Vendredi 20 août 2021 - Makoto
Aux abords de la capitale, je croise deux voitures qui me font des appels de phares. Je comprends le message lorsque plus loin je vois les gyrophares des voitures de la police. Je ralentis mon allure et m’arrête lorsqu’une policière me fait signe.
– Habari za jioni, leseni ya udereva na karatasi ya gari tafadhali.
– Je ne parle pas swahili.
– Permis de conduire et papiers du véhicule.
Son ton est froid et son visage est fatigué, elle n’a visiblement aucune envie d’être ici. Je lui donne mes papiers qu’elle vérifie et me rend, avant de me laisser reprendre la route vers la capitale.
Je gare la voiture sur le parking de la boîte de nuit et soupire de bonheur. Je venais régulièrement ici avant que mon père me punisse. C’est le seul endroit qui me rappelle Tokyo. Je m’approche du vigile, lui tends un billet et franchis les lourdes portes noires où la musique parvient à mes oreilles. À l’intérieur l’ambiance y est chaleureuse et bienveillante, les lumières tamisées, les corps qui se déhanchent sur la piste de danse me donnent le sourire et me font oublier ma vie dérisoire.
J’avance jusqu’au bar situé sur le côté gauche, commande deux shots de vodka et les bois cul sec. Je rejoins la piste de danse où les meilleurs danseurs de la région bougent en rythme. Je fais signe au DJ, installé en hauteur sur une plateforme. Il me répond par un hochement de tête et quelques secondes plus tard la musique change pour un tempo plus endiablé.
– Faites de la place, Makoto est de retour ! s’exclame le DJ dans son micro.
Un cercle se forme rapidement autour de moi. Je me laisse m’imprégner de la mélodie, puis commence à bouger mon corps en rythme. La danse a toujours été pour moi un exutoire. Elle me permet d’exprimer ce que je n’arrive pas à dire à voix haute. Lorsque je danse, j’oublie que je suis en Afrique, que je suis loin du Japon, loin de ma troupe de danseurs, loin du gang, loin de tout. Quand je danse, je deviens quelqu’un d’autre, je deviens quelque chose d’autre.
La musique se termine et les exclamations de joie retentissent. Une sirène rugit et toutes les personnes présentent donnent de la voix.
– BATTLE DE DANSE ! hurle le DJ dans son micro.
Je lève mon bras au-dessus de ma tête, et crie pour couvrir le bruit de la musique.
– FIGHT !
Une dizaine de danseurs se placent derrière moi tandis qu’un groupe prend place en face de nous. La musique se lance et je fais signe à l’adversaire de commencer. Ils enchaînent des pas dans une synchronisation plutôt médiocre. Les jambes écartées et les mains jointes devant moi, je les observe. Les mouvements du troisième rang sont trop lents et effectués avec un retard d’une demi-seconde sur le tempo. La tonalité de la musique change et nos adversaires se retirent pour nous laisser la place. Je trépide d’impatience, mais nous attendons tous dans un calme absolu, rendant l’autre groupe perplexe. Le rythme s’accélère et comme un seul homme, nous exécutons nos pas. Je sens dans mes veines le bonheur d’être de nouveau ici, de danser, de vivre. Je respire chaque note, chaque pas, jusqu’à devenir la musique.
Le groupe en face pâlit à mesure que nous prenons possession du duel, mais ils lancent un deuxième round. Leur combativité est honorable, mais nous gagnons sans ménagement. La loi de la danse est dure. Les affrontements ne permettent pas seulement de nous confronter, elles nous endurcissent. La victoire au premier essai n’est profitable à personne, contrairement à la défaite. L’échec donne la possibilité de s’améliorer, d’évoluer et de viser plus haut.
La musique se termine et la foule hurle en sautant. Je me sens plus vivant que jamais. Je sais que la danse est la seule chose que je veux faire dans la vie et je m’en donnerais les moyens. Je refuse de rester en Afrique auprès de ma famille.
– P’tain Mak ça fait tellement plaiz de danser à nouveau avec toi ! Tu m’as manqué frère !
Isaac et moi échangeons une accolade.
– Ça fait plaisir d’être de nouveau là !
Je salue le reste de la bande puis rejoins le coin VIP avec mon ami. La troupe lui appartient, je ne suis qu’un vagabond parmi eux. Ils me laissent danser et m’entraîner avec eux du moment que je ne crée pas de problèmes.
Isaac fait signe à un serveur de nous apporter des shots de vodka. Nous trinquons et buvons dans la bonne humeur. Je reste un moment en sa compagnie à discuter de choses diverses et variées. Le simple fait d’être ici me fait du bien et me donne l’impression que le mois dernier n’a été qu’un vague cauchemar. En présence de la foule, j’ai la sensation d’être quelqu’un, d’être vu et traité avec respect. J’avais oublié comme c’était agréable d’être considéré comme un homme…
Quelques heures plus tard, j’avise Isaac de mon départ, et il me salue tandis que je me dirige vers la sortie. Dehors, je croise une femme aux cheveux bruns et bouclés. Je me retourne sur mon passage, tandis qu’elle s’éloigne avec ses amies : j’aurais juré qu’il s’agissait de Maie. Alors que j’amorce le trajet du retour, les souvenirs refont surface, même si je pensais les avoir bien enfouis au fin fond de ma mémoire.
En arrivant en Ouganda, je suis resté plus de six mois enfermé dans la maison sans jamais poser le pied dehors. Un jour, j’ai finalement décidé de sortir en ville. C’est là que j’ai rencontré Maia : elle était dynamique, pétillante, n’avait pas sa langue dans sa poche, et c’était ce qui plaisait. Nous sommes sortis ensemble pendant un an. Je pensais que nous étions amoureux, puis un jour je l’ai surprise dans une ruelle avec un autre homme. À partir de cet instant, ma dernière lueur de joie s’est brisée.
Je chasse ces mauvais souvenirs alors que je gare la voiture dans le garage. Je rejoins la maison le sourire aux lèvres, oubliant de faire preuve de prudence : j’entre à l’instant où mon père actionne la lumière. Je soupire longuement en refermant la porte derrière moi. Son regard noir me transperce de toute part. Je me revois à l’âge de cinq ans, alors qu’il m’avait surpris en train de manger des bonbons en cachette. Il me les avait arrachés des mains, puis m’avait forcé à recracher ceux que j’avais dans la bouche, avant de me donner une fessée. À cet instant, je me sens exactement comme à l’époque.
J’attends qu’il dise quelque chose, qu’il me crie dessus, qu’il me reproche d’avoir désobéi, mais il reste muré dans le silence. Le malaise s’empare de moi et n’ose pas le regarder dans les yeux. Mes mains tremblent sans que je puisse les contrôler. Mon père finit par tendre le bras en direction des escaliers.
– Va dormir.
La surprise me fait hésiter. Je mets quelques secondes avant de réagir, mais mon père me prend le bras alors que mon pied est sur la première marche.
– Ne crois pas t’en sortir si facilement. Demain, toi et moi on aura une petite discussion.
La menace est bien réelle : demain il me fera regretter mon acte de rébellion. Sa main sur mon bras me brûle tandis que nous nous regardons. Il finit par me lâcher et je rejoins ma chambre, toute joie envolée.
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