entendre et qu’ils lui avaient sans doute fait répéter en boucle depuis qu’ils l’avaient attrapée. Lentement, je me redressai puis m’approchai, centimètre après centimètre. Lorsque je fus à portée, je l’enserrai comme je le pus à travers mon sac.
— On sera toujours amies. Moi, en tous cas, je serai toujours ton amie et jamais je ne te laisserai toute seule.
À grands hoquets, Clarence tenta un moment de refouler ses sanglots. Elle y céda finalement, tombant à genoux avant de me serrer contre elle, sa tête blottie contre mon épaule.
— Je voulais juste m’amuser un peu ! Pourquoi a-t-il fallu que ça ait de pareilles conséquences ? Ce n’est pas juste ! Pourquoi tout doit-il dépendre de moi ?
Elle avait raison : ce n’était pas juste. Clarence avait autant le droit de s’amuser que nous et, surtout, je ne supportais pas qu’elle se rendit coupable d’un acte que je l’avais poussée à commettre. Sans moi, Clarence n’aurait jamais eu l’idée de venir en ville. Sans moi, Clarence n’aurait jamais eu de soucis et encore moins cette horrible chaîne à sa cheville. C’était de ma faute et c’était elle qu’on avait punie.
Soudain, une tape sur mon épaule nous fit sursauter. Quatre silhouettes en combinaison nous encerclaient.
— Ton père se doutait que tu serais ici, petite fouineuse, il t’a dénoncé à la Chambre. C’est la sécurité qui nous envoie. Sois gentille et rentre sans faire d’histoire. Clarence a été assez secouée aujourd’hui, n’en rajoute pas.
Mon cœur se serra tandis qu’on m’entraînait vers l’entrée de Baikler. Prostrée, Clarence demeurait à genoux sous bonne garde sans même me regarder partir. Ce tableau me tordit trop les entrailles pour me laisser indifférente.
— Ça ne change rien, Clarence, tu seras toujours mon amie, tu entends ? Je reviendrai te voir tous les jours s’il le faut ! Je te le promets !
Les lumycètes dérobèrent la pauvre Clarence à ma vue avant que je ne pusse saisir sa réaction.
Le temps filait comme l’eau du ruisseau autour de mes pattes, indifférent à ma présence, s’écoulant sans m’entraîner avec lui. Cela m’était égal. Plus rien n’avait d’importance, en vérité. Une semaine, un mois, un an… Chaque jour se ressemblait : purifier l’eau, récolter les spores, soigner les blessés, me traîner d’un bout à l’autre de ma chaîne. J’aurais aimé oublier ce maudit jour où j’avais failli, où j’avais mis en danger Baikler ainsi que ses habitants, mais la douleur du fer, qui gênait la répartition du mucus sur ma peau et laissait le champ libre aux spores, veillait à me rappeler ma faute à chaque seconde de mon existence. J’aurais aussi voulu chasser Soria de mon cœur, renier cette étincelle éclatante qu’elle avait été le temps d’une soirée, toutefois elle était trop liée à mon malheur pour y parvenir si facilement. Cette escapade avait été une fenêtre ouverte sur un tout autre monde. Une bien cruelle fenêtre…
Elle me l’avait promis, je l’avais espéré malgré les dangers que cela représentait, pourtant Soria n’était jamais revenue me voir. Elle m’avait oublié. Depuis que je l’avais compris, je m’appliquais à retrouver le bonheur simple qu’était ma petite existence avant son entrée farfelue dans ma vie. Purifier l’eau, récolter les spores, soigner les blessés… C’était tout ce qu’on attendait de moi. Rien de plus, rien de moins. Il n’y avait nul besoin d’émotions, de sentiments, encore moins de rêves. Seulement des gestes, des actes mécaniques à accomplir. Penser était inutile, ressentir superflu. Baikler avait acheté une gardienne, non une citadine.
Je me grattai distraitement le bras puis enclenchai l’écluse qui libérait l’eau purifiée. Oui, c’était cela. Baikler n’achetait pas ses citadins aux autres villes enfouies, elle achetait des marchandises, du matériel. Au fond, je n’étais rien de plus que cette écluse. Elle remplissait son rôle sans état d’âme, sans se poser de questions. Je l’enviais. Se contenter de sa place sans chercher à être plus, voilà ce que je devais faire. Agir, sans plus réfléchir. Être l’automate que Baikler avait acquis à prix d’or. S’oublier pour ne plus ressentir. S’oublier pour ne plus souffrir.
— Hé, la Fouineuse, la combinaison de Nick commence à s’user au niveau du joint du cou. Tu peux voir pour réparer ça ?
J’acquiesçai de l’autre côté de la vitre, attendant que l’équipe eût fini sa douche de décontamination pour récupérer ladite combinaison. Marko, l’imposante taupe qui menait les ouvriers, émergea du sas, débarrassé de son équipement, une tunique en étoffe épaisse à la main. Il prit quelques secondes pour m’indiquer la pièce à changer, puis entraîna ses coéquipiers vers le réfectoire sans plus se soucier de moi. Je ne le lâchai pas d’une semelle pour autant, bien décidée à réitérer ma demande en ce jour spécial.
— Dis, Marko, ça fera un an demain que je travaille ici. Je me disais que du coup, je pourrais peut-être enfin avoir une place dans l’équipe de sortie…
Marko rit de bon cœur avant de se tourner vers moi.
— Premièrement, tu ne « travailles » pas ici, tu es détenue, comme nous tous. Deuxièmement, ta peine stipule un travail sécurisé. Il fallait jouer les vraies criminelles si tu voulais tant risquer ta fourrure dehors.
Je me renfrognai sans m’avouer vaincue pour autant. Avant d’arriver à la maison du travail, j’avais toujours cru que les ouvriers exerçant à l’extérieur avaient choisi cet emploi, qu’il suffisait d’être volontaire. Le jour où j’avais appris que je travaillerais désormais au sein de l’atelier rattaché à la surface, j’avais cru mon rêve d’exploration à portée de griffes. J’avais vite déchanté.
— Hey, Marko, si elle veut tant que ça une place, la Fouineuse, je lui laisse la mienne bien volontiers !
— C’est vrai ?
Ma réponse pleine d’espoir déclencha l’hilarité générale. Marko me tapota la tête quand il fut enfin calmé.
— Tu as vraiment un grain, toi. Quoi qu’il en soit, c’est non. Tu es interdite d’extérieur et tu le sais. Laisse tomber.
Ma moue vexée les laissa indifférents et ils me dépassèrent pour poursuivre leur route. Nick s’arrêta à mon niveau avec un clin d’œil.
— Allez, ne fais pas cette tête, la Fouineuse… Ce n’est pas donné à tout le monde ici de pouvoir rester à l’abri. Tu finiras par comprendre la chance que tu as au fil des années.
