« - Je dois me retirer de cette mission. »
Pour la énième fois de la journée, Vincent répétait cette phrase.
Au début il l’avait tourné et retourné dans sa tête, s’entraînant à annoncer la nouvelle à Lou lors de leur débriefing de la semaine. Il avait prévu de le voir en aparté, sachant pertinemment que Paul rebondirait avec délice sur l’occasion qu’il lui donnerait de déverser son venin.
Mais il ne s’attendait pas à une telle résistance de la part de son ami, qui réfutait chaque tentative d’argument qu’il avançait.
« - Tu vas arrêter de rembobiner ta cassette de merde, oui ! C’est non, point barre. »
Vincent se pinça l’arrête du nez et souffla un grand coup. Non, il n’allait pas s’énerver… mais il sentait que son propre niveau de patience approchait à grand pas.
« - Lou, s’il te plaît… essaie de comprendre... »
« - Je comprends surtout que tu flippes ta race, alors que tu es un élément décisif pour la protéger. »
Le dhampire se leva d’un bond et se dirigea vers la fenêtre du bureau, espérant qu’un changement de paysage l’empêcherait de sortir de ses gonds.
Lou se redressa sur son fauteuil sans quitter son écran des yeux : les derniers rapports laissaient présager une accalmie, mais il ne cessait de sentir des secousses dans les circuits magiques de la ville. Il était hors de question que Vincent quitte son poste, et si cela ne tenait qu’à lui, cela ferait belle lurette qu’il lui aurait donné un rôle plus actif.
Il comprenait l’aversion de Paul pour son ami sans la comprendre : la priorité absolue était qu’elle ne tombe pas dans leurs mains, et aucune circonstance personnelle, aussi justifiée soit-elle ne devait entraver leur mission. Lou ne pouvait pas non plus rejeter aveuglement les réserves d’un de ses agents… La dernière chose dont il avait besoin en tant que chef était de créer les conditions parfaites pour un conflit.
Mais, en fait, là, il avait surtout besoin que son ami ne perde pas confiance… ou plutôt qu’il gagne en confiance.
La casquette de chef était une chose, mais son rôle d’ami prendrait toujours le dessus, peu importe ce que les autres pouvaient dire ou penser.
Il ravala la suite de sa réplique pas très tendre, la morsure de la blessure inconsciemment infligée par Vincent encore à vif. Bien sûr qu’il était capable de le comprendre : depuis combien de temps marchaient-ils côte à côte sur cette putain de route minée ?
Le jeune homme se leva à son tour, et se plaça près de son ami en prenant le soin de laisser un bon mètre entre eux deux, histoire de préserver l’espace vital de chacun.
Ses yeux se posèrent sur les toits de Paris endormie, tachetée de lumières tantôt vives, tantôt tamisées, fourmillant d’une vie à bas bruit : cette nuit était devenue son jour depuis quelques années maintenant, et rien ne le ferait revenir en arrière. La lumière, c’était définitivement pas son truc, tout comme l’abruti qui se trouvait à côté de lui.
Il prit une grande inspiration, laissant pour de bon toute réaction d’égo de côté : il était temps de passer par le rituel habituel.
« - Vince… pardon..»
Le silence accueilli ses excuses, mais il ne s’en formalisa pas. Vincent l’écoutait, simplement, comme à son habitude: sans mouvement d’humeur, sans jugement, juste dans un silence confortable qui fracassait allégrement tous les murs qu’il pouvait imaginer monter.
A chaque conflit, le même scénario se répétait : la distance, le silence qui hurlait qu’il n’y avait pas de rancœur, juste le besoin de se sentir écouté et de comprendre, pour garder leur lien vivant le plus longtemps possible.
Lou esquissa un sourire résigné et soupira, laissant ses tripes parler : depuis toujours, c’était la troisième étape, le déballage pour faire bouger l’autre et lui rappeler sa place, inestimable.
« - Tu sais que je t’aime, toi ? Que sans ta putain d’existence la mienne serait misérable ? Alors, ouais, je suis le chef des Sentinelles et tout ça, on a une mission et tout le tintouin, mais j’aimerais juste que tu arrêtes de te faire du mal et que tu sois juste le mec le plus heureux de cette fichue planète… J’aimerais que tu vois enfin ce que tu fais de bien. On trimballe tous une valise de merde, et la tienne est bien chargée, je l’avoue... »
Lou sentit ses yeux picoter, une sensation rare mais qu’il accueillait volontiers : de toute façon, Vincent était le seul à qui il pouvait montrer cette part de lui. Pour les autres, il était tour à tour le mage prodige, le chef prêt à prendre les pires décisions possibles pour atteindre son but, ou le clown de service dont le langage fleuri faisait hausser les yeux de désapprobation ou d’amusement.
