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Du haut du promontoire, la reine Valendra contemplait l'affrontement entre ses armées et les envahisseurs venus de l'Est. Les deux marées humaines, de gueule et de bronze pour Sabbaon, d'azur et d'acier pour Eurdyth, s'étaient écrasées l'une contre l'autre, avant de fusionner en une mêlée confuse où il était dur de repérer la moindre stratégie. A l'horizon, le soleil descendait sur le Labyrinthe des Géants, un dédale dont les roches dressées ressemblaient aux ossements de créatures titanesques. Une lueur d'or rose ensanglantait le soir, présage funeste des heures difficiles à venir...

* * *

« Votre Majesté ? » murmura Assari à l'attention de sa souveraine.

Valendra se tourna vers sa conseillère, toisant la mince jeune femme d'un regard hautain.

« Ne pensez-vous pas qu'il serait temps de rallier vos troupes en les haranguant ? »

Le regard de la reine s'absenta un moment ; finalement, elle serra brièvement les lèvres avant de déclarer :

« Tu as raison. C'est ce que je devrais faire. Fais venir ma garde. »

— Oui, Votre Majesté. Peut-être que je peux aussi appeler votre mage : nous aurons besoin de lui pour amplifier votre voix.

— Oui... C'est très bien. Allez ! Pendant ce temps, je vais aller me changer pour paraître devant mes troupes. »

D'un geste de la main, Valendra l'envoya remplir sa mission. Elle n'eut pas à attendre bien longtemps : quatre hommes en cuirasse, armés d'épées et de longues lances, vinrent l'entourer pour la guider vers sa tente, un chapiteau rouge frappé du phénix d'Eurdyth. Assari la suivi docilement, les yeux baissés vers le sol, tandis que du lointain leur parvenait la rumeur des combats.

L'intérieur de la tente ressemblait plus à la chambre d'un palais confortable qu'à un campement de campagne : d'épais tapis aux motifs colorés couvraient le sol, des tentures isolaient le précieux bureau marqueté de la couche aux draps de soie, et du petit cabinet de toilette où avait été déposée une baignoire de métal précieux. Deux servantes vêtues de longues tuniques immaculées s’approchèrent de la reine pour lui ôter son manteau de laine azur bordé de fourrure blanche, puis sa simple robe de lin brodé d'entrelacs argentés, pour le remplacer par une tenue de cuir outremer.

Valendra contemplait avec fascination le reflet dans son miroir, celui d'une belle et grande femme aux proportions sculpturales, dont la chevelure acajou était retenue en méandres tressés dansant tout autour de sa tête. Elle leva la main et en effleura la surface, comme si elle semblait étonnée par son image ; puis elle sourit, esquissa quelques poses avantageuses avant de laisser les servantes lui porter une longue cape rouge qu'elles fixèrent à ses épaules.

Une fois prête, elle suivit les gardes jusque sur le promontoire, où l'attendait un homme vêtu d'une longue robe et brandissant un bâton orné d'une sphère scintillante comme un soleil. Son visage mince et grave se détendit quand il la vit enfin arriver :

« Êtes-vous prête, Votre Majesté ? »

Valendra hocha la tête :

« Oui, je pense... Lohan, c'est cela ? »

Elle regarda tout autour d'elle, avant de poursuivre, d'un ton légèrement nerveux :

« Assari n'est plus là ? »

Alors qu'elle cherchait frénétiquement sa conseillère du regard, deux nouveaux gardes s'approchèrent d'elle, encadrant un soldat dont l'uniforme avait été déchiré et souillé de sang. L'homme épuisé tomba à genoux devant sa reine :

« Les choses ne se présentent pas bien, Votre Majesté, les hommes perdent courage... Il n'y a que vous qui pouvez leur redonner du cœur... »

La reine se mordit légèrement la lèvre :

« Je... je vais le faire. Conduisez-le chez les soigneurs...