Je grommelai quant à ma soi-disant chance, mais me retrouvai finalement seule dans le couloir. Avec un soupir agacé, je tournai les talons pour rejoindre mon poste de travail. J’avais l’habitude de ces petites moqueries et il en faudrait bien plus pour me décourager. Là n’était pas le problème. Que l’on m’empêchât de revoir Clarence alors que je lui avais promis de revenir, voilà ce qui m’embêtait réellement ! Ça, et ne pas pouvoir poursuivre mon projet d’exploration de l’ancienne Baikler… Depuis que j’étais entrée à la maison du travail, jamais je n’avais été à la fois aussi proche qu’éloignée de mon rêve. Dans n’importe quelle autre situation, j’aurais pu continuer à emprunter mon accès secret avec mon équipement de fortune. Ici, j’avais tout le matériel nécessaire sous la patte, mais la porte demeurait close. Et pas question de rejoindre mon tunnel : toutes sortie de l’atelier était interdite et étroitement surveillée par les brutes de la sécurité. Je travaillais, mangeais, dormais dans cette nouvelle maison depuis que Marko et ses collègues étaient venus me récupérer à la surface.
À mon entrée dans l’atelier à proprement parlé, je marquai une pause devant la réserve de cuir, le temps de choisir le morceau idéal à la reprise de la combinaison de Nick, puis je balançai l’ensemble à mon poste de travail avant de m’affaler sur mon tabouret.
— Je connais une petite Fouineuse qui s’est encore fait remballer par Marko…
Je levai le museau le temps de tirer la langue à Esther, la rate installée à la table face à la mienne, avant de me pencher sur mon ouvrage. Les musaraignes à la queue tronquée ne courraient pas les rues à Baikler, à peine étais-je arrivée à l’atelier que Marko et les autres avaient reconnu « la petite fouineuse tombée du plafond » et le surnom avait été adopté par tous. Je m’en serais moquée s’il n’était pas sans cesse un rappel de la promesse que je ne pouvais tenir et de cette pauvre Clarence qui devait se sentir bien seule.
— Il fait ça juste pour m’embêter. Il n’a pas le droit de ne pas me prendre dans l’équipe !
Un rire léger répondit à mon grognement.
— Ton jugement émane de la Chambre, comme pour nous tous ici. Non, il n’a pas le droit de te le refuser, il en a le devoir. Il paye déjà assez cher pour ses propres fautes, tu ne voudrais pas qu’il risque un exil pour tes beaux yeux…
Je grimaçai dans mon coin, appliquée à couper la nouvelle pièce de la tunique usée.
— Tu l’as taillée trop petite…
J’achevai ma découpe puis observai le résultat avec un soupir théâtral.
— C’est parce que tu me déconcentres.
— Ben voyons.
Esther eut un gloussement amusé tandis que je jetais tout à la poubelle pour recommencer.
— Il n’y a que ça à reprendre pour aujourd’hui ?
J’acquiesçai et récoltai une exclamation ravie en retour.
— Je ne suis pas contre quelques heures de sommeil en plus. Ça te dérange si…
— Non, vas-y. Je n’en ai pas pour longtemps de toute façon.
Esther me remercia puis je me retrouvai seule. Enfin ! J’attendis quelques minutes avant de plonger la patte dans la poubelle pour repêcher ma pièce découpée avec un sourire ravi. Elle était trop petite pour la combinaison de Nick, en effet, mais c’était tout sauf une étourderie. De temps à autre, je faisais malencontreusement ce genre d’erreur. Et lorsque j’avais l’atelier pour moi seule, je confectionnais dans le plus grand secret une protection complète, à ma taille. À l’origine, je m’étais lancée dans ce projet en me disant que je serais prête le jour où j’obtiendrais ma place dans l’équipe de sortie, mais désormais je voyais plus cela comme un moyen de faire flancher Marko. Comment pourrait-il continuer à me dire non si j’arrivais toute équipée un beau matin ? Encore quelques pièces, et ce serait bon. Ce n’était qu’une histoire de patience pour chaparder l’air de rien dans nos maigres réserves sans éveiller le moindre soupçon. Satisfaite de mon travail sur la tunique de Nick comme sur mon ouvrage personnel, je glissai le second dans sa cachette, rangeai le premier dans le casier de son propriétaire, puis rejoignis le dortoir des filles avec le bâillement satisfait d’une journée bien remplie.
À la maison du travail, les jours s’enchaînaient avec un rythme décousu. Esther et moi travaillions souvent la nuit durant sur les équipements des ouvriers pour nous retrouver à dormir en journée, quand l’atelier qui s’occupaient des globes n’avait pas besoin de pattes supplémentaires. Parfois, Esther était appelée en renfort au ravitaillement, mais seulement elle. Ce poste aussi m’était interdit, sans doute pour m’empêcher d’envoyer un message à Clarence. Après tout, dès mon arrivée j’avais demandé à Marko et aux autres de transmettre une lettre à mon amie, mais leur réponse avait été sans appel. La Chambre m’interdisait tout contact avec l’extérieur et plus encore avec la précieuse gardienne de Baikler. Les ouvriers refusaient même de seulement me donner de ses nouvelles. Je n’aimais pas ça. Clarence devait s’imaginer que je n’étais qu’une menteuse, que je l’avais remplacée par d’autres amis.
En vérité, elle était ma seule amie, depuis très longtemps. Je n’avais jamais été très populaire, les éléments « rebelles » n’avaient pas la côte dans une cité où chaque être avait sa place pour la survie de tous. Ma première sortie, signée par l’amputation de ma queue, avait fait de moi une pestiférée que tous les autres enfants évitaient pour ne pas être contaminés par des spores que je ne portais plus. Mon arrivée à l’atelier n’avait rien arrangé. Je ne fréquentais plus que les membres de la maison du travail, et si j’étais devenue une sorte de mascotte, ils étaient tous trop vieux et trop sérieux pour vraiment être des amis. Parfois, lorsque je me posais dans mon lit, il m’arrivait de me sentir isolée, même avec les autres filles tout autour. Alors je pensais à Clarence, toute seule dehors, et ma détermination à sortir un jour n’en devenait que plus forte.
Lorsque l’alarme retentit ce matin-là, je bondis de mon lit, le cœur battant. Esther et moi échangeâmes un regard voilé par le sommeil avant de saisir que le vacarme assourdissant trahissait la détresse de l’équipe de sortie. Nous nous précipitâmes donc jusqu’au sas pour voir ce qu’il en était. L’ensemble de la maison du travail s’était agglutiné devant les vitres. Impossible de distinguer quoi que ce fût, aussi Esther héla-t-elle ceux aux premières loges.
— Marko a parlé d’un vieux lumycète qui s’est effondré sur eux à peine sortis du tunnel ! Apparemment, il était encore bien garni en spores…Il y en a deux qui sont en sale état, mais je ne vois pas qui c’est… Ils ont du mal à retirer leurs combinaisons à cause des brûlures.
Les hurlements des malheureux couvraient presque la voix de notre informateur. Étonnée, je grommelai, davantage à mon attention.
