Le feu crépitait dans l’âtre avec force, mais une sensation de froideur planait malgré tout dans la pièce, faiblement éclairée par la lueur de la lune. Pourtant, la silhouette assise dans le large fauteuil ne semblait pas atteinte par le froid, sirotant son verre de vin avec désinvolture en feuilletant un épais grimoire d’un air blasé.
Il s’arrêta soudainement, marmonnant une incantation, les yeux pétillants d’une lueur presque enfantine qui contrastait avec ses cheveux poivre et sel.
Il referma son tome et entreprit de finir son vin, un sourire collé au coin de ses lèvres.
A peine avait-il reposé son verre qu’un grincement rompit le silence de la pièce, la lourde porte en bois laissant apparaître une silhouette élancée aux larges épaules qui s’avança en silence d’un pas assuré.
Les mèches blanches du nouveau venu captaient le moindre rai de lumière, créant un halo éthéré autour de son visage. Son regard écarlate laissait deviner le poids des ans, alors que le reste de son être respirait la vigueur et la jeunesse, se devinant à la prestance de chacun de ses pas. Il s’arrêta juste derrière le fauteuil, et confirma sa présence d’une voix grave.
- Vous avez appelé?
L’homme assis dans le fauteuil se leva avec lenteur et se retourna, tâchant visiblement de contenir son excitation.
- Il est temps de se mettre en action, Amaël: l’heure est enfin venue.
L’annonce fut accueillie sans émotion par son interlocuteur, qui se contenta de hocher la tête de manière impassible.
- Bien, je me charge de ramener ce dont vous avez besoin. Est-ce bien à l’endroit prévu ?
Le manque d’enthousiasme de son compagnon jeta un voile sur la joie visible qu’il éprouvait à cette heureuse nouvelle. Il hocha à son tour la tête, son visage reprenant l’air blasé qu’il portait quelques instants plus tôt.
Décidément, le manque d’émotion de son subordonné le mettait mal à l’aise, mais il n’avait pas à se plaindre : avoir quelqu’un de cet acabit pour l’épauler dans cette entreprise, peu importe les raisons, était une chance rare… qu’il s’était assuré de ne pas laisser passer, peu importe les moyens. Il jeta un coup d’œil au cou du jeune homme, et murmura d’un ton voilé de menace.
- Je compte sur toi… Tu sais ce qu’il en coûte de me décevoir.
Amaël acquiesça et se retourna, toujours sans un mot. Il sentit le regard lourd de sous-entendus peser derrière son oreille droite, et réprima une grimace.
Il savait très bien dans quoi il s’était embarqué…Il ne comprenait pas la nécessité d’en rajouter autant: son chef le mettait décidément mal à l’aise.
Il referma la porte derrière lui, et se dirigea vers la terrasse du manoir. Un regard à la lune, un soupir et une paire d’ailes couleur cendre surgit de ses omoplates, certaines plumes teintées d’un gris plus profond.
- Allez, en route pour la corvée.
Quelques battements d’ailes plus tard, et le silence de la nuit l’accueillait, la lune offrant sa lumière froide pour le guider à destination.
Lyra ignorait combien de temps s‘était écoulé depuis qu’elle avait repris ses esprits après sa course folle. Et très sincèrement, la purée de pois infâme et la densité de la forêt n’aidaient absolument pas à ce qu’elle se repère. Quitte à lui rendre la vie impossible, autant le faire à fond…
La faim la tenaillait et renforçait la sensation de froid qu’elle éprouvait depuis son réveil. Toute son énergie passait dans le fait de ne pas paniquer et de garder la tête froide, son évolution dans la masse arborée impactée par son manque d’énergie et son hypervigilance.
Les arbres étaient sûrement magnifiques à la lumière du jour : elle devinait tant bien que mal la majesté des branches s’élevant vers le ciel, parsemées de feuilles touffues aux couleurs automnales. En tant normal, elle aurait adoré la balade, remplissant sa tête de clichés mentaux et savourant les odeurs capiteuses de l’humus et le crissement des feuilles sous ses pas.
Mais la succession de mésaventures qu’elle avait vécu au risque de sa vie depuis son arrivée à Aeva-quelque chose l’empêchait de se détendre, le brouillard épais troublant ses sens.
