Samedi 2 octobre 2021 - Makoto
Nous sommes de retour dans la chambre d’hôtel, Manon est assise sur le fauteuil du coin salon pendant que je regarde à travers la baie vitrée. Je frotte mes yeux en soupirant, fatigué mentalement et physiquement. Ses mots résonnent dans ma tête depuis que nous avons quitté la plage, je n’aurais pas dû lui proposer de m’accompagner à Miami, mais pour la première fois, elle a dit ce qu’elle pensait, elle s’est exprimée. Pour cette raison, je ne peux pas totalement regretter de l’avoir emmenée. Je m’approche et m’assois sur la table basse devant elle.
– Manon, je…
– Explique-moi.
– Pose-moi tes questions, j’y répondrais du mieux que je peux.
Elle me regarde droit dans les yeux, je peux aisément y lire la colère, même si elle n’a probablement pas conscience qu’il s’agit de cette émotion. C’est si difficile de la déchiffrer, de discuter avec elle. En cet instant je comprends enfin Norman, je comprends qu’il passe tout son temps hors de la maison, mais ça ne justifie pas pour autant son comportement. Manon n’est pas aveugle, même si elle ne comprend pas, elle voit. Ce qu’il lui faut c’est des personnes qui l’écoutent, qui se soucient de ses réactions, qui l’aident à aller de l’avant. Ces parents veulent qu’elle aille mieux, mais ils ont baissé les bras, je l’ai vu, mais moi je ne l’abandonnerai pas, je l’aiderai du mieux que je peux.
– Pourquoi fais-tu ça ?
– Pourquoi je fais quoi ?
– Makoto !
Je serre les dents. J’ai très bien compris ce qu’elle me demandait, mais si elle veut arriver à s’en sortir, elle doit faire l’effort de poser les mots justes sur ses pensées.
– Je te vois soupirer chaque fois que je te réponds. Je vois ton regard se ternir quand je te réponds. Pourquoi fais-tu ça ? Toi aussi tu penses que je suis un monstre ? Toi aussi tu vas partir et m’ignorer ?
Les larmes roulent sur ses joues et la culpabilité m’envahit. J’aimerais la prendre dans mes bras, lui dire que je suis désolé et que je suis là pour elle, mais je ne peux pas.
– Tu n’es pas un monstre Manon, je ne t’ai jamais vu comme ça.
– Alors quoi ?
– Il faut que tu comprennes que ce n’est pas seulement difficile pour toi. Je sais que tu ne comprends pas le monde, que tu n’arrives pas à lire les personnes qui t’entourent, mais il n’y a pas que pour toi que c’est dur.
– Tu crois que je ne le sais pas ?
– Je pense que tu ne mesures pas réellement la situation.
Son regard noir m’arrête un instant, même si c’est difficile, même si elle ne veut pas l’entendre, je dois lui dire. Manon doit prendre conscience des personnes qui l’aiment et qui veulent l’aider, elle doit arrêter de les repousser. Je ne peux pas la laisser détruire Sue.
– Tu fais l’effort de me répondre quand je te pose une question, mais je vois à tes yeux que tu réponds sans comprendre pourquoi tu le fais. Je ne sais pas comment me comporter avec toi, car quoique je fasse, quoi que je dise, tes réactions sont les mêmes : inexistantes.
Je regarde Manon et comme toujours elle n’a aucune réaction, mais je sais qu’elle comprend ce que je lui dis.
– Si pour moi c’est dur, imagine pour tes parents. As-tu conscience de la douleur que c’est pour eux ? Sais-tu qu’ils ont perdu tout espoir ? Moi je le sais, je le vois dans leurs yeux, je le vois dans leurs comportements.
– Je…
– Je n’ai pas fini !
Manon a un mouvement de recul. J’y vais peut-être trop fort, mais je sature et il est hors de question que nous rentrions sans qu’elle sache tout ce que je pense.
– Tu dois arrêter de te voir comme un monstre, car ce n’est pas le cas. Tu es malade, très bien, mais tu as la possibilité de guérir, tu as la possibilité de t’en sortir. Ce n’est pas le cas de tous les malades. Tu dois arrêter Manon, tu dois arrêter de faire souffrir les personnes qui t’aiment et qui veulent t’aider.
Ses larmes redoublent, mais je ne fais rien pour la consoler. Elle doit comprendre.
– As-tu envie de t’en sortir ?
Le temps semble s’arrêter. Manon ne me regarde pas et je n’arrive pas à voir ses yeux, je ne peux pas voir ce qui se passe en elle.