— Clarence ne les a pas soulagés avec son mucus ?
Le cuisinier, sur la pointe des pattes à côté de moi dans l’espoir de distinguer quelque chose, répliqua sur un ton anodin.
— J’ai entendu les gars dire qu’elle arrivait tout juste à se protéger elle, alors soigner les autres…
Un hoquet m’échappa tandis que mon cœur loupait un battement. Depuis quand Clarence éprouvait-elle des difficultés avec les spores ? N’était-elle pas immunisée ? Qu’allait-il advenir d’elle si elle n’était plus protégée par son mucus ? Lui accorderait-on enfin le droit d’entrer à Baikler ? Une partie de moi voulait y croire, cependant une petite voix pernicieuse murmura à ma conscience. Clarence avait été la première salamandre que j’avais vue en vrai, et elle demeurait la seule à ce jour. De plus, elle avait parlé de son prédécesseur, mort en la laissant seule. Était-ce le destin qui attendait mon amie ? Mourir brûlée par les années passées au contact des spores ? Endurer cela juste le temps nécessaire à former la prochaine gardienne ? Ce n’était pas possible. Les choses ne pouvaient se passer ainsi. Jamais je ne le permettrais ! Baikler cherchait déjà à m’interdire de réaliser mon rêve, je n’allais pas en plus permettre à la cité et ses habitants d’abandonner mon amie à son triste sort !
La vue embuée et la gorge nouée, je constatai avec étonnement que la foule se dispersait. Au fond du couloir, Marko et son équipe se dirigeaient avec précipitation en direction de l’hôpital, d’autres membres de la maison les aidant à transporter les blessés. Les quelques hères désœuvrés s’en allaient d’un pas trainant rejoindre le réfectoire. Je les suivis, la tête ailleurs. Et si Clarence était blessée ? Combien de temps resterait-elle seule avant que l’équipe pût reprendre le travail ? Combien de temps avant que quiconque se souciât de son sort ? Je ne pouvais pas rester simplement là, sans rien tenter. Il me faudrait attendre la nuit pour agir, néanmoins ma décision était prise.
La journée s’étira en d’interminables heures. L’équipe en observation, nous nous retrouvâmes vite désœuvrés, attendant de pouvoir rejoindre nos dortoirs et mettre fin à cet étrange jour. Lorsque les respirations paisibles de mes camarades furent le seul son à rythmer la nuit, je glissai hors de mes couvertures, mon coussin et quelques vêtements me substituant dans le lit. Sur la pointe des pattes, je filai m’enfermer dans l’atelier.
L’heure n’était plus à la discrétion. Je piochai sans vergogne dans les stocks de cuir pour achever ma combinaison. L’ouvrage terminé sans encombre, je me faufilai jusqu’aux réserves, en cuisines. J’entassai, sans vraiment m’arrêter sur mes raisons, allumettes, gourde et biscuits secs dans un torchon que je nouai en ballot, puis je me dirigeai à pas décidés vers le sas d’accès à la surface. Enfiler la combinaison n’était pas le plus difficile, bien que mon ballot, glissé contre ma poitrine, ne rendît pas l’ensemble confortable. Je luttai bien plus avec le système de filtre et ses tuyaux emmêlés que je n’avais guère vu manipulés que de loin. Le souffle court, mais enfin équipée, je me figeai, à l’affût du moindre son. La maison, parfaitement silencieuse, me convainquit de poursuivre. Alors, à pas malhabiles, je gagnai le fond du sas et sa porte massive.
La lourde roue qui verrouillait la sortie résista un moment entre mes pattes fluettes, néanmoins j’obtins gain de cause. Avec un grincement assourdissant et un souffle charriant une brume verdâtre, la surface s’offrit enfin à moi. Je m’y engageai sans la moindre hésitation et tirai de toutes mes forces sur le lourd disque de fonte qui referma le passage dans mon dos. Déjà essoufflée, mais plus déterminée que jamais, j’avançai dans le long tunnel sombre à tâtons, ne pouvant me fier à mes vibrisses pour me guider. Ma progression fut ralentie par le lumycète effondré dans le passage, or un peu d’escalade, même laborieuse ne pouvait m’effrayer.
Parvenue sous la clarté des champignons, il me fallut un moment avant de repérer la maison de Clarence. Je n’eus, en vérité, nul besoin d’aller jusque là. Une silhouette sombre prostrée non loin attira mon attention et je découvris bien vite qu’il s’agissait de Clarence. Assise à même la terre, les jambes repliées sous son corps, le museau contre le torse, elle grattait d’un air absent le large copeau de peau morte qui bordait une vilaine brûlure. Avec un hoquet douloureux, je m’agenouillai devant elle puis posai une patte sur son épaule, que je retirai aussitôt à la vue des nombreuses plaies et autres croûtes qui recouvraient l’épiderme terne, tirant sur le gris ou l’orangé, de la pauvre salamandre.
— Clarence ?
Ma voix se brisa sur un sanglot et je me raclai la gorge afin de réitérer mon appel sans plus de réaction de la part de l’intéressée. Il y avait tant de choses que je voulais lui dire, cependant toutes mes belles paroles se percutèrent dans mes pensées, roulant sens dessus-dessous sur ma langue. Perdue face au tableau qu’offrait mon amie, je palliai finalement au plus urgent.
— Il faut rincer tes blessures pour stopper la brûlure. Viens.
Contre toute attente, Clarence se leva docilement aussitôt je la tirai sur ses pattes. Elle se mit en mouvement d’elle-même, le regard vide, absente de son propre corps. D’une boiterie très marquée, je la vis décrire un large arc de cercle destiné à rejoindre le ruisseau à l’écluse, ignorant un coude d’eau fraîche bien plus proche. Lorsque je remarquai que Clarence suivait une ornière profonde, résultat de nombreux passages répétés, je compris : nous évoluions à l’amplitude maximale de la chaîne qui retenait aux portes de Baikler sa gardienne. Avec cette remarque, je baissai le regard sur la patte traînante de Clarence et ma gorge s’en serra d’autant plus. Le bracelet de métal grignoté de rouille, qui s’ancrait dans une cheville gonflée et couverte de croûtes, n’était plus rattaché qu’à quelques maillons usés, le reste de la chaîne depuis longtemps rongé par les spores. Depuis combien de temps la laisse qui l’entravait était-elle plus mentale que physique ?
Peinée par le spectacle qu’elle offrait, j’observai Clarence reprendre sa position prostrée sur la berge du ruisseau sans esquisser le moindre mouvement pour se soigner. À gestes lents, je quittai ma transe choquée afin de prendre soin d’elle. Ses brûlures ne dataient pas toutes de l’accident. Les croûtes et cicatrices nombreuses témoignaient, par leurs différents stades de guérison, de plaies bien plus anciennes, mais surtout régulières. Je n’avais été retenue à l’intérieur de Baikler qu’une année durant, pourtant Clarence avait tant changé… Son regard vide ne trahissait aucune pensée, aucun ressenti alors que je faisais couler de minces filets d’eau sur sa chair à vif. Elle ne paraissait pas même avoir remarqué ma présence.