« - Y’a pas que ton côté vampire en toi, tu sais… t’as pas arrêté de me répéter que je n’étais pas un animal de foire à cause de mes pouvoirs, alors, pourquoi tu serais différent? T’es mon meilleur ami, le frère que je me suis choisi, et je m’en bats les couilles que t’aies des canines un peu plus longues que la moyenne. »
Il sentit la tension se répandre dans son corps maigre et sec à mesure que ses poings se serraient sous l’effet de l’émotion : pour le coup, la cascade était bien plus forte que prévue…
Il se mordilla la lèvre à plusieurs reprises avant de continuer à lâcher ses pensées, comme des bombes sur un champ de bataille. Et tant pis si ça remuait trop de choses.
« - Tu veux que j’te dise un truc? T’es bien plus humain que la plupart des gens qui grouillent sur cette planète, à tourner autour de leur foutu nombril et à cracher sur les autres à la moindre occasion. On se fait mousser avec la tolérance, s’aimer les uns les autres, et on plante le premier qui montre un signe de différence. Putain, ça me rend malade tous ces faux-culs qui veulent se faire passer pour des gens biens alors qu’ils planquent juste leur merde sous le tapis !»
Son pied heurta le mur avec colère, sa tête reposant sur la vitre refroidie par la nuit automnale : ça allait peut-être le calmer, songea-t-il alors que les larmes de colère et de frustration commençaient à rouler en silence le long de ses joues ornées de tâches de rousseur.
« - Merci, Lou... »
L’étape quatre : le réconfort de sa présence alors qu’il franchissait le mètre de distance, le bras de Vincent qui reposait autour de ses épaules comme une ancre. Et toujours cette sensation que les rôles étaient inversés, que de consolateur il devenait le consolé.
Lou étouffa un rire sans joie et murmura comme pour lui-même, la voix basse et encore tremblante.
« - Ça finit toujours comme ça : j’veux t’aider et te secouer, et c’est moi qui vide mon sac au final. »
Vincent lui ébouriffa la tignasse avec un léger sourire. Décidément, ils avaient du mal à mesurer l’impact de ce qu’ils faisaient l’un pour l’autre.
« - Pour le coup, tu m’as rappelé que j’abusais un peu en oubliant mes propres conseils… Et que j’ai la chance d’avoir quelqu’un à mes côtés qui tient à moi. Mais je ne pensais pas que tu en avais autant sur le cœur. »
«- Regarde comment les autres te traitent ? Y’a de quoi péter un câble, surtout que je me sens impuissant avec cette histoire de chef à la con, là. »
Le sourire de Vincent se fit plus franc, mais ses yeux mordorés laissèrent passer un éclair de tristesse. Cette fois-ci, ça allait être à lui de vider son sac, ou Lou allait continuer à se torturer : il avait jusque là éviter de parler de tout ça depuis la création de l’organisation, mais cela lui revenait comme un boomerang. Il laissa son bras tomber des épaules de son ami, ce dernier se retournant vers lui, scrutant son visage où les lumières de la ville dessinaient des ombres nouvelles.
Vincent inspira, tentant de mettre de l’ordre dans ses idées.
« - Lou...tu ne peux pas toujours me protéger malgré moi… On savait tous les deux que la cohabitation ne serait pas évidente, et il faut aussi que j’apprenne à me faire ma place… On a le même but, et on pourra toujours compter l’un sur l’autre : tu es ma famille de cœur et ça ne changera jamais. Par contre, tu ne peux pas faire de préférence au sein de l’équipe… même si ça implique de me laisser me démerder tout seul et de passer par des moments difficiles.»
Sa phrase fut accueillie par un claquement de langue désapprobateur, et les pupilles émeraudes s’accrochèrent au visage de Vincent, scrutant la moindre trace de mensonges ou de bravades : le dhampire excellait dans l’art de cacher ses émotions, et il n’allait pas le laisser s’en tirer comme ça.
« - Tu m’énerves à toujours parler en mode grand sage bouddhiste, là…. »
« -Désolé si j’ai l’avantage de l’âge », dit Vincent en riant.
Lou lui tira la langue, et essuya d’un revers de manche les sillons encore humides qui traînaient sur ses joues. Il inspira un grand coup et expira tout aussi théâtralement.
« -Bon, ok, tu as raison. Mais je sais que tu vas repartir en mode ermite à la première occaz’, et ça, c’est pas jouable. Avec cet état d’esprit, t’arrivera jamais à te faire ta place. Alors, je vais y aller mollo sur le côté petit frère surprotecteur, mais tu me promets de ne pas rester seul avec tes pensées si c’est trop lourd. »
Vincent hocha la tête en silence, ses lèvres toujours remontées en un léger sourire. Il restait un sujet à aborder, et...