Seul lui parvenait le bruit de la rivière qui courait non loin de là, et elle faisait tout son possible pour en rester le plus loin possible : elle avait donné en terme de créatures aquatiques!
Elle poussa un énième soupir et continua sa marche avec précaution, se retenant de sursauter au moindre clapotis ou froissement d’air.
- Ça va le faire… Ça va aller… Respire…
Ses murmures d’encouragement comme seule source de réconfort, ses yeux partout et nulle part à la fois, elle força son corps épuisé à faire un nouveau pas. Elle était sûrement là pour une raison, et elle était bien décidé à le savoir… et à rentrer aussi tôt que possible en ignorant ce qu’on pouvait attendre d’elle.
Les minutes s’égrenaient, et elle sentait ses membres s’engourdir petit à petit. Elle en était à réviser mentalement son répertoire de chansons en anglais pour pousser son esprit à rester éveillé. Son instinct lui hurlait que perdre conscience maintenant, c’était mourir.
Elle s’arrêta net quand elle cessa d’entendre le bruit de l’eau courante, et plissa les yeux pour mieux percevoir les alentours.
Un sursaut d’espoir lui saisit le cœur : la forêt s’éclaircissait, et le brouillard semblait plus léger… Elle allait peut-être enfin pouvoir se repérer !
Ses jambes éreintées regagnèrent en vigueur, et elle avança vers ce qui lui semblait être des points de lumière, virevoltant dans l’éternelle grisaille.
Elle sentit la texture du sol changer peu à peu, le sol ferme tapissé de feuille devenant plus malléable au fur et à mesure qu’elle progressait.
Son nez fut piqué au vif par une odeur forte d’eau croupie, le goût de la pourriture de l’air ambiant tapissant son palais. La nausée lui saisit le cœur, sa tête tournant sous l’effet de l’épuisement.
Lyra luttait bec et ongle pour rester debout, pour ne pas vomir, pour ne pas se laisser aller au désespoir.
Et son seul phare était ses lucioles étranges : elle ne les quittait pas des yeux, suivant leur danse dans la brume comme si sa vie en dépendait.
Le terrain inégal la faisait chanceler à chaque pas, et une partie de son cerveau affaibli lui criait de s’arrêter, de faire demi-tour. Mais pour aller où ?
Il ne manquait plus qu’une bataille intérieure pour enfoncer le clou et achever de la convaincre de suivre cette unique lueur d’espoir dans les ténèbres d’incertitude qu’elle affrontait depuis des heures maintenant.
Elle rassembla ses maigres forces et fit un pas de plus vers les lumières, qui semblaient lui murmurer avec douceur des mots qu’elle ne comprenait plus.
Comme lestée de plomb, elle finit par se rapprocher de son but, le sol toujours humide et boueux sous elle. Mais elles les avait suivi, et elle était toujours entière ! Elle avait eu rai…
Un souffle nauséabond s’abattit soudain sur elle, et sa lumière s’évapora pour réapparaître quelques mètres plus loin. Elle lui montrait le chemin ?
Lyra continua ainsi péniblement son chemin, suivant toujours les lueurs et s’habituant à cette odeur particulière de végétaux décomposés mêlés au souffre.
Peu à peu, son esprit connecta les informations que ses sens submergés avaient accumulés depuis le changement de paysage. Elle était sûrement dans une zone marécageuse, l’humidité ambiante rendant sa peau poisseuse d’une sueur froide et collante.
Quelle chance, vraiment, d’avoir ces minuscules guides fluorescents dans ce dédale !
Le cœur regonflé de courage, ignorant tous les signes de limites que son corps lui hurlait, elle mit un pied devant l’autre, encore, et encore.
Ses bulles de lumière, ses fils d’Ariane étaient désormais rassemblées au même endroit, à une dizaine de mètres.
La brume sembla s’épaissir un peu plus et la panique lui fit accélérer le pas : les perdre, c’était se perdre elle-même, pas les perdre, pas les perdre…
Elle s’apprêtait à franchir le dernier pas avant de les rejoindre, leur scintillement se faisant plus faible à mesure que le brouillard s’opacifiait, quand ses pieds quittèrent soudain la terre molle du marais.