— Clarence ?
Rien. Pas le moindre frémissement, hoquet ou même sourcillement. Je serrai les mâchoires pour retenir les larmes qui menaçaient de brouiller ma vue. Clarence était là, devant moi, et s’était pourtant comme m’adresser à une étrangère. Pire encore, elle me faisait l’effet d’un objet inanimé, un outil docile qui se déplaçait quand on le lui demandait et attendait patiemment la consigne suivante. La Clarence curieuse, inquiète, joueuse, responsable, la Clarence qui m’avait sauvée des spores et accompagnée cette fameuse nuit, la Clarence qui était devenue si facilement mon amie, ma seule amie, n’était plus. Baikler et ses habitants l’avaient écrasée, modelée dans le but de remplir la place qui était sienne sans se soucier de ses envies, de ses rêves. Et je craignais soudain que le mal ne fût irréversible, que plus jamais la Clarence joviale n’émergeât de cet automate d’adulte.
Et moi ? Qu’en était-il pour moi ? N’étais-je pas en train de suivre la même voie, à mon propre rythme ? Je n’avais pas renoncé à mes projets d’explorations, néanmoins j’attendais sagement que Marko me donnât ma chance. J’avais peut-être commencé la confection de ma combinaison en secret, cependant je n’avais strictement rien tenté en une année entière. Et la sécurité de la maison ou la difficulté de la mise en œuvre d’un tel plan n’avaient rien à voir là-dedans : cette nuit et la facilité avec laquelle j’étais sortie en était la preuve. Je m’étais moi aussi laissé piéger. Combien de temps me restait-il avant de ressembler à Clarence ?
Non. Je ne pouvais accepter cela sans réagir. Je devais m’arracher à ce piège avant qu’il se refermât sur moi, sauver Clarence de l’influence néfaste de Baikler. J’étais dehors, libre, pour encore quelques minutes, peut-être même quelques heures si personne n’avait rien remarqué à la maison du travail. Je devais en profiter. Me redressant, je sentis mon ballot de vivres peser contre l’avant de ma combinaison et je compris ainsi que, dès le départ, j’avais inconsciemment décidé qu’il était temps de fuir, de vivre mon rêve avant que la cité et sa vie bien rangée, bien rythmée, ne me convainquît de l’oublier. Une main légère sur l’épaule de mon amie, je me penchai afin de plonger mon regard dans ses billes ternes.
— Clarence, on ne peut pas rester ici, ce n’est bien ni pour toi, ni pour moi. Je m’en vais. Je compte visiter les ruines de l’ancienne Baikler et ensuite je pousserai plus loin mon exploration de la surface. Les lumycètes ne peuvent pas avoir parfaitement tout recouvert. Je suis certaine que nous trouverons un endroit tranquille où nous pourrons nous installer et faire ce que bon nous semble, loin des règles des adultes, loin de Baikler. Viens, suis-moi.
Tout du long de mon discours, Clarence n’avait pas trahi la moindre émotion, malgré tout elle se hissa sur ses deux pieds à ma demande et me suivis sans un mot. Je n’avais pas la moindre idée d’où aller, mais j’étais certaine d’une chose : rien de bon ne nous arriverait si nous restions là.
J’étais encore occupée à réfléchir à la route à suivre lorsque je réalisai que Clarence s’était immobilisée, quelques pas en arrière. Je revins vers elle avec une voix douce, sans doute déformée par mon équipement.
— Tout va bien, Clarence, tu n’as pas à avoir peur. Là où on va, on pourra rester ensemble et on ne sera plus jamais punies.
Elle n’avança pas pour autant. J’agrippai son poignet à deux mains et tentai de l’entraîner, sans plus de succès. Clarence était figée, sa patte blessée tendue derrière elle. Alors je compris : nous étions parvenues à la limite autorisée par la chaîne. Je changeai donc de tactique et lâchai mon amie avant de me saisir de l’extrémité des quelques maillons survivants que j’agitai sous ses yeux.
— Il n’y a plus de chaîne, tu peux avancer. Regarde, elle est coupée. Viens !
Rien n’y fit, la salamandre n’esquissa pas un pas de plus.
— Je t’en supplie, on ne peut pas rester là ! Il faut partir ! C’est maintenant ou jamais ! Aie confiance. Tu t’étais bien amusée avec moi, non ? Il faut se dépêcher, viens !
Un vague souffle me répondit enfin, puis quelques mots portés par une voix éraillée.
— Soria n’existe pas. Je dois purifier l’eau.
Et sous mon regard sidéré, mon amie fit demi-tour. Je lâchai sa chaîne, me refusant à lui infliger quelque souffrance en la retenant, avant de la devancer au galop.
— Je suis là, je suis devant toi, c’est moi, Soria !
Elle poursuivit sans me voir, me bousculant presque sur son passage. La gorge nouée, je refusai son discours, son projet manifeste de retourner à sa tâche.
— Regarde ce qu’ils t’ont fait, comme tu as mal ! Et tu vas continuer à travailler docilement pour Baikler alors que personne ne s’inquiète pour toi à part moi ?
Une litanie psalmodiée sur un ton atone résonna.
— Tout ce que nous faisons sert notre cité, c’est notre devoir en tant qu’immunisés…
Une fois encore, je la devançai afin de tenter de l’arrêter.
— Tu n’es même plus immunisée, Clarence ! Regarde-toi ! Tu es couverte de brûlures. Si tu restes ici, tu vas mourir !
— Tout ce que nous faisons sert notre cité, c’est notre devoir en tant qu’immunisés.
J’arrivais trop tard, Baikler avait gagné. Je ne pouvais l’accepter, abandonner purement et simplement Clarence derrière moi, cependant je n’avais guère le choix. Plus je m’éternisais aux abords de la cité, plus je prenais le risque d’être découverte, rattrapée, d’être à mon tour rongée par Baikler jusqu’à ce qu’il ne restât plus de moi qu’une adulte sans rêve, dévouée au travail et aux règles. Je ne pouvais m’y résoudre, de plus être capturée ne sauverait en rien Clarence. Je n’avais pas le choix. Je détestais devoir m’engager sur cette voie, néanmoins c’était la seule qu’il me restait. Une fois de plus, j’allai me camper sur la route de mon amie.
— Écoute-moi, Clarence. Je pars, je n’ai pas le choix, mais je te promets que dès que je nous aurai trouvé un coin tranquille pour nous installer, je reviendrai te chercher. J’en fais le serment : je ne t’oublie pas et tu ne finiras pas ta vie ici. D’accord ?
Aucune émotion n’illumina le regard vide de mon amie quand elle me dépassa, alors, avec un soupir qui ne chassa pas le nœud dans ma gorge, je m’élançai vers l’inconnu de la surface.
