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Le Chevalier pointa le cou de la Princesse Wili de son épée.

Loin d’être effrayée, cette dernière, assise à genoux sur le sol, leva doucement la tête, un sourire léger aux lèvres. Son regard, bien que brumeux, était empli d’une innocence purement enfantine. Fixant le jeune homme, elle lui demanda :

- Tu veux danser?

Le Chevalier resta bouche bée, persuadé d’avoir mal entendu la Princesse. Mais elle répéta sa question :

- Tu veux danser ?

Ne sachant quoi répondre, il resta coi. Sous l’effet de la surprise, ses mains tremblèrent et la lame tranchante s’enfonça légèrement dans le cou cygne de la jeune femme. Un mince filet écarlate coula contre sa peau diaphane. Mais la Princesse ne réagit pas. À la place, son doux sourire devant tout à coup éclatant, son visage s’irradia de bonheur :

- Je suis si heureuse que quelqu’un soit enfin venu me voir ! Personne ne veut jamais danser avec moi, je dois toujours danser seule !

Le Chevalier ne savait pas quoi faire. Il ne comprenait plus rien à la situation. C’était pourtant lui qui était censé la surprendre.

Remarquant sûrement son absence de réaction, le sourire de la Princesse s’effaça et ses si beaux yeux se remplirent de larmes.

- Tu n’es pas venu danser ? dit-elle d’une voix dépitée, son regard sembla l’implorer silencieusement.

Elle saisit tout à coup la lame de ses deux mains. Une première goutte de sang s’écrasa au sol, puis deux, puis trois, jusqu’à ce qu’une flaque commence à se former au sol. Surpris, le Chevalier retira brusquement son épée, lardant malgré lui encore plus profondément ses blanches mains. Il recula, complètement déstabilisé par ce qu’il venait de se passer.

La Princesse, elle, n’avait pas bougé d’un pouce, ses mains ensanglantées jointes en prière, elle continuait de le fixer tandis que la tâche continuait de grandir, teintant le bas de sa chemise immaculée.

Comme pour profiter de son ébahissement, elle se leva et combla rapidement l’écart qui les séparait. Ses mains toujours jointes, elle s’approcha, se collant presque au corps du jeune homme qui, malgré la situation, ne pouvait s’empêcher de rougir face à la beauté céleste de la jeune femme que son vêtement, bien trop léger, peinait à couvrir.

- S’il te plait, le supplia-t-elle. Danse avec moi ! Cela fait si longtemps que personne n’est venu ici, si longtemps que je n’ai pas dansé avec quelqu’un. Laisse moi danser… Juste une dernière fois…

Le Chevalier sursauta à ses mots qui lui rappelèrent soudainement sa mission. Tuer la Princesse… Il était venu pour tuer la Princesse. Il l’examina de haut en bas, réticent à l’idée d’accomplir sa mission. Il s’était pourtant juré de ne pas reculer. Non, il en avait fait le serment ! Ce jour-là… Le jour de son adoubement, il avait juré, devant toute la cour, de ne jamais trahir le Roi ! Et pourtant…

Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il les remarqua. Ses jambes et ses petits pieds. Ses jambes griffées et ses petits pieds enrubannés. Enrubannés et, eux aussi, rouges.

Les rumeurs étaient donc vraies. Certains nobles prétendaient avoir vu la Princesse, quelques jours plus tôt. Ils prétendaient l’avoir vue danser, danser sans s’arrêter, au milieu des rosiers éclatants du palais, faisant fi des ronces et des épines transperçant sa chair au moindre mouvement. Elle avait dansé ainsi des heures durant, disait-on, inarrêtable malgré les efforts continus de la Garde Royale. Seule la fatigue, disait-on, était parvenue à mettre un terme à ce spectacle.

Les rumeurs étaient donc vraies. La Princesse, depuis ce jour funeste, avait perdu la tête. Danser ! Danser ! Danser ! Elle n’avait que ce mot à la bouche. Et une fois lancée, plus personne ne pouvait l’arrêter.

Elle n’avait pas toujours été ainsi pourtant. Le Chevalier s’en souvenait comme si c’était hier. Comment une femme aussi magnifique, aussi chaleureuse, aussi sublime avait pu… Tomber aussi bas ?