— Tout de suite, Votre Majesté... »

Le soleil était descendu sur l’horizon et la lumière commençait à baisser. Le ciel se parait de longues écharpes orangées : bientôt, il ferait nuit, et si aucune victoire décisive n'avait lieu avant que la pénombre ne s'installe, tout le nord d'Eurdyth serait mis à feu et à sang par les soudards de Sabbaon.

Valendra fut conduite vers un char tiré par deux magnifiques chevaux noirs ; un des gardes l'aida à monter et prit place à côté d'elle pour prendre les rênes. Lohan et Assari, enfin de retour, s'installèrent à l'arrière. Le véhicule les emporta vers une longue avancée d’où la reine serait parfaitement visible, tout en dominant ses troupes rassemblées par ses généraux.

Quand elle se dressa enfin devant eux, Lohan leva son bâton : la sphère fulmina et une large image de la reine apparut sur l’horizon, tandis qu'elle commençait son discours :

« En ce jour, moi, la reine Valendra d'Eurdyth, a été témoin de votre courage au combat ! Mais pour défaire nos ennemis, il vous faudra sacrifier plus encore ! » tonna sa voix amplifiée par le mage.

Elle marqua une longue pause, les sourcils légèrement froncés, répétant quelques phrases à mi-voix avant de poursuivre :

« Jamais une seule fois je n'ai douté de votre bravoure ! C'est pourquoi vous devez invoquer ce courage qui bouillonne aux tréfonds de votre être pour vous dresser et les repousser loin de nos terres bien aimées ! »

Elle prit une longue inspiration, avant de conclure :

« Je compte sur vous, fidèles soldats ! »

Elle laissa ses derniers mots vibrer dans l'air du soir, avant de faire signe à Lohan. L'image disparut et elle put regagner le char, non sans avoir glissé à l'oreille d'Assari :

« Est-ce que j'étais bien ?

— Très bien, Votre Majesté », répondit la servante d'un ton légèrement blasé.

La reine semblait tout à la fois soulagée et satisfaite.

« Souhaitez-vous assister au combat ? reprit Assari.

—- Non, ça ne sera pas la peine. Merci ! »

La conseillère hocha la tête et déclara gravement :

« Très bien, je pense qu'il est temps pour la reine Valendra d'Eurdyth de goûter un peu de repos... »

Elle baissa la tête et murmura :

« Et à sa servante aussi... »

* * *

« Sarah ? »

La jeune femme se retourna vers le scénariste en chef ; deux habilleuses l'aidaient à se défaire de sa longue tunique et à démêler ses tresses.

« Paul, murmura-t-elle avec résignation. Que souhaitais-tu me dire ? »

Son supérieur regarda pensivement le bout de ses chaussures :

« C'est à propos d'Eurdyth... »

Elle plissa légèrement les paupières, méfiante :

« Il y a un soucis ? »

Paul plaqua sur son visage son habituel sourire de circonstance :

« Non, pas du tout ! Les tests sont très concluants, les participants adorent ! Ce sera un très grand succès... »

Son ton se fit plus grave tandis qu'il poursuivait :

« Pour être tout à fait honnête, c'est toi qui m'inquiète. Tu n'es pas toute à ce que tu fais... »

Il tira une chaise pour s’asseoir à côté d'elle, indifférent au fait que la jeune femme n'était vêtue que d'une légère sous-robe :

« Tu devrais être... plus enthousiaste. Plus investie. Après tout, c'est ta création, Eurdyth... Ton bébé ! Et là, on a presque l'impression que c'est un fardeau pour toi ! Qu'est-ce qui ne va pas ? »

Elle poussa un long soupir : elle aurait presque pu se laisser piéger par son expression inquiète et attentive. Il lui suffisait cependant de contempler son combi-costume dernier cri et ses cheveux séricifiés pour réaliser qu'il n'était intéressé que par son profit et sa commission.

« Et avoue également que notre testeuse est exceptionnelle. Elle habite la personnalité de Valendra à la perfection. Et ses retours sont absolument parfaits ! Elle a sans cesse de nouvelles idées sur l'évolution du concept, tu devrais en prendre de la graine ! »

La « testeuse » n'interprétait qu'un des cinquante rôles d'essai d'Eurdyth. Le reste de la population était constitué de figurants ou de créations soit holographiques soit animatroniques. Destinées Secondes avait décidé de créer des personnages de niveaux différents qui à terme, serait « vendus » à des tarifs proportionnels à leur importance dans la trame de l'histoire. Inutile de dire que le rôle de Valendra serait monnayé très cher.