Rien n’avait d’importance, ni les lumycètes qui s’effondraient de-ci de-là, ni les blessures des uns ou des autres. Rien n’avait d’emprise sur moi, ni les rêves de nos jeux avec Soria, ni la raréfaction de mon mucus. Le temps s’écoulait en métronome, rythmait l’écoulement du ruisseau comme la maturation des spores, entraînait le grand engrenage du monde, animait ses automates. L’équipe allait et venait, définissant par ce jeu d’absences ou de présences les activités à mener. Purifier l’eau dès leur arrivée, récolter les spores aussitôt on me le demandait, patienter après leur départ jusqu’au lendemain, puisqu’on m’avait dit de me reposer quand ils faisaient de même.
Lorsque la porte s’ouvrit et que me parvinrent les voix déformées de l’équipe, je me levai dans l’idée de rejoindre mes écluses, cependant le paysage autour ne bougea pas. Il me fallut un moment avant de comprendre que mon corps n’avait pas suivi l’impulsion de mes pensées.
— C’est bon, elle est ici !
Le soulagement dans la voix du chef d’équipe me surprit. Où voulait-il donc que je fusse ? À la vue des deux combinaisons qui approchaient de moi, je voulus me lever une fois de plus pour me mettre au travail, sans davantage de résultat.
— Ils n’ont plus d’eau en ville, ils soupçonnaient que tu sois partie avec la Fouineuse.
Les paroles du chef d’équipe glissaient sur moi, vague bruit de fond inutile. S’il n’attendait rien de moi, je devais m’occuper de purifier l’eau. Pourtant, tous mes efforts demeurèrent vains. Quatre mains gantées de cuir me hissèrent sur mes pattes, toutefois cela ne dura qu’un instant : des mouchetures noires et blanches envahirent ma vision puis je retombai au sol. Le soupir du chef d’équipe fut interrompu par une voix qui approchait.
— Le tunnel d’approvisionnement est rempli de repas avariés. Ils ont raison, la gardienne s’est sûrement enf…
Ma vue avait mis fin à son monologue, mais je n’en avais que faire. Le ruisseau et les écluses m’attendaient, or j’étais incapable de me mouvoir, voilà ce qui m’importait.
— Ne me dis pas que tu n’as rien avalé depuis l’accident de l’autre jour… Clarence ?
Le chef d’équipe me secouait par les épaules. Je n’aimais pas quand il faisait cela, il rendait les douleurs plus difficiles à ignorer. Consciente qu’il ne me laisserait pas en paix avant d’obtenir ce qu’il voulait, je tournai mon regard vers lui.
— Est-ce que tu as mangé en notre absence ?
Je ne comprenais pas ce qu’il escomptait de moi, alors je récitai la liste de mes tâches.
— Purifier l’eau dès l’arrivée de l’équipe, récolter les spores si on le demande, manger au moment où l’équipe part, attendre leur retour.
La large combinaison eut un nouveau soupir las.
— Je sais tout ça, ce n’est pas ce que je te demande. Est-ce que tu as…
— Laisse tomber Marko. Si les repas ont pourri dans le tunnel, c’est qu’elle n’y a pas touché. Ils n’ont plus d’eau dans les beaux quartiers, ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi : elle est restée là sans bouger depuis l’autre jour.
Un grognement répondit tandis que j’attendais de savoir si on avait besoin de moi pour me retenir ainsi. Le chef secoua la tête avant de revenir à moi.
— Est-ce que tu as vu la Fouin… Soria ? Elle a disparu depuis trois jours, on pense qu’elle a filé par ici.
Je plissai les paupières sans comprendre.
— Soria n’existe pas. Soria est un rêve.
J’avais fini par le comprendre avec le temps. Si la musaraigne n’était jamais revenue me voir, c’était parce qu’elle ne le faisait qu’en songes et que je ne conservais pas toujours le souvenir de ces derniers à mon réveil.
— Tu perds ton temps, Marko. Tu sais bien qu’on ne peut pas discuter avec elle. Un filtre a disparu, quelle autre conclusion veux-tu en tirer ? Tout le monde savait que ça finirait par arriver.
— Tu veux bien aller voir ailleurs si j’y suis ?
L’autre grommela avant d’obéir. C’était idiot, le chef ne pouvait être ailleurs puisqu’il était là.
— Bon, où en étais-je… Ah oui. Soria est un rêve, c’est ça ?
Je hochai la tête.
— Et tu as rêvé d’elle dernièrement ?
Je répétai ma réponse.
— D’accord. Et elle faisait quoi dans ce rêve ?
Je n’aimais pas me replonger dans mes songes parce qu’ils éveillaient des choses en moi que je préférais oublier. Néanmoins, puisque c’était ce qu’on me demandait de faire…
— Soria me soignait. Elle voulait que j’aille avec elle : voir Baikler, vivre à la surface…
— Et merde… Je n’ai pas franchement envie d’arpenter les environs à la recherche d’un cadavre de musaraigne, mais la Chambre ne lâchera rien sans preuve…
Indifférente à ses soucis, je haussai les épaules.
— Soria n’existe pas.
Un grognement me répondit.
— Tu sais très bien que si. C’est à cause d’elle que tu as été punie.
Non, Soria n’était qu’un songe. Je refusais toute autre hypothèse sans quoi il me faudrait admettre que j’avais laissé ma seule amie partir seule vers la mort, sans même avoir essayé de la retenir. Soria n’était qu’un songe et je devais me remettre au travail.
Tout était chamboulé depuis le retour de l’équipe. Les ouvriers se scindaient en plusieurs groupes qui se succédaient sans cesse. Le chef grognait beaucoup de devoir rattraper le retard dû à leur absence au risque de provoquer un nouvel accident. Quant à moi, perdue dans ce rythme étrange, je me contentais de faire ce qu’on me dictait. Ce qui se limitait, la plupart du temps, à purifier l’eau, manger et dormir. Pour ne pas perdre de temps en déplacements ou manipulations, un travailleur s’occupait des écluses tandis que je plongeais mes bras dans l’eau des heures durant. La peau de mes antérieures était si sollicitée qu’elle me tirait jusqu’au bout des doigts, or dès qu’elle n’était plus en contact avec le ruisseau, elle se raidissait, craquant au moindre mouvement, et m’entravait ainsi dans les mouvements les plus élémentaires. Puisque je devais me concentrer sur la purification de l’eau, une autre partie de l’équipe se chargeait seule de la récolte des spores à l’aide de pelles bricolées avec un long manche et un sac en toile épaisse. C’était ce matériel et sa manipulation hasardeuse qui agaçaient autant le chef d’équipe. Cela… et le troisième groupe. Je n’aimais pas songer à leur tâche car elle rendait bien trop réel un évènement qui n’aurait pas dû l’être. Deux ou trois ouvriers arpentaient, à chaque relève, les environs. Ils recherchaient une trace de Soria… une preuve de sa mort plus exactement. Je détestais les entendre répéter que mon amie était morte depuis longtemps, que les spores n’avaient dû laisser que quelques tuyaux de filtre rongés.