Son corps réagit avant son esprit, ses jambes s’agitant dans le vide, ses bras tendus vers les seules amies qu’elle avait dans cet univers. Aveugle à toute autre chose, sourde aux cris d’alarme de la bestiole qui la privait de sa lumière, elle se mit à hurler à pleins poumons, le barrage cédant et laissant toutes les émotions qu’elle avait soigneusement ignorées libres de tout dévaster sur leur passage.
Son corps contorsionné de douleur et secoué de spasmes de colère faisait visiblement chanceler la créature qui luttait pour la maintenir par la taille alors qu’elle prenait de l’altitude.
Elle perçut vaguement dans son explosion intérieure une chaleur presque familière, une texture semblable à de la peau humaine, une voix aux accents graves…
- Nemure.
Les mots lâchés dans un souffle touchèrent comme directement son esprit, l’enveloppant dans une sorte de coton doux et accueillant. Elle sentit bien une sorte de résistance, comme une vague cherchant à repousser l’engourdissement : l’espace de cette demi-seconde, l’hypothèse la plus folle se forma en elle. Elle était sous l’emprise d’un…
Tout sombra dans le noir, le torrent furieux s’asséchant pour laisser place à un lac immobile et paisible. Ses membres se relâchèrent instantanément, permettant à son kidnappeur de pousser un soupir de soulagement et de desserrer son étreinte.
Il jeta un regard en contre-bas, où la créature grotesque agitait furieusement ses immenses antennes où s’étaient lovés des feux follets. Sa bouche béante à l’haleine putride claquait dans le vide, les pustules maculant son corps bougeant au rythme de sa déception, les lucioles mortelles accompagnant sa protestation.
Quelques battements d’ailes lui suffire à retrouver un air plus sain, et il s’éloigna plus que volontiers des gargouillis infâmes et des piaillements plaintifs. Il pu enfin caler sa cargaison de manière plus confortable, soutenant ses jambes avec son bras gauche et maintenant le haut de son corps avec le droit. La douce lumière de la lune accentuait le calme qui émanait de son visage endormi, contrastant avec le déchaînement de violence auquel il avait assisté quelques minutes.
Comment un corps aussi frêle et fragile pouvait-il dégager autant de force ?
L’ange se surprit à observer les joues légèrement rebondies et rougies par l’énergie qu’elle avait déployé pour se débattre, la moue songeuse peinte sur les lèvres charnues, les ombres que la lumière formait près de son nez, arrondissant l’arête saillante. Son regard s’arrêta sur ses yeux, plus précisément sur ses sourcils, qui semblaient légèrement froncés : la peau de la zone qui se trouvait entre les deux yeux semblait marquée, comme si elle avait pris le pli depuis un très long moment.
Elle semblait figée dans une éternelle expression de frustration, se dit-il alors qu’il s’apprêtait à descendre en altitude, rapprochant sa charge pour le maintenir plus fermement et éviter toute secousse.
Ils étaient maintenant à bonne distance du marais d’Uerna, connu pour son brouillard et les créatures qui vivaient en symbiose avec l’environnement hostile.
Il fallait qu’elle tombe dans cet endroit, soupira-t-il intérieurement en la déposant avec délicatesse contre l’épais tronc d’un arbre. Décidément, sa tâche commençait bien...
Il détestait cet endroit, l’air putride, l’aspect grotesque des créatures, l’humidité qui lui collait les ailes… Non, vraiment, c’était bien parce qu’il n’avait pas d’autre choix qu’il avait volé jusqu’ici, et il était vraiment arrivé juste à temps : quelques secondes après, et elle servait d’en-cas nocturne au morbol et aux feux follets.
Il replia ses ailes et entreprit d’observer les alentours : la colline sur laquelle il avait atterri surplombait les environs sans être trop haute, et il concentra ses sens pour s’assurer qu’aucune autre créature ne traînait dans leurs environs immédiats.
Son sort de sommeil allait durer encore une à deux heures normalement, même si son intuition lui disait que ça ne serait pour une fois pas le cas. Cette demoiselle avait mis une sorte de barrière magique, qui n’avait pas tenu, certes, mais cela laissait présager d’une sacrée capacité défensive et d’une éventuelle forte résistance à la magie.