Sarah passa les mains dans sa longue chevelure châtain, à présent libre. Comment expliquer à Paul que leur testeuse avait exactement les mêmes idées qu'elle, et qu'elle les proposait avant même que Sarah ait pu les formuler ?

« Si j'ai un conseil à te donner, poursuivit son supérieur d'un ton fraternel, va dans sa direction. C'est ta position chez nous qui est en jeu. Tu n'auras pas d'autres opportunités. »

Il ne finit pas sa phrase, mais Sarah savait ce qui allait venir...

« C'est une très bonne filière pour les gens comme toi... »

… Les écrivains ratés.

Mais cette fois, il ne le dit pas, et la jeune femme lui en fut vaguement reconnaissante. Elle savait qu'elle avait eu de la chance et que ce poste de scénariste à Destinées Secondes était la meilleure chose qui avait pu lui arriver. Les Mondes Secondaires étaient devenus de plus en plus populaires au fil des années, éclipsant toute autre forme d'évasion, telles les réalités virtuelles.

Ces dernières avaient pourtant profondément évolué au fil des années. Dans leurs formes les plus évoluées, des implants spéciaux stimulaient directement les zones de perception du cerveau, permettant d'offrir un panel total de sensations, au-delà de la vision et de l’audition : le goût, le toucher, l'odorat... Mais étrangement, les expériences ne s'étaient pas révélées satisfaisantes à cent pour cent. Une petite part de l'esprit demeurait conscient que ce n'était pas la réalité, ce qui gâchait l'aspect purement immersif de l'expérience. Une accoutumance se créait et une certaine indifférence faisait place au sursaut d'adrénaline que ces expériences extrêmes auraient dû susciter.

Un certain nombre de spécialistes des loisirs avaient donc choisi de revenir à la bonne vieille formule des expériences directes, qui avaient jadis été expérimentées dans les fêtes foraines, les parcs à thèmes et les aventures semi-réelles : ils n’avaient pas lésiné sur les moyens pour créer les Mondes Secondaires, de véritables écosystèmes sous globes contenant des univers artificiels totalement recréés, où se mêlaient le tangible des bâtiments, des plantes, des habitants et des animaux les plus courants, et des éléments d'animatronique et de de réalité virtuelle qui permettaient de prendre en charge ce qu'il n'était pas possible de recréer dans la réalité, comme la grande bataille entre les troupes d'Eurdyth et de Sabbaon ou les couchers de soleil à l'horizon.

En tant que scénariste, Sarah avait été chargée non seulement de concevoir les bases de ces mondes, mais de les peupler de personnages et d'inventer les trames d'histoires dans lesquelles les clients se plongeraient le moment venu. Destinées Secondes avait pensé que dans ces années 2050, la fantasy épique qui avaient été tellement en vogue dans la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe n'avait plus rien d'attractif. Aussi les cadres de la société avaient-ils été surpris en découvrant que beaucoup de clients potentiels en faisaient la demande. Ils avaient eu du mal à dénicher un auteur qui s’y adonnait encore : la découverte de Sarah avait été providentielle.

La jeune femme avait accepté avec soulagement : combien de métiers donnaient l'opportunité de s'adonner à sa passion, et de voir vivre sous ses yeux les univers que l'on concevait ? Mais au même temps, elle devait renoncer à tous ses droits d'auteur sur ce qu'elle mettait en place pour Destinées Secondes. Elle faisait de son mieux pour ne pas y recycler tous ses projets littéraires, ne retenant que quelques idées éparses, quelques grandes lignes et quelques modèles de personnages... Elle ne voulait pas encore renoncer à pouvoir devenir un jour un auteur connu et reconnu. Elle espérait que si Eurdyth rencontrait le succès, elle pourrait bénéficier de la popularité de l'attraction pour pouvoir lancer une ligne de romans... pourquoi pas sous la franchise de Destinées Secondes ?