Puis, au fil des cycles de relève, les jours retrouvèrent finalement leur cours normal. Seul demeurait l’ouvrier qui m’aidait avec les écluses car mes mains abîmées ne me permettaient pas de forcer assez afin de les actionner convenablement. Pour le reste, les allées et venues de l’équipe obéissaient à nouveau aux cloches de Baikler et j’œuvrais autant à l’eau qu’aux récoltes dans le laps de temps où on venait me chercher chez moi avant de m’y raccompagner. Plus personne n’évoquait la musaraigne disparue, tout ceci aurait aussi bien pu ne jamais s’être produit. Pourtant, je me trouvais incapable de relayer à nouveau Soria au rang de songe. Pas après le grand chambardement que sa fuite avait provoqué. J’avais déjà dû apprendre à vivre avec le poids de cet autre monde qu’elle avait ouvert, avec la douleur d’avoir été si vite oubliée alors que j’avais si chèrement payé d’avoir suivi la voie sur laquelle elle m’avait entraînait. Il me faudrait désormais faire avec l’idée d’avoir abandonné mon amie à une fin atroce dans la plus froide indifférence. Y parviendrais-je ? Avais-je un quelconque autre choix ? Après tout, Baikler n’avait toujours pas acquis de jeune gardien à former, malgré mon état. Je ne me berçais, en effet, d’aucune illusion à propos de mon futur, j’y puisais même un certain réconfort. Au moins n’aurais-je pas à porter ce poids atroce sur mes épaules encore longtemps.
Quand des coups timides résonnèrent à ma porte ce soir-là, je me figeai un moment, surprise, avant d’aller ouvrir. L’équipe venait tout juste de se retirer, avaient-ils oublié quelque chose ou avais-je encore une tâche à accomplir ? J’allai donc ouvrir puis demeurai interdite devant une combinaison bien plus petite que toutes celles que je fréquentais quotidiennement. Mon cœur même se tut quelques secondes, je n’osais croire à l’impossible. Pourtant, un battement de cils plus tard, la silhouette menue se jeta sur moi pour m’enlacer.
— Clarence ! J’ai eu si peur en ne te voyant pas dehors ! J’ai cru que j’arrivais trop tard…
Un sanglot brisa cette voix familière que je craignais de reconnaître. Était-ce seulement réel ?
— Soria… c’est vraiment toi ?
Je serrai entre mes bras la combinaison qui émit un couinement ravi. L’étoffe couverte de spores me brûla, cependant je n’en avais que faire. Au contraire, la douleur certifiait que Soria se tenait bien là, tout contre moi.
— Tu me reconnais enfin ! La dernière fois, c’est à peine si tu m’as parlé !
— Tu es vivante ?
J’étais bien plus préoccupée par l’idée que tout ceci ne fût qu’un rêve particulièrement réaliste que par l’explication à fournir sur mon comportement.
— Bien sûr ! J’ai une combinaison après tout, et il n’y en a besoin que pour quitter ou rejoindre Baikler.
— Tu es partie si longtemps, même les protections se font ronger tôt ou tard par les spores !
Le chef d’équipe avait raison, Soria devrait être morte, ou au moins blessée, depuis bien longtemps. Un gloussement amusé me répondit.
— Oui, mon filtre commence à souffrir, mais est-ce que tu écoutes ce que je te dis ? J’ai découvert un endroit où on n’a pas besoin de combinaison, où les lumycètes n’existent pas, où le ciel s’illumine comme avant. C’est même plus qu’un endroit, c’est la surface, la vraie !
À ces mots, je m’écartai de mon amie puis plongeai mon attention dans son regard fiévreux à demi dissimulé par les épaisses lunettes de la combinaison.
— Nous sommes déjà à la surface et les champignons sont partout. Il y a eu bon nombre d’explorations après le Cataclysme et c’est pour cela que les cités ont été enterrées.
— Et bien soit ils sont passés à côté, soit ils nous mentent.
Soria affirmait ses élucubrations avec un tel aplomb que cela en devenait troublant.
— La Chambre t’a menti quand ils ont assuré que notre sortie avait fait des victimes. Jamais personne n’a rien entendu de tel à l’intérieur de Baikler. Et ils nous mentent aussi à propos de la surface, ils veulent nous garder enfermés ici. Tu peux me croire, j’ai vu les ruines de l’ancienne Baikler et elle n’était pas du tout à la surface. Nos ancêtres vivaient déjà dans une grotte avant de s’enterrer toujours plus ! Tu dois voir ça de tes propres yeux avant de le comprendre. C’est pour ça que je suis là, je suis venue te chercher, comme promis !
Perdue, j’ouvris et fermai la bouche plusieurs fois sans émettre le moindre son. Soria avait peut-être eu la chance de survivre aux spores tout ce temps, malheureusement son esprit n’en avait pas réchappé. Mon trouble dut s’exprimer de manière assez marquée puisque la musaraigne le remarquât.
— Tu n’as pas besoin de me croire. Je ne te demande qu’une chose : suis-moi. Si après, tu veux tout de même rentrer, je te promets que tu seras de retour avant la cloche du matin. Personne n’en saura jamais rien, ton choix n’appartiendra qu’à toi. Fais-moi seulement confiance… une dernière fois.
— Une dernière fois ?
Mon esprit égaré s’accrochait aux dernières bribes de cohérence qu’il saisissait. Sous sa combinaison, Soria acquiesça.
— Je te l’ai dit, mon filtre et ses tuyaux sont abîmés. Je peux difficilement rentrer à Baikler en chercher d’autres comme si de rien n’était. De toute manière, je ne retournerai jamais là-bas. Je fais un dernier aller-retour depuis la surface pour toi, pour venir te libérer. Si tu choisis de rentrer, tu le feras sans moi.
Un poids invisible s’abattit sur ma poitrine à cette déclaration. Soria ne reviendrait pas. Elle ne reviendrait pas et elle se tenait déjà sur le pas de la porte. Je ne voulais pas la voir partir à nouveau sans rien tenter. Je refusais de la perdre une fois de plus. Sans même y songer, je me précipitai à sa suite afin de la retenir.
— Ne t’en va pas, il n’y a que la mort qui t’attend là-bas !
Mon ton désespéré ne récolta qu’un sourire triste qui se devina à travers les yeux de Soria.
— Clarence, c’est ici que la mort nous attend. Regarde-toi, tu es en bien plus piteux état que moi. Aie confiance, tu sais que je ne te ferais jamais le moindre mal. Suis-moi.
Hypnotisée par son assurance incongrue, j’esquissai quelques pas avant d’être saisie à la gorge par une vieille peur.
— Non, je ne peux pas partir ! Baikler dépend de moi pour survivre. Tout ce que nous faisons…
— Chut, tout va bien, Clarence. Tu seras rentrée avant la cloche, je te l’ai promis.