Il inscrivit cette pensée dans un coin de sa tête, et contempla la suite à donner à cette histoire.
Il commença par s’asseoir à une distance raisonnable, son regard rougeoyant errant malgré lui sur la silhouette endormie.
C’était assez étrange, mais il n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle avait de spécial. Et en mème temps, quelque chose chez elle faisait naître chez lui l’envie de comprendre.
Il n’était pas là pour ça, à la base. Tout lui indifférait dans cet univers décati, encore plus depuis qu’on l’avait fait chuté de ce qui avait été son foyer…
D’habitude, repenser à cet épisode de sa vie le laissait de marbre. Mais il se surprit à serrer les dents pour contenir l’accès de tension qui le parcourait, le goût de l’humiliation et de la trahison qu’il avait subi refaisant surface comme si c’était hier.
C’était sûrement ce passage dans les marais qu’il détestait qui le déstabilisait. Il avait vraiment ce genre d’endroit en horreur, et cela n’avait qu’attisé sa mauvaise humeur.
La tête de la jeune femme dodelina doucement vers la gauche, ses tresses ébouriffées suivant le mouvement. Il perçut l’agitation infime derrière ses paupières closes : après son réveil, il ne lui resterait plus qu’à la ramener à bon port, et il pourrait poursuivre sa route vers sa rédemption…
Comme pour le rappeler à l’ordre, un picotement vivace derrière son oreille droite le fit sursauter. Il soupira de lassitude: l’impatience de son maître commençait à l’agacer… Certes, leur alliance de circonstance servait bien son objectif, mais la méfiance de l’autre partie devenait pesante, d’autant plus qu’il avait accepté volontairement de se soumettre à sa volonté en se faisant tatouer cette marque… Que lui fallait-il de plus ?
La créature ailée se concentra, rassemblant une partie de son énergie magique et la façonnant dans son esprit, modelant les rais de lumière en un symbole signifiant que tout allait bien. Il l’envoya ensuite vers la marque, espérant ainsi avoir la paix pendant un moment maintenant que le destinataire du message était rassuré quand au déroulement de la mission. Il sentit l’énergie quitter son corps, utilisant la marque comme relais: il ne pouvait pas se permettre de le contacter autrement qu’ainsi, pas quand la jeune fille risquait de se réveiller à tout moment.
Il redirigea son attention vers elle, les rayons de la lune rajeunissant davantage son visage et effaçant peu à peu les fameuses marques qu’il avait repéré entre ses sourcils. Elle avait enfin l’air apaisé, alors même que tous les signes d’éveil s’accumulaient peu à peu : la respiration moins profonde, le tressaillement des paupières, les murmures s’échappant de ses lèvres, les mouvements imperceptibles de son corps...
Étrangement, il se surprit à avoir hâte qu’elle se réveille: il aurait pu la ramener au manoir d’une traite après tout, en relançant son sort à chaque fois. Mais la rage dont elle avait fait preuve dans le marais, la résistance qu’il avait perçu l’intriguaient à mesure qu’il y repensait. C’était peut-être la seule chose qu’il avait envie d’explorer dans ce monde qu’il n’arrivait plus à apprécier.
Et l’idée de devoir écourter cette découverte en accomplissant ce pour quoi il l’avait sauvée lui déplaisait, sans trop savoir pourquoi…
Un gémissement le sortit de ses pensées, et il se rapprocha légèrement, maintenant malgré tout quelques mètres de distance au cas où, et s'assit en silence.
Lyra émergea avec douceur, une odeur enfin rassurante et une douce luminosité titillant ses sens. Elle devait être chez elle, n’est-ce pas ?
La sensation râpeuse d’un tronc d’arbre dans son dos la rasséréna… C’est ça, elle avait dû s’assoupir sous le saule du jardin… Le même où son père avait installé la balançoire…
Non.
Quelque chose clochait. L’odeur dans l’air était différente, plus humide qu’à l’accoutumée, et moins florale, comme si les jardinières qu’elle s’évertuait de garder en vie malgré ses maigres talents en jardinage