Un rêve innocent s'il en était, même si elle savait qu'il ne servait pas à grand chose d'espérer : si Destinées Secondes partait dans cette voie, la société préférerait sans doute employer un auteur déjà célèbre, même peu coutumier du genre, afin de mieux tabler sur les effets d’annonce.

Paul se méprit en la voyant s’absenter ainsi :

« Allons, ne t'inquiète pas, il n'y a rien de grave ! Et souviens-toi de bien écouter la testeuse : elle a de magnifiques idées ! »

Il lui adressa un clin d’œil avant de se retirer. Sarah le suivit du regard, ne sachant si elle devait rire ou pleurer.

* * *

La prochaine session d'Eurdyth se déroulait le lendemain matin. Sarah avait de plus en plus de difficultés à endosser la défroque d'Assari, la discrète conseillère qui se faisait voler jusqu'à ses fonctions par une « reine » de pacotille. Elle soupira et rejoignit la pièce où la testeuse se faisait habiller. Sarah ignorait jusqu'au nom de cette femme ; elle était en train d'endosser une tenue somptueuse de fin lainage brodé et de cuir fauve, sous une cote de maille d'un métal bleu d'une légèreté arachnéenne. Un cercle ouvragé retenait ses cheveux tressés. Une fois qu'elle fut prête, les habilleuses reculèrent pour laisser les cameras 3D la prendre sous tous les angles : dans la réalité : elle n'avait pas vraiment l'allure sculpturale de la reine Valendra, mais chaque miroir, chaque surface réfléchissante qu'elle croiserait lui rendrait l’image d'une divine créature, manipulée et rectifiée par l'ordinateur.

Une fois les prises de vues terminées, la testeuse sourit avec ravissement à la jeune femme et vint la prendre familièrement par les épaules :

« Ecoutez, Sarah, j'ai eu une merveilleuse idée : je vais moi-même mener l'assaut contre Sabbaon. Même si mes troupes reprendront l'avantage, je me verrai encerclée par l'ennemi, mais je serai alors projetée dans un royaume souterrain, celui des Cavernes de Cristal... Qu'en pensez-vous... ? »

Elle inclina la tête sur le côté :

« Je sais que cette partie de l'univers existe, monsieur Martin me l'a confirmé. »

Elle tourna un regard brillant vers Paul, qui se tenait à l'entrée de la pièce, un sourire aux lèvres. Sarah serra les poings : elle avait imaginé la découverte du royaume de Cristal par la reine Valendra exactement de cette façon, une des péripéties tirées de la saga qu'elle avait écrite, Les Mille Périls d'Edryll. Personne n'avait jamais lu le fichier natif : comment la testeuse avait-elle pu concevoir exactement les mêmes idées dans la conduite de l'intrigue, pas seulement cette fois-ci, mais de façon étrangement répétitive ?

« Eh bien, si cette idée est merveilleuse, vous n'avez pas besoin de mon avis ! J'ai justement les lignes secondaires du scénario à peaufiner », déclara-t-elle d'un ton pincé avant de tourner les talons.

Elle n’entendit que vaguement Paul l'appeler, la suppliant de ne pas prendre les choses autant à cœur. Elle venait de se rappeler qu'elle n’était pas la seule à avoir connaissance des Périls. Il fallait à tout prix qu'elle parvienne à tirer les choses au clair. Au lieu de regagner son bureau, comme elle l'avait laissé penser à son supérieur, elle se dirigea vers la sortie des studios pour prendre le tube-navette vers le centre-ville.

Elle connaissait l'adresse par cœur : même si l'essentiel des transactions en tout domaine avaient lieu par le réseau, rien ne remplaçait, parfois, la confrontation directe. Elle s'était rendue une bonne dizaine de fois durant les deux années précédentes au siège des éditions Illusyom.

