Vendredi 20 août 2021 - Makoto
Le soleil se lève à l’horizon. À la fin de la journée, la punition donnée par mon père, Tenshi Hashimoto, prendra fin. L’espoir de retrouver mon libre arbitre me donne la force de me lever de mon lit.
Je suis Makoto Hashimoto, j’ai 22 ans et je vis en Ouganda avec mon père, ma belle-mère et ma sœur. Ce n’est pas un choix, je n’aspire pas à une vie en Afrique. Ce pays n’a rien à m’apporter, j’en suis même prisonnier. J’ai le désir d’exprimer mes pensées, de hurler ma frustration. Cependant, je n’y suis pas autorisé. Mon père ne me le permet pas. Il exerce une puissante influence sur moi et je ne suis pas en mesure de me rebeller.
Au-dessus de mon bureau désordonné, des photos sont punaisées sur le mur. Elles sont le reflet des dernières années et d’une vie tant espérée. À mesure que je regarde les clichés de la ville de Tokyo, mon cœur se serre. La douleur fait monter les larmes à mes yeux tandis que mes doigts effleurent la surface lisse du papier, me plongeant dans mes souvenirs. À la nuit tombée, les éclairages extérieurs éblouissaient mes yeux et m’émerveillaient. Je me remémore de l’adrénaline qui se déversait dans mes veines à l’instant où mes pieds quittaient le seuil de la maison. C’était comme si la ville me donnait vie, comme si mon cœur battait au rythme de Tokyo. À présent, je ne suis plus que l’ombre de moi-même.
Mon regard se pose sur une autre photo prise peu de temps avant que je quitte le Japon : je suis entouré de ma troupe de danseurs, le sourire qui illuminait mon visage si lisse fut le dernier. La nostalgie me saisit et une larme roule sur ma joue. Face à ces clichés, je prends conscience qu’une partie de moi a disparu lorsque mon père m’a arraché à mon pays.
La troisième et dernière photo fait saigner mon cœur déjà meurtri. C’est l’unique cliché que je détiens du gang auquel j’appartenais. Les mecs tatoués, percés et à l’allure agressive me manquent. Aucun d’eux n’était véritablement mauvais, simplement la vie à Tokyo était dure. D’autres gangs terrorisaient la population allant jusqu’à les voler, les blesser, les violer et même les tuer. Pour que la paix règne et que les habitants se sentent en sécurité, il a fallu s’imposer. Notre gang combattait les autres plus violents. À mesure que nous nous imposions, la ville devenait plus sûre. La police locale n'intervenait jamais, préférant nous laisser régler les choses à notre manière.
Depuis mon départ, je n’ai pas eu de nouvelles du gang. Je ne sais pas ce qu’ils deviennent, je ne sais pas comment se porte Tokyo… Je soupire le cœur lourd. Je pensais que j’arriverais à m’adapter à l’Afrique, aux animaux et à la vie ici, mais je me berçais d’illusions. Je ne peux pas vivre ailleurs qu’à Tokyo, c’est là qu’est ma place, là que je me sens vivant et moi-même.
L’alarme de mon téléphone me sort de mes pensées. Je vais m’habiller le cœur lourd et je quitte ma chambre. Sur la dernière marche des escaliers, j’hésite. Je prends sur moi et je rejoins finalement la cuisine sur la gauche. Je passe l’arche et je m’assois au bout de la table sans prendre la peine de saluer ma famille.
– Makoto kun !
La voix joyeuse de ma belle-mère me fait grincer des dents. Sue n’est pas méchante, bien au contraire, simplement elle semble vouloir être ma mère de substitution et je n’aime pas ça. Ma mère, Akemi, est bien vivante et elle vit au Japon. J’aimerais pouvoir la rejoindre, je lui ai déjà fait part de ce projet quand je l’ai eue au téléphone, un mois plus tôt. Mais à cause de son travail, elle n’a pas de maison fixe. Elle passe son temps à changer de région et parfois même de pays. Elle a estimé que ce n’était pas une vie adaptée pour moi. La discussion fut close et mon espoir brisé. Au fond, je sais que ma mère nous aime ma sœur et moi. Elle nous aime simplement à sa manière, c’est-à-dire loin de nous.
Mon père lève la tête de son journal, mais ne m’adresse pas un regard. Je peux néanmoins sentir l’aura qui l’entoure et son amertume envers moi. Je ne devrais plus me sentir blessé depuis le temps, pourtant son comportement continue de me faire mal.