À nouveau, j’étais terrifiée à l’idée de quitter la mécanique bien huilée qui rythmait mes journées. À nouveau, Soria, par sa seule présence, donnait une vigueur insoupçonnée à la petite voix qui n’aspirait qu’à la suivre. À nouveau, je lui cédai. J’avais payé cher mon dernier écart, néanmoins je ne pouvais résister à l’attraction que Soria exerçait sur moi. Avant même de comprendre ce que je faisais, mon amie m’encouragea à grimper sur son dos afin d’épargner ma jambe enchaînée. Une froide raideur envahit tout mon corps tandis que nous atteignions les derniers lumycètes à ma portée et j’attendis à tout moment la secousse réprobatrice de ma chaîne qui ne vint pas. Alors nous nous enfonçâmes dans l’inconnu de la surface.
Excitation et terreur se disputaient mes pensées. Ce que racontait Soria était impossible, un mirage sans doute dû à sa longue exposition aux spores, pourtant une part de moi rêvait de vivre une nouvelle aventure avec elle. La dernière. Si les lumycètes n’avaient pas raison de la musaraigne, elle serait sans aucun doute enfermée au cœur de Baikler à notre retour. Quant à moi… À mesure que j’observais les champignons défiler au rythme de la course de Soria, je me surpris à espérer ne jamais rentrer. Je m’en voulus aussitôt. Sans nouveau gardien prêt à me remplacer, Baikler était condamnée. « Tout ce que nous faisons sert notre cité »… Qu’étais-je en train de faire ? Mon égoïsme condamnerait-il une fois encore des victimes innocentes ? Il était trop tard pour y songer et ces sombres réflexions furent chassées par le spectacle de l’ancienne Baikler. Légèrement en hauteur, nous assistions, à la lueur des lumycètes, à un spectacle fantasmagorique de tours effondrées, de bâtisses envahies par le mycélium et de quais rongés par un lac à l’obscurité paisible. L’ancienne Baikler était certes magnifique, elle n’en demeurait pas moins telle que je l’imaginais : en ruines, livrée aux champignons.
— Regarde là-haut.
Je suivis la patte tendue de Soria pour découvrir un pâle éclat rosé, loin dans le ciel.
— Qu’est-ce que c’est ?
Un gloussement me répondit.
— L’indice qui m’a menée à la surface. Il n’apparaît que si le ciel dehors est illuminé. C’est par là !
J’eus tout juste le temps de me cramponner qu’elle était déjà repartie. Jusqu’où nous mènerait-elle ainsi ? Je devais toutefois reconnaître que cette étrange lueur n’avait rien de commun avec la luminescence des lumycètes. Y avait-il une part de vérité dans la chimère que nous poursuivions ? Je n’osais y croire.
Et pourtant. Plus nous nous éloignions des ruines, plus ses étranges lumières parsemaient le ciel de leurs formes irrégulières.
— Nous y sommes presque.
De fait, nous foncions droit sur une déchirure aveuglante. Quel mystère se cachait derrière ce phénomène unique ? De ma vie, je n’avais jamais vu ou entendu parler d’un tel éclat.
Soria s’immobilisa enfin à quelques pas de là et je compris alors ce que j’observais : il s’agissait d’un passage étroit, une fente au cœur d’un mur de roche. Tout autour, la lumière si vive qui provenait de l’autre côté de cette ouverture se reflétait sur des éclats de roche rosée disséminés au sol et sur les parois de la fissure. Mon amie se pencha pour en ramasser un morceau qu’elle plaça dans la lueur. Aussitôt, il s’illumina.
— C’est tombé du plafond quand ces rochers se sont effondrés. C’est ça qui éclairait l’ancienne Baikler, mais ce n’était qu’un reflet de la lumière de la surface, pas la surface elle-même.
Fascinée par l’éclat si vif, je m’approchai de la déchirure et constatai que le mur qu’elle fractionnait était en vérité un éboulis.
— Je pense que c’est à cause du Cataclysme que cette ouverture a été condamnée. Et c’est ainsi que le ciel de l’ancienne Baikler s’est éteint. Si nous pouvions tout dégager, la grotte serait à nouveau illuminée et les lumycètes disparaîtraient sans doute, mais je ne pense pas que ce soit possible. Ou alors ça demanderait un travail colossal ! C’est bien plus simple de sortir. Prête ?
Pouvait-on seulement l’être ? Muette de stupeur, j’acquiesçai d’un mouvement de tête. Soria s’empara de mon poignet puis elle m’entraîna dans son sillage. À chaque pas entre les deux flancs rocheux, je plissais davantage les paupières. Tant de lumière m’aveuglait, pourtant je voulais en voir plus, saisir chaque parcelle de cette clarté qui n’existait nulle par ailleurs. Lorsque la musaraigne s’immobilisa, je ne distinguais rien d’autre qu’une blancheur sans fin et une chaleur inconnue sur ma peau.
— J’aurais préféré t’emmener ici le matin ou le soir, la lumière est moins forte, mais Baikler vit en décalé par rapport à la surface. Ici, c’est encore le cœur de la journée. Il va falloir un peu de temps avant que tes yeux s’habituent. Je vais lâcher ta main pour retirer ma combinaison. Je reste à côté, tu ne crains rien.
— D’accord…
Mon incertitude résonna dans ma voix. À l’instant où les doigts de Soria rompirent le contact, j’eus la terrible sensation de chuter dans un puis de lumière sans fond. Ma gorge se noua et je réalisai seulement alors le rythme effréné de mon cœur. Dans quelle folie m’étais-je laissé embarquer ? En vérité, plus j’y pensais plus tout ceci ressemblait davantage à un songe qu’à la réalité. Une surface au-delà de la surface, l’ancienne Baikler qui n’avait jamais connu l’air libre… Soria indemne après une si longue absence. Néanmoins, s’il s’agissait vraiment d’un rêve, je ne voulais pas y penser. Je préférais le laisser m’absorber, en profiter pleinement avant que le réveil ne jetât une lueur cruelle sur cet instant magique.
Peu à peu, la toile immaculée qui m’entourait prit des teintes colorées, d’abord floues, puis de plus en plus nettes. Une étendue verte parsemée de marron et de points de couleurs vives s’étirait à mes pieds, jusqu’à rencontrer, au loin, la masse bleue mouchetée de blanc qui flottait au-dessus de ma tête. Pas même dans les histoires pour enfants on ne parlait de tel paysage ! Cela ne pouvait être qu’un rêve, et pourtant. La brise jouait désagréablement avec mes plaies, l’équipement de Soria paraissait en bien piteux état à la lumière impitoyable qui régnait là, et la fourrure de mon amie, débarrassée de sa protection, présentait des marques de brûlures aux joints des différentes pièces de la combinaison. Pouvais-je inventer pareils détails ? J’en doutais. Campée sur ses pattes arrières, Soria écarta grand ses antérieurs et inspira profondément avant de lâcher un soupir de contentement.