Les récits écrits étaient devenu un genre marginal pendant plus d'un siècle, lorsque les innovations technologiques avaient permis la visualisation, voire l'expérimentation directe de ce qui par le passé ne pouvait être que décrit. Mais il y avait eu un regain d'intérêt pour les « canevas imaginatifs » que représentaient les récits écrits, quand la population avait fini se blaser même de ce « nouveau monde » qui n'en était plus vraiment un. Les histoires permettant aux lecteurs de s'évader et de stimuler leur imagination avaient recouvré une popularité certaine. La lecture était devenue une activité prisée, essentiellement des milieux les plus aisés et cultivés. Un fait que Destinées Secondes n'avait pas pu ignorer : la société offrait précisément aux clients les univers qu'ils avaient appris à connaître et apprécier par ce biais.

Lorsqu'elle avait envoyé son numescrit à Illusyom, elle avait été certaine que son œuvre serait reconnue à sa juste valeur et que l'éditeur la recontacterait rapidement. Elle était persuadée que Les Mille Périls d'Edryll et leur héroïne, la reine-guerrière Ellandria, rencontreraient les faveurs des professionnels comme du public. Elle n'était certes pas le seul auteur à avoir fait preuve d'autant de naïveté : elle avait attendu de longs mois sans recevoir la moindre réponse ; durant cette période, Destinées Secondes avait apprécié son profil et lui avait offert son emploi.

Même si cette perspective avait éclairci sa vie, elle n'avait pas perdu de vue ses rêves de publication : quand tous ses messages étaient restés sans réponse, elle avait choisi de se rendre directement au siège – tout en étant vaguement étonnée de découvrir qu'il en existait un, à l'heure où tant de sociétés étaient devenues totalement immatérielles. C’était un grand immeuble argenté, qui empruntait la forme d'un livre ancien en position ouverte, avec des fenêtres alignées comme des caractères sur les pages de ses murs. Elle y avait été reçue par une hôtesse en chair en os, qui l'avait poliment mais fermement dirigée vers une assistante harassée ; cette dernière l'avait reçue exactement six minutes et quatre-trois secondes, pour lui expliquer qu'un nombre sans cesse croissant de numescrits parvenait à Illusyom et qu'il était normal de devoir attendre un peu.

Depuis, chacune de ses visites s'était soldée de la même manière... Au fil du temps, elle avait fini par se résigner : après tout, il n'y avait pas eu de rejet définitif. Elle pouvait encore espérer...

Sans doute avait-elle eu tort, d’une certaine manière, d'insuffler autant de ses idées dans la création d'Eurdyth : la reine guerrière, les deux royaumes opposés, les péripéties à travers les univers secrets... Mais elle avait été persuadée que cela ne constituait pas le cœur et l'âme de son œuvre, qu'il n'y avait aucun mal...

Mais à présent, les suggestions répétées de la testeuse lui faisait soupçonner qu'on l'avait tout bonnement utilisée. En présentant son numescrit à Illusyom, elle s'était engagée à ne l'envoyer à aucun autre éditeur, tant qu'elle n'aurait pas reçu de refus en bonne et due forme : la société s'était ainsi assurée un accès exclusif à ses idées.

Quand Sarah posa le pied sur le trottoir de l'immeuble, c'était avec la ferme intention de ne pas s'en laisser conter : elle mettrait Illusyom en face de ses responsabilités. Elle avait avec elle tout le scénario de l'épopée d'Eurdyth, avec les différentes péripéties et les ajouts de la testeuse. Elle n'aurait aucun mal à prouver qu'il y avait eu des fuites ; elle menacerait de les traîner en justice, et parviendrait peut-être à leur arracher la publication de son œuvre. Certes, une petite part d'elle-même lui soufflait qu'elle se berçait d'illusion, qu'elle ne faisait pas le poids face aux hordes d'avocats que ne pouvait manquer d'entretenir Illusyom, et que cela pourrait même lui coûter sa place à Destinées Secondes. Mais il était toujours permis d'espérer : peut-être souhaiteraient-ils éviter un sandale...