Ma sœur, Kyoko, arrive dans la cuisine et s’assoit sur la chaise à ma gauche. Je lui ébouriffe les cheveux tandis que Sue pose un verre d’eau devant moi.
– Mais arrête ! s’exclame ma cadette. T’as quel âge sérieux ?
Elle me donne une tape sur la main, mais je l’ignore et souris. J’aime bien la taquiner, avant nous nous chamaillions souvent, mais le temps a filé.
– Tu sais comment est ton frère, Kyoko.
Mon père aurait très bien pu me gifler que la sensation aurait été la même. Je ramène ma main près de moi et baisse honteusement le regard. Je ne supporte pas la façon dont il me traite, mais ce qui m’insupporte encore plus c’est mon propre comportement. Je me couche devant lui comme un gentil toutou. Comment espérer qu’il me regarde et me parle avec dignité ?
Sue dépose une assiette avec du poisson et un bol de riz devant moi, je la remercie d’un faiblement mouvement de la tête, puis prends mes baguettes et commence à manger en silence.
– Tu as bien dormi, Makoto kun ?
Je soupire. Ma belle-mère ne peut s’empêcher d’exprimer sa bonne humeur et sa bienveillance.
– J’ai rêvé que Judy donnait naissance à trois petits lionceaux.
Je remercie silencieusement ma sœur. Sans même le savoir, elle vient de me rendre service. Sue me coule un regard en coin, mais ne fait aucune remarque.
– Tu devrais te dépêcher Makoto, tu as beaucoup à faire aujourd’hui.
Mes dents grincent en reposant mon verre vide sur la table. Je me lève et fais racler la chaise sur le carrelage avant de quitter la cuisine sans même débarrasser mes couverts.
– Mako…
– Laisse, je le ferais.
Sue interrompt mon père d’une voix fatiguée. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle vit loin de sa fille qu’elle tente d’agir comme une mère, mais elle doit arrêter. Elle intervient systématiquement entre mon père et moi, alors que ça ne la concerne pas.
Je monte dans ma chambre faire ma toilette et redescends ensuite dans le hall d’entrée. Sur le tableau en liège à côté de la porte, une feuille punaisée m’est destinée. Chaque matin depuis un mois, mon père me laisse une longue liste de tâches à effectuer dans la journée. Je sors mon téléphone et la prends en photo avant de quitter la maison.
À l’extérieur, la chaleur manque de m’assommer, le contraste avec l’intérieur est saisissant. Je descends les marches du perron et monte sur le quad garé sur le côté. Mon père et Sue sont propriétaires d’un safari touristique. À quelques pas de la maison se trouvent les enclos des animaux blessés. Un peu plus loin dans la plaine poussiéreuse d’Ouganda, la réserve s’étend sur plusieurs hectares. Dans l’immensité du territoire, toutes sortes d’animaux font le bonheur des touristes : lions, girafes, zèbres, hippopotames et des guib harnaché : une espèce de bovin. Je prends la direction de l’entrée de la réserve, là où se trouve la boutique de souvenirs.
Je gare le quad dans un nuage de poussière et entre dans la boutique où les lumières mettent du temps à s’allumer. Un néon clignote plusieurs fois avant de finalement prendre vie. Je ne perds pas de temps et récupère un aspirateur dans une pièce qui sert de stockage. Je branche l’appareil et appuie vainement sur le bouton de marche. J’essaye à plusieurs reprises de le faire fonctionner, mais sans succès. Ma patience diminue progressivement. Je tente une dernière fois et l’aspirateur finit miraculeusement par obtempérer dans un bruit monstrueux.
Comme un automate, je traîne l’énorme machine à travers le magasin en prenant soin de ne renverser aucun rayon. Faire le ménage a quelque chose de reposant, je mets automatiquement mon cerveau sur pause pour exécuter une tâche répétitive. C’est le seul moment où mon esprit arrête de me rappeler où je suis et tout ce que j’ai laissé derrière moi.
Les rayons du soleil éblouissent mon visage alors que je termine de passer l’aspirateur. Je range l’appareil dans sa pièce et je récupère un grand carton rempli de peluches. Le remplissage des rayons doit être fait avec attention. Si par malheur je place mal un objet, mon père est capable de renverser le rayon entier et de m’obliger à tout ranger. Je prends donc soin de mettre minutieusement chaque élément.