— Bienvenue chez nous !
Je tiquai à cette idée et mon amie le remarqua aussitôt.
— Plus de règles, plus de lumycètes. On peut faire ce qu’on veut, vivre comme on l’entend, sans protection, sans brûlures ! Je suis certaine qu’en restant ici, tu guériras vite.
— Mais nous n’avons pas le droit d’agir de la sorte.
L’incompréhension que je lus dans le regard de la musaraigne me convainquit d’expliquer cette réflexion qui m’avait échappé.
— Nous n’avons pas le droit de garder cet endroit pour nous. Les gens de Baikler doivent savoir qu’un tel lieu existe.
— Alors ils nous imposeront leurs règles ici ! Et tout recommencera ! Ils voudront que tu les guides groupe par groupe jusqu’ici et ensuite il faudra faire de même avec les autres cités. Regarde-toi. Ils te feront travailler jusqu’à ce que tu en meures ! Reste ici, avec moi. Il y a sans doute d’autres créatures par ici. On se fera de nouveaux amis, des gens qui ne sauront rien de mes punitions ou de tes capacités !
La gorge nouée, je secouai la tête.
— Baikler est condamnée sans moi. Je dois les prévenir, leur proposer de venir vivre ici.
L’expression de Soria s’assombrit soudain et elle recula de deux pas en direction de l’infini coloré.
— Je n’y retournerai pas, je t’ai prévenue. Même si je le pouvais, je sais très bien comment ça finirait. Les adultes ne me croiraient pas et ils m’enfermeraient à nouveau. C’est ce qu’il va t’arriver : ils ne te croiront pas et ils te remettront cette horrible chaîne !
Un frisson me parcourut à cette idée. La surprise que j’avais éprouvée de pouvoir tant m’éloigner me saisit à nouveau et le poids glacé à ma cheville se fit plus imposant tout à coup. Souvenir cruel ou rappel de la réalité ? Je n’en étais plus certaine. Je déglutis à grand peine.
— Cela n’arrivera pas.
Mon ton pitoyable ne trompa personne.
— Je dois les prévenir, c’est mon devoir en tant que gardienne. S’ils ne veulent pas me suivre, alors je reviendrai seule.
Peine et peur illuminèrent le regard de mon amie, néanmoins ma décision était prise, elle le savait. Finalement, elle hocha la tête.
— Dans ce cas, j’attendrai ici ton retour.
J’acquiesçai et lui souris une dernière fois avant de m’en retourner vers l’obscurité.
— Clarence !
Après une brève hésitation, je me retournai à cet appel ému. Soria s’était avancée dans ma direction.
— Tu n’es pas un outil à leur service et j’existe vraiment. Tu es mon amie. Ne les laisse pas te convaincre du contraire à nouveau !
Avec une moue amusée, j’approuvai.
— C’est promis.
Le temps s’écoulait étrangement à la surface. La course de la grande lueur dans le ciel ainsi que les successions de jours et de nuits, comme dans les histoires d’autrefois, rendaient tout plus bref, plus précipité. Baikler vivait en décalage, en revanche battait-elle au même rythme ? Plusieurs cycles s’étaient écoulés depuis le départ de Clarence, mais combien de cloches cela représentait-il en bas ? Mon amie était-elle vraiment partie depuis si longtemps ou attendait-elle encore l’ouverture de la porte avec la sortie de l’équipe ? Marko et les autres la croiraient-ils ? Le reste de Baikler l’écouterait-il ? J’avais envie d’y croire, d’imaginer mes frères et sœurs découvrant la surface, la mine de mes parents lorsqu’ils apprendraient que c’était moi qui avais découvert cet endroit…
Pourtant, plus les jours passaient, moins je parvenais à préserver cet espoir. En dehors du rythme propre à chacun des deux mondes à la frontière desquels je patientais sans relâche, la faim et la soif, impérieuses, ne pouvaient mentir quant à ma longue attente. J’avais confiance en Clarence, en sa sincérité lors de son départ, toutefois je la savais aussi effrayée à l’idée de quitter son poste, d’abandonner Baikler. Malgré ce que ses habitants lui avaient fait, elle demeurait en son cœur la gardienne de la cité. Que ferait-elle si les adultes refusaient de l’écouter ? Si quelques citadins décidaient de rester à Baikler ? Reviendrait-elle vers moi, comme elle l’avait promis, ou cèderait-elle au devoir ?
Jour, nuit, jour, nuit… Toujours aucun signe de Clarence. Elle ne reviendrait pas, je le savais, mais j’avais tant de mal à l’accepter. L’espoir demeurait malgré tout, malgré les signes évidents. Accepter qu’elle ne reviendrait pas ouvrait la porte à bien trop d’interrogations. Restait-elle à Baikler de son plein gré ? L’avait-on à nouveau enchaînée et punie à son retour ? L’avait-on convaincue que notre escapade n’était qu’un rêve, une hallucination ? Était-elle blessée ou perdue quelque part ? Je bouillais d’envie d’entreprendre une dernière fois le voyage jusqu’à Baikler, de m’assurer qu’où qu’elle fût, Clarence y était volontairement, de lui venir en aide dans le cas contraire. Mon filtre était abîmé, néanmoins peut-être tiendrait-il encore le temps d’un trajet… Il me faudrait en revanche en voler un autre afin de revenir à la surface avec Clarence. C’était risqué, cependant si cela pouvait sauver mon amie, sans doute devais-je le tenter… Pourtant, à ma plus grande honte, il me fallait le reconnaître : j’étais terrifiée à l’idée de m’approcher une fois de plus de la cité. Prévenue par l’annonce de Clarence, ou son absence si elle s’était égarée, l’équipe serait sur le qui-vive. Y retourner, c’était prendre le risque bien trop grand d’être surprise une fois de plus. D’un autre côté, imaginer mon amie enchaînée à nouveau me rendait malade. Incapable de l’abandonner, incapable de la rejoindre, l’immobilisme même de l’attente m’était insoutenable désormais. Égrenant chaque seconde d’incertitude en enchaînant les cent pas à la frontière de nos mondes, je pesais les solutions dans une balance qui refusait de pencher en une quelconque faveur. Abandonner mon amie au profit de ce territoire qui s’annonçait déjà au-delà de mes rêves les plus fous ? Retourner à Baikler, prendre le risque d’être capturée, avalée à l’intérieur de ses murs, digérée jusqu’à oublier tout espoir ? Choisir m’apparaissait aussi insurmontable que de me plier à l’une ou l’autre. Or, je ne pouvais simplement attendre là jusqu’à la fin des temps, j’en avais conscience. Clarence avait fait son choix en revenant sur nos pas, je devais faire le mien. Encore une journée… Encore un jour, pour m’assurer que la salamandre n’était pas sur le retour, puis je trancherais ! Ce fut là la promesse que je formulai.
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