Elle pénétra dans un vaste hall au dallage autolumnescent ; l'hôtesse blasée se trouvait toujours derrière son guichet, posant sur elle son regard terne et résigné qui signifiait clairement : « Encore vous ? »

Elle s'approchait du comptoir quand quelque chose attira son attention : juste à côté, un espace holographique diffusait des images d'une personne étrangement familière. Elle paraissait bien plus ordinaire sans les tenues glorieuses de la reine Valendra, mais elle demeurait clairement reconnaissable : il s'agissait bien de la testeuse ! Prise d'un terrible soupçon, elle se tourna vers l'hôtesse :

« Pouvez-vous me dire qui est cette femme ? »

L'employée lança un coup d’œil vers l'holoprojecteur :

« Elle ? Vous ne la connaissez pas ? C'est Emi Adam, notre auteur vedette ! »

Sarah sentit son cœur se serrer douloureusement :

« Non, balbutia-t-elle. Je ne savais pas...

— Vous ne devez pas prêter attention à grand chose. Elle participe actuellement à la création d'un monde artificiel. Elle joue le rôle de l'héroïne... On se demande pourquoi, ajouta-t-elle avec mesquinerie. Mais en tout cas, une chose est sûre, ça va faire une sacrée pub pour eux comme pour nous... »

Sarah cligna des yeux ; en tant qu'auteur, elle avait assez d'imagination pour supposer le pire :

« Que voulez-vous dire ? 

— Qu'elle détiendra les droits exclusifs pour écrire les romans dérivés de son aventure à Destinées Secondes... »

Si l'un des énormes globes contenant les univers artificiels s'était soudain effondré autour d'elle, Sarah ne se serait pas sentie plus anéantie. Elle avala difficilement sa salive.

« Vous vouliez quelque chose, au fait ? » demanda l'hôtesse, involontairement impitoyable – même si à n'en pas douter, elle l'aurait été tout autant si elle avait su les ravages qu'elle venait de provoquer.

« Non, rien... Merci ! » souffla Sarah avant de se diriger vers la sortie.

* * *

Le reste de la journée s'était déroulé comme un rêve – pas tout à fait un cauchemar, mais pas le plus beau des songes ; un étrange sentiment d’irréalité accompagnait Sarah heure après heure. Elle était revenue à son bureau, mais au lieu de travailler sur les trames secondaires comme elle l'avait annoncé, elle s’était plongée dans l'histoire principale d'Eurdyth : elle avait patiemment réécrit des parties entières, creusant de nouveau l’histoire de Valendra et de son royaume. Elle avait ensuite vérifié attentivement quand Paul prenait sa semaine annuelle de vacances : elle n'avait que quinze jours à attendre. D'ici là, elle pouvait arriver à un point du scénario où elle opérerait la substitution de trames.

Sarah était sérieuse, inoffensive aux yeux de tous. On lui avait laissé bien souvent la main sur la direction des équipes, accessoiristes, infographistes, décorateurs... Et elle allait en user sans vergogne.

Elle tapait sur son ordinateur privé qu'elle avait coupé des réseaux, directement au clavier, sans passer par les commandes vocales. Les mots s'alignaient, les uns après les autres, remplis de hargne et de rancœur. Lorsque Paul n'était pas là pour éventer le scénario d'Eurdyth, la testeuse n'était pas au courant des rebondissements de l'histoire : mais elle ne s'en inquiétait pas vraiment, puisqu'elle savait que ses remarques seraient respectées et qu'elle resterait l'héroïne, au détriment des autres testeurs bien souvent réduits aux rôles de faire-valoir et de figurants. Il était temps que cela cesse...

Et Sarah continuait d'écrire, encore et encore...

* * *

Quand le bon moment fut arrivé, Sarah réunit les équipes dans la salle de conférence :

« J'ai une nouvelle à vous annoncer. Nous avons décidé de changer des éléments clefs de l'histoire. Ce qui permettra de tester de nouvelles voies bien plus intéressantes... Je ne veux pas que vous soyez étonnés. Paul nous demande de montrer toujours plus d'audace : c'est ce que nous allons faire ! »

Elle leur adressa un sourire qu'elle espérait convainquant. Un léger brouhaha flotta un moment dans la salle, plus intéressé que réprobateur. Personne ne remit en doute ses paroles : personne, en près de deux ans, n'avait eu de raison de le faire.