Lorsque je regarde les présentoirs vident des stylos, des boules à neige, des tee-shirts, je me demande quel intérêt on les touristes à acheter ce genre de souvenirs. Quel intérêt ont-ils à acquérir un objet qui prendra la poussière et finira par être jeté ?
La clochette du magasin retentit. Je me tourne et m’apprête à accueillir les touristes avec un faux sourire. Ce n’est finalement que Sue qui vient se placer derrière la caisse. Elle allume l’ordinateur et se prépare pour une matinée qui s’annonce chargée. L’horloge, accrochée sur le mur derrière la caisse, retentit. À peine 30 secondes plus tard, le téléphone du magasin se met à sonner. Elle soupire en prenant le combiné, tandis que je finis de remplir le dernier rayon.
Je dépose le carton dans la pièce de stockage et quitte la boutique sans un mot. À travers la fenêtre, je vois Sue, toujours au téléphone, me sourire et me faire un signe de la main. Je détourne le regard et repars en direction de la maison.
Je me gare devant les enclos où la deuxième tâche de la journée m’attend. C’est de loin la plus difficile. Les animaux et moi n’avons rien en commun, ils vivent en troupeau quand moi je vis en solitaire. Leur vie est morne alors que je rêve de grandeur.
Devant moi s’alignent six cages, toutes occupées. L’été est la période la plus sujette aux braconnages. Les animaux blessés se multiplient et malheureusement tous ne peuvent pas être sauvés.
Je m’avance vers la cage du bébé zèbre. Mon père l’a trouvé il y a quelques semaines, sa mère avait été tuée par des hommes. Son petit avait par chance qu’une entaille à la patte arrière. Même si les animaux me laissent indifférent, le sort qu’on leur fait subir est abominable.
À l’aide d’un bâton, j’incite gentiment le zèbre à entrer dans le couloir que je referme derrière lui. Dans le petit cabanon en bois derrière moi, je récupère un seau et une pelle. J’entre dans la cage et commence à nettoyer. L’odeur est insoutenable, l’envie de vomir me saisit, mais je prends sur moi. Je termine en remplissant un récipient d’eau et libère le zèbre.
Je fais la même chose pour chacune des autres cages, mais alors que je m’apprête à terminer, la porte de l’enclos où est enfermé le lionceau s’ouvre. L’animal s’avance en rugissant dans ma direction. À genou sur le sol, je réagis une seconde trop tard. Je vois la patte du lionceau s’approcher de mon visage et ses griffes entailler ma joue. Je me mets debout et quitte la cage, le seau et la pelle dans les mains. Le félin feule en faisant le tour de sa cage et en donnant des coups de patte.
Je vide le contenu du seau dans le composte du jardin et je range les outils dans le cabanon.
– MAKOTO ! ON MANGE !
J’emboîte le pas de ma sœur et je rentre à la maison. Dans la cuisine, mon père et Sue sont déjà attablés. Je me lave les mains au robinet et je nettoie ma blessure à la joue.
Durant l’intégralité du repas, le safari est au cœur de la conversation. Mon père et Sue discutent de la baisse importante des visiteurs due à la hausse du braconnage. Ils se mettent ensuite à parler de la réserve et des moyens de sécurité qu’ils pourraient mettre en place, mais je finis par cesser d’écouter.
– Après manger, tu iras aider les habitants en ville.
Je mets un certain temps à comprendre que mon père s’adresse à moi, ce qui a le don de l’énerver.
– Quand je te parle Makoto, la moindre des choses serait d’écouter ! Ou est-ce trop difficile pour toi ?
– Non…
– Pardon ? Je n’ai pas bien entendu.
Je lâche mes baguettes qui retombent sur l’assiette dans un bruit aigu tandis que la nourriture posée dessus vole à travers la pièce et tombe sur le carrelage. J’ose lever les yeux vers mon père. Sous la table, mes poings sont tellement contractés que je sens mes ongles rentrer dans ma peau. À côté de moi Kyoko continue de manger comme si tout ceci est normal. À cet instant, j’aimerais la secouer, lui dire de réagir, d’intervenir, mais elle ne fait rien.
Le regard de mon père se fait noir. Est-il prêt à se lever et à me gifler ? C’est l’impression que j’ai. Alors je fais grincer ma chaise sur le sol et quitte la cuisine.
– Makoto !
Je claque la porte d’entrée et rejoins le garage en colère.
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