« -Et tu vas me faire le plaisir d’avoir une poche de sang sur toi à l’avenir. »
Lou venait de lâcher l’ultime bombe, et non plus sur le ton du frère, mais sous la casquette de leader. Vincent ouvrit la bouche pour protester mais le mage lui coupa la parole.
« - Je comprends, Vince, plus que tu ne le crois. T’acceptes pas cette part de toi, et je cherche pas à te forcer à le faire. Mais faut que t’ouvres les yeux : ton besoin de sang devient plus important, et je ne serais pas toujours là pour t’amener ton casse-dalle. »
Le chef des sentinelles accompagna son discours d’un doigt pointé sur le cœur de son ami, son regard franc et direct perçant celui surpris et confus du dhampire.
« - L’ami en moi ne veut qu’une chose : que tu sois toi, pleinement, humain ET vampire. Parce que je sais qu’on ne peut pas se fuir éternellement, et ça, c’est toi qui m’a poussé à le reconnaître.»
Lou se retourna et franchit en un instant la distance qui séparait la fenêtre et son bureau de ses longues jambes fines comme des allumettes. Il se planta derrière le meuble et désigna la pile de documents qui trônait près du clavier.
« - Mais ça, c’est la réalité. Je peux pas me permettre qu’un de mes agents se mette en danger ou mette en danger les autres. Et j’ai besoin de toi pour protéger Luce. »
Vincent vint s’asseoir en silence devant le bureau, la tirade de Lou résonnant en boucle dans son cerveau. Et dire qu’il râlait de voir les rôles inversés il y a moins de dix minutes !
L’ampleur du paradoxe était trop grande, et une forme de honte se diffusa en lui : sacré retour à l’envoyeur… Il avait toujours encouragé Lou à être lui-même, à accepter ses pouvoirs, sa manière d’être, ses rêves, sa sensibilité, même son langage souvent vulgaire. Lou n’était pas Lou si il lui manquait un de ses éléments.
Mais de se dire qu’il l’avait poussé à faire ça sans essayer de faire la même chose pour lui-même… Une part de son esprit objecta que Lou n’était pas à moitié un monstre sanguinaire qui pouvait attaquer à vue… Et l’autre lui rétorqua qu’il avait juste le pouvoir de détruire n’importe quelle ville voire n’importe quel pays avec son contrôle de la magie, donc l’excuse pourrie qu’il venait de se trouver pouvait bien retourner d’où elle venait.
Vincent soupira lourdement, et releva les yeux vers son donneur personnel de leçon.
« -Il faut que tu saches que j’ai du mal à me contrôler près d’elle. La crise de l’autre fois s’est déclenchée alors que je me suis juste souvenu du soir où je l’ai sauvé.»
« - Je m’en suis douté. Après cette soirée, t’as été un zombie pendant plusieurs jours. »
« -Du coup, je ne peux... »
« -Du coup, tu vas faire ce qu’il faut pour continuer la mission. Pas de surveillance rapprochée. La poche de sang au cas où. Un coéquipier avec qui tu t’entends pas trop mal si ça te rassures. Mais tu restes sur ce cas, parce que tu es le seul à pouvoir les sentir venir.»
Lou s’assit à son tour, posant ses coudes sur le bureau et entrelaçant ses longs doigts fins. Il posa son menton sur ses mains croisées et regarda droit devant lui, la voix posée et implacable.
« -Tu l’as sauvée, Vincent. Que tu le veuilles ou non, tu es lié à elle, même si je suis sûre que tu lui as balancé de tout oublier. C’est ta responsabilité de mener les choses au bout: fais-le au moins par respect pour toi et ton choix de vie.»
Vincent balança sa tête en arrière, les yeux rivés sur le plafond immaculé. Il ne s’habituerait jamais au changement radical que pouvait effectuer Lou quand il devenait vraiment sérieux… Et que ce soit l’espiègle petit frère ou le leader né à la franchise qui coupait net, il était tellement fier de la personne qu’il était devenu et si reconnaissant d’avoir croisé sa route.
« - C’est qui le moine bouddhiste maintenant ? », s’esclaffa-t-il en observant les ombres danser sur la peinture blanche, la tête toujours en arrière et sa masse ébène secouée au rythme de son rire.
« - Hors de question que je me rase les cheveux! », rétorqua avec humour Lou.
Vincent lâcha le dernier soupir de cette longue nuit, qui le laissait avec une curieuse envie de rire et de pleurer à la fois.
« - D’accord, je continue. Mais si ça dérape... »
« - Fais-moi confiance. »
Lou n’osa pas rajouter que si le sang de Luce devait tapisser le gosier d’un vampire, ça ne serait pas plus mal que ce soit celui de Vincent.
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