« Peu de changements à opérer : essentiellement dans le rapport des forces sur les champs de bataille. Je dois surtout me coordonner avec les superviseurs des autres rôles : les plus importants en particulier. Si vous voulez bien me retrouver d'ici vingt minutes dans la salle de réunion... »

Tout se déroula à la perfection. Sarah endossa même de nouveau la défroque d'Assari. Elle pénétra dans le monde artificiel d'Euryth avec une conviction renouvelée. Il y aurait sans doute un prix à payer, mais elle était prête à l'assumer...

* * *

La reine Valendra était revenue des Cavernes de Crystal en ramenant avec elle de nouveaux alliés : elle avait su gagner la confiance des habitants du royaume souterrain qui lui témoignaient à présent une loyauté sans faille. Avec ce renfort inespéré, il semblait évident qu'Eurdyth ne pouvait désormais qu'être victorieuse sur le cruel empire de Sabbaon. Elle se tenait sur le promontoire, le cœur battant, observant la dernière bataille : il était clair, en voyant la masse des troupes en bleu, que les soldats rouges de Sabbaon n'avaient pour ainsi dire aucune chance...

Mais les choses ne tournèrent pas comme prévu : l’Empire avait dissimulé une partie de ses troupes et ce renfort inattendu s'abattit brusquement sur les forces conjointes d'Eurdyth et des Cavernes de Cristal. Les conséquences de ce guet-apens furent dévastatrices : bientôt, la retraite apparut comme la seule solution possible...

* * *

Décomposée, la reine Valendra se tourna vers sa servante et conseillère :

« Assari... Qu'est-ce que ça signifie ? »

Sa voix choquée montait vers les aigus, avec une légère pointe de panique particulièrement douce aux oreilles de Sarah. Elle se fit un plaisir de ne pas sortir du jeu :

« Votre Majesté... On ne sait jamais ce que le destin peut réserver, fit-elle d'un ton serein. C’est dans l'adversité qu'apparaissent les plus grands souverains. »

La reine secoua la tête :

« Mais... ça ne devait pas se passer comme ça, glapit-elle. Vous le savez... »

Mais elle ne devait pas aller plus loin. Evense et Ossana, ses deux généraux principaux, venaient de se présenter, la mine défaite.

Evense, un homme mince et distingué aux cheveux gris, s'inclina avant de déclarer :

« Votre Majesté... L'Empereur souhaite vous parler.

— L’Empereur de Sabbaon ?

— Je n'en connais pas d'autres, déclara Ossana, une forte femme à l'expression pragmatique.

— Je... je suppose que je n'ai pas le choix, balbutia Valendra, cherchant comme à l'accoutumée l'approbation d'Assari.

— C'est une sage solution, en effet... »

Peu de temps après, entouré de ses gardes, l’Empereur se présenta à la tente de la reine d'Eurdyth : c’était un homme puissant et charismatique, dont la chevelure se répandait sur ses épaules telle une crinière fauve. Son armure de cuir renforcé de plaques de bronze était d'un rouge sanglant, qui répondaient aux reflets rubis dans son regard. Il s'avança vers la reine et plaça les deux mains sur ses épaules :

« Voilà qui est bien joué, ma sœur ! Nous pouvons à présent arrêter cette mascarade !

— De quoi voulez-vous parler ? couina Valendra en se dégageant brusquement.

— Du fait que tu as toi même trahi tes troupes. Tu les as envoyées dans ce piège... »

Valendra pâlit et regarda tour à tour Assari, Lohan, Evense et Ossana :

« Mais c'est totalement faux ! C'est une calomnie ! Pourquoi aurais-je fait cela ?

— Parce que tu es ma sœur. Tu as usurpé ta position grâce à un sort qui a altéré la mémoire de tous et qui t'a permis de prendre la place de la véritable héritière. »

La testeuse se tordit les mains avec détresse :

« C'est un mensonge. Je m'en souviendrais, si c'était le cas...

