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Chapitre 1

Elodie

Ça a commencé il y a deux ans. Il y a deux ans, le frère de mon beau-père et son fils sont arrivés dans l’appartement. Léo est entré dans ma vie. Et son calvaire a commencé.

A l’époque il était en seconde, j’étais en troisième. Il était déjà grand et fin, mais ses cheveux blonds étaient courts. Ses yeux couleur caramel étaient déjà tristes. Mais pas comme aujourd’hui. Il avait perdu sa mère. Il s’était retrouvé seul avec son père, Jérémy, qui ne savait pas quoi faire de sa vie ni de son fils de quinze ans. Il avait débarqué chez son grand frère. Et au final, il s’était installé. Léo avait pris la chambre d’amis, Jérémy dormait dans le salon, ou alors découchait. Il n’était pas souvent là, travaillait en horaires décalés, rencontrait des femmes. Il était gentil mais inexistant. Et il ne savait pas s’occuper de Léo. Parfois il lui donnait de l’argent. C’était comme ça que Léo avait pu s’acheter un ordinateur et faire réparer la guitare de sa mère. Je crois que c’était ce qu’il possédait de plus précieux.

Le premier matin de son arrivée, il avait cours à 8h et moi aussi, même si on n’était pas dans le même établissement. On s’était retrouvé dans la cuisine, adolescents un peu intimidés l’un par l’autre. Perdus dans un appartement un peu délabré, au milieu d’adultes toxiques. Ma mère avait commencé à être aussi absente que Jérémy, avec son travail de routier. Seul restait mon beau-père et l’oncle de Léo : notre cauchemar à tous les deux. Guy. Violent et malsain. Moi il m’insultait régulièrement, me giflait occasionnellement. Mais il a tout de suite détesté Léo. Plus Léo grandissait, plus sa beauté fragile se révélait : il aimait la littérature, la musique, écrivait, composait. Plus Guy le haïssait. Et plus il devenait violent. Ça a commencé comme avec moi, des gifles et des insultes. Mais régulièrement, ça devenait extrême.

On sait tous que Guy le mettra dehors quand il sera majeur. J’espère juste qu’il tiendra jusque-là.

C’est le printemps bientôt. On sort enfin de l’hiver. Léo est en terminale, il veut aller en fac de lettres. Il travaille au noir dans la cuisine d’un petit restaurant pour gagner de l’argent. Dans six mois, il quittera l’appartement et devra trouver un logement. Je ne m’imagine pas vivre sans lui. Je crois que je n’en suis plus capable.

Aujourd’hui, je termine tard : j’ai arts appliqués jusqu’à dix-huit heures et je traîne avant de rentrer. J’ai discuté avec la prof, Mme D. avant de quitter le lycée. Heureusement qu’elle est là. Elle est gentille. Et belle. Et intelligente. Et… compréhensive. Elle comprend toujours tout alors que je ne lui bredouille que des morceaux de ce qui se passe. Elle ne juge pas. Elle écoute et elle essaie de me rassurer.

On est lundi, Guy va partir à sa soirée poker. On sera tranquille avec Léo et je passe acheter des nouilles instantanées pour le dîner. Mais je suis à peine arrivée sur le palier que j’entends les hurlements de Guy. Je me précipite dans le salon, et là, sur le tapis, Léo est recroquevillé par terre, ses longs cheveux fins sont emmêlés de sang. Guy est une force de la nature et Léo est plutôt frêle, il ne peut pas rivaliser. Et on sait tous les deux qu’il vaut mieux qu’il ne se défende pas. Mais je crois que là, il va l’étouffer. J’appelle Jérémy, qui pour une fois était là, je le sors de la salle de bains pour le tirer jusque dans le salon. Guy est debout sur le dos de Léo. J’étouffe presque autant que lui, par la peur qu’il lui casse quelque chose. Apercevant son frère, Guy descend de son perchoir en ricanant et va s’ouvrir une bière en cuisine. Jérémy ramasse son fils qui le repousse en titubant et va s’enfermer dans sa chambre. Il a installé un verrou dès son arrivée. Ça lui permet d’être un peu en sécurité quelque part dans l’appartement.

Je le laisse un peu puis j’irai le voir. Je me douche rapidement, enfile un short et un tee-shirt, puis prépare un sac : les nouilles que je fais chauffer au micro-ondes, de l’eau, le kit de pharmacie, et Lolita, mon ancien doudou. Je gratte à la porte de Léo, et chuchote : « C’est moi, Elo ». J’entends le verrou, la porte s’ouvre brutalement, un bras m’attrape, puis porte et verrou sont de nouveaux fermés.

Léo s’asseoit sur son lit. Il a des marques autour du cou et du sang sur le visage. Je sais qu’il y a d’autres plaies sous son tee-shirt. Je lui souris : Dîner ou bandages ? Ses yeux tristes s’illuminent quand il me regarde : j’ai faim, on commence par manger. Je m’installe en face de lui sur la couette, et sors les deux bols de ramen ainsi que des fourchettes et les éco cup que je balade toujours d’une chambre à l’autre. Léo met de la musique, un rock assez doux, qui tire un peu sur la country. Pendant une vingtaine de minutes, tout est effacé : Guy, la violence. Il n’y a que nous deux et la douceur qu’on arrive à créer quand on est ensemble. Je lui raconte Mme D. et la planche de BD que j’essaie de dessiner. Il me parle de ses cours de philo et de littérature sur les limites de l’humain. Les nouilles, la musique et discuter de ce qu’on aime faire, c’est notre bulle à tous les deux. Ses yeux sont presque un peu dorés, c’est signe qu’il se sent mieux, et c’est même avec un sourire qu’il m’agite le kit à pharmacie sous les yeux.

Je regarde son cou : il a essayé de t’étrangler ? Léo hausse les épaules. Je ne sais pas trop ce qu’il a fait : je crois qu’il a voulu m’immobiliser en m’attachant, mais ça a dégénéré. – Tu crois ?

Je désinfecte et nettoie son arcade sourcilière et la marque qui lui balafre la joue. J’essaie d’être la plus douce et légère possible. J’ai les doigts froids, je les pose à peine sur sa peau. Je ne peux rien faire pour son cou, et j’attends qu’il enlève son tee-shirt. Sa peau est marbrée de coups plus ou moins récents. De ceinture. De poing.

- Fais voir ton dos.

Une partie de son dos est violet, en bas, près de l’élastique de son short de pyjama. Mais il n’y a ni sang, ni cassure apparente. Je ne peux pas m’empêcher de passer mes doigts sur la peau blanche de ses omoplates. Il y a un endroit intact. Comme un souvenir de sa vie passée. Peut-être comme un espoir pour l’avenir. Léo frissonne et s’allonge sur son lit. Tu dors avec moi ? Il y a encore une étincelle de doute dans ses yeux. Je hoche la tête et m’allonge près de lui. Je pose Lolita à côté de nous. On entend Guy dans le couloir. Visiblement il me cherche. Léo éteint la lampe et on reste dans la pénombre de sa chambre, avec pour seul éclairage la lumière du réverbère de la rue qui traverse les stores. Quand Guy réalise que je suis dans la chambre de Léo, les insultes fusent. Chacun de nous a un geste pour l’autre : Léo veut m’empêcher d’aggraver mon cas en répondant, posant ses doigts sur mes lèvres ; je veux le protéger et me rapproche de lui. Quand Jérémy dit à son frère de nous laisser dormir, j’embrasse les doigts de Léo et lui pose sa tête sur ma poitrine. On s’endort ainsi, enlacés, comme souvent.


Texte publié par Queen_E, 30 mai 2022 à 11h38
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