– Réfléchit à cette question et quand tu auras la réponse, tu seras quoi faire.
Je me lève et vais préparer nos affaires. Nous ne dormons pas ici, j’ai pris la décision de repartir ce soir. Nous avons tous les deux eux notre dose d’émotions pour la journée et après ce que je viens de lui dire, je n’ai pas envie de rester seul avec elle toute la nuit. J’ai besoin de solitude et je pense que Manon a besoin de faire le point, seule.
– Pourquoi tu…tu fais tout ça…pour moi ?
Je m’arrête dans mon geste, je tourne brièvement la tête vers Manon qui essuie ses larmes qui ont arrêté de couler.
– Parce que je…
Parce que quoi ? Pourquoi je veux tellement l’aider ? Est-ce vraiment uniquement pour ma belle-mère ? Je secoue la tête et je me remets à ramasser mes affaires.
– Makoto ?
– Je ne sais pas.
Je finis de ranger mes affaires. Manon prend son sac à dos et nous quittons la chambre d’hôtel.
Le soleil décline devant moi depuis déjà une heure. Manon dort à côté, je baisse un peu la musique pour ne pas la réveiller. Je profite du trajet pour réfléchir et repenser à tout ce que je lui ai dit. J’ai été dur, mais au fond je pense qu’elle avait vraiment besoin d’entendre tout ça. J’espère que maintenant elle fera le nécessaire pour guérir, j’aimerais voir au quotidien la Manon que j’ai vue lors de cette course de rue.
Je soupire en me rappelant la dernière question qu’elle m’a posée. Pourquoi je fais ça pour elle ? Pourquoi je l’aide ? Je n’ai pas su quoi lui répondre. Qu’est-ce que Manon représente pour moi ? J’ai beau y réfléchir, je ne sais pas, je ne peux pas encore mettre des mots sur ce qui me pousse à l’aider.
À peine deux heures plus tard, je gare la voiture devant la maison de son père. Je réveille Manon qui émerge doucement. Nous descendons et nous prenons nos affaires. Nous nous avançons jusqu’à la porte d’entrée qui s’ouvre sur Norman et Sue. Je jure intérieurement, j’aurais peut-être dû prévenir ma belle-mère que j’emmenais sa fille avec moi. Norman nous laisse entrer dans la maison, puis referme la porte en la faisant claquer.
– Vous étiez où ?
– À Miami, j’avais une audition de danse.
Je ne mens pas, ça ne servirait à rien, mais Norman ne me regarde même pas, il est focalisé sur sa fille.
– Manon, j’ai été indulgent envers toi, j’ai laissé passer ton comportement à Cap Canaveral, mais là tu dépasses les bornes ! Tu ne vas pas à ta thérapie de groupe ni à ton rendez-vous avec Charlie pour partir je ne sais où et sans même prévenir ?
Je serre les poings, j’aimerais expliquer la situation à Norman, lui dire que c’était mon idée, que la psychologue de Manon a donné son accord, mais Sue pose sa main sur mon bras et secoue la tête quand je la regarde. Elle a raison, ce n’est pas à moi de m’en mêler. Elle passe devant moi et s’interpose entre son ex-mari et sa fille.
– Ça suffit ! Manon a 21 ans, elle peut bien aller où elle veut si elle le désire.
– Tiens donc ! Maintenant, elle a le droit de faire ce qu’elle veut ?
– Ce n’est pas le moment, Norman ! Makoto a contacté Charlie, elle a donné son accord pour que Manon l’accompagne à Miami. Donc si tu veux t’en prendre à quelqu’un, va donc parler à Charlie.
Le ton de Sue est sec et ça a le mérite de calmer Norman.
– Donne-moi les clés de ta voiture et file dans ta chambre.
– Norman !
– Quoi encore ?
– Laisse là vivre, lève ses trop nombreuses punitions.
Il regarde son ex-femme, pèse le pour et le contre, se tourne vers sa fille et capitule.
– D’accord, je lève tes punitions.
Je souris en coin, puis il reprend.
– Mais je te préviens, au premier dérapage il y aura de graves sanctions.
Mes yeux se posent sur Manon. Elle semble totalement vidée de toute vie, je crois que la soirée a été suffisamment éprouvante pour elle. Je la regarde tourner les talons et partir s’enfermer dans sa chambre en silence.
Norman nous tourne le dos et nous laisse seuls Sue et moi. Elle pose une main sur mon épaule.
– Ça été ?
– Oui.
Je ne lui laisse pas le temps de me questionner plus longuement et rejoins ma chambre.
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