— Non, bien sûr ! Tu as fait lancer un sort sur toi-même pour ne pas t'en rappeler et n'éveiller aucun soupçon.

— Il y sans doute moyen de le vérifier », déclara Lohan.

Il leva son bâton, activant un champs holographique courte portée qui donna l'impression qu'en jaillissait une luminescente nuée verte. Aussitôt, l'émetteur dissimulé dans son oreille informa l’interprète du rôle que son sort avait fonctionné, et qu'il avait constaté qu'une illusion couvait les consciences. Elle commençait à lentement se dissiper, et bientôt chacun saurait qui était réellement celle qu’ils avaient si longtemps appelée « Valendra ».

« Cela importe peu maintenant, déclara l'Empereur avec un large sourire. Tu ne sers plus à rien, puisque tu m'as livré Eurdyth. Tu pourras enfin regagner la cour de Sabbaon et te consacrer de nouveau à la broderie. Si tu restes ici, je ne donne pas cher de ta peau... »

Valendra recula, secouant la tête avec incrédulité. Assari sourit : si Ami Adam sortait de son rôle, ne serait-ce qu'une minute, elle risquait de perdre sa fonction de testeuse. Détruisant ses aspirations... et les projets d'Illusyom.

« Je vais envoyer un de mes généraux pour s'occuper d'Eurdyth en attendant que l'annexion soit totale », reprit l'Empereur.

Il se tourna vers les gardes :

« Emmenez ma sœur... »

Les hommes en rouge s’approchèrent de la reine et la saisirent par les épaules :

« Venez, vous allez rentrer chez vous... »

— Non, ça suffit ! »

Elle recula brusquement et toisa Assari :

« C'est de votre faute !: Je sûre que c'est votre œuvre ! Vous êtes la responsable de tout !

— Bien sûr ! Je me souviens à présent que je suis la légitime souveraine d'Eurdyth, fit Sarah d'un ton hautain. Vous ne vous en souvenez plus ? »

Ami serra les poings :

« Vous avez employé votre position de scénariste pour fomenter tout cela ! Vous avez profité de l'absence de monsieur Martin ! Avouez-le !

— Vous déraisonnez. De quoi parlez vous ? Je pense que votre frère devrait vous enfermer.

— Non, je ne déraisonne pas ! »

La testeuse la menaça du doigt :

« Vous êtes jalouse ! Parce que ce n'est pas vous qui allez écrire la saga d'Eurdyth ! Vous ne serez jamais qu'une petite écrivaillonne minable, qui n'atteindra jamais une once de célébrité ! Votre livre n'est qu'un ramassis de clichés...

— Oh... Et comment le savez-vous ? répliqua froidement Sarah. Parce que vous l'avez lu, sans doute ? »

Emi pâlit brutalement :

« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

— De rien... ex-reine Valendra.

— Elle a raison, Choukana, il faut que tu me suives à présent.

— Choukana ?! »

L’Empereur entraîna la testeuse avec lui ; elle hurlait, protestait, se débattait, mais rien n'y fit. Sarah esquissa un doux sourire en réalisant que les autres joueurs s'amusaient follement.

« Votre Majesté, fit Vincense en s'inclinant devant elle, vous êtes notre reine désormais. Je vous propose de trouver refuge chez nos alliés des Cavernes de Cristal. De là, nous organiserons la résistance pour des lendemains meilleurs. »

La scénariste leur sourit avec félicité. Elle savait que les lendemains seraient loin d'être faciles : son poste à Destinées Secondes était perdu, et elle aurait de la chance si elle s'en tirait sans sanction majeure. Mais pour le moment, elle savourait cet instant de gloire passagère qui la voyait sacrée reine et de nouveau maîtresse du destin qu'elle avait écrit.

Une chose était certaine, elle réécrirait les Milles Périls, mais l'histoire changerait de façon radicale. Il était hors de question que la reine guerrière ait désormais toute la gloire. Il serait temps que la discrète conseillère se révèle aux yeux de tous.


Texte publié par Beatrix, 21 mai 2014 à 09h39
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