- Tu ne veux vraiment pas ? demanda-t-elle, déçue, sortant le Chevalier de ses pensées.

Ses mains retombèrent le long de son corps, laissant pleinement entrevoir les plaies béantes qui ornaient ses délicates paumes.

- Tant pis… Ce n’est pas grave… Je suppose que je vais devoir me contenter de ta visite… Je sais ! Pour te remercier je vais danser pour toi !

Semblant retrouver sa joie de vivre, elle commença à danser, laissant des traces sanglantes chaque fois qu’elle posa le pied à terre, dans la pénombre de sa chambre, avec pour seule lumière, celle de la lune, immense dans le ciel ténébreux. Bien différente des danses exubérantes qu’il avait tant vues à la cour, la sienne était légère, calme, paisible. Elle tournoyait au rythme d’une musique qui n’existait pas, balançant élégamment ses bras, sautant même parfois. Elle enchaînait, sans le moindre mal, comme si c’était pour elle la chose la plus naturelle au monde, pirouettes, cabrioles, arabesques, jetés, et sissonne, laissant sa chemise tachetée virevolter au passage. Ses pieds devaient la faire horriblement souffrir, mais son visage n’affichait qu’une expression de pure bonheur.

Elle ressemblait à une fée, avec ses longs cheveux roux bouclés, lâchés sur ses épaules, et son corps si gracieux. Non, plutôt à une nymphe. Stupéfait par sa beauté sublimée par la lumière nocturne, il en oublia de nouveau sa mission. Son épée tomba au sol dans un fracas qui ne parvint pourtant pas à briser la magie du moment. Il la contemplait. Dans tout son ensemble. Du bout de ses doigts fins jusqu’à son plus petit orteil.

Un puissant courant d’air souleva les rideaux, et il remarqua alors que les fenêtres du balcon étaient grandes ouvertes. Les avaient-elles toujours été ?

La Princesse continua à danser, silencieusement, envoûtant toujours plus le jeune homme qui ne s’était pas encore rendu compte qu’il s’était rapproché. Se trouvant à présent sur le balcon, elle monta alors sur la rambarde, enchaînant encore et encore les pas de danse, sans craindre le moins du monde de tomber, donnant l’impression qu’elle était immunisée contre une éventuelle chute. Et ce qui devait se produire se produit. Elle glissa.

Comme sorti de sa torpeur, le jeune homme attrapa son bras pour l’empêcher de partir. Il l’attrapa juste à temps. Son corps penchait dangereusement dans le vide, mais elle avait encore un pied sur le marbre froid. Complètement déconnectée de la situation, la Princesse sourit de nouveau et dit :

- Tu veux bien danser avec moi finalement ?!

Elle devait lui avoir jeté un sort. Ce n’était pas possible autrement, pensa-t-il tandis qu’il la rejoignait, serrant ses deux mains écarlates, sur le balcon.

Elle l’entraîna alors définitivement dans sa danse. Il la faisait tourner sur elle-même, elle riait. Il la prenait dans ses bras et elle se lovait confortablement dans son étreinte. Il la soulevait parfois dans les airs, en tournant lui aussi, complètement emporté dans la danse, ensorcelé par la jeune fille. Il lui baisa la main, puis le creux du poignet et remonta le long de son bras, celui-là même qu’il avait agrippé quelques minutes plus tôt, avant d’atteindre son visage, fou de désir pour elle. Puis, il embrassa ses cheveux, son front, ses paupières, son nez, ses joues, n’osant pas s’emparer de cette zone interdite qu’il convoitait tant. Ce fut la Princesse qui combla de nouveau l’écart.

Merci, murmura-t-elle dans un dernier souffle avant d’unir ses lèvres aux siennes en se jetant à son cou.

Ils chutèrent.

Ce fut le jardinier qui, le lendemain matin, lors de son service quotidien, découvrit le corps des jeunes amants, enlacés inextricablement au milieu des rosiers. Enlacés… Comme s’ils avaient voulu danser une dernière valse. Une valse mortelle.


Texte publié par Little Gly, 25 avril 2022 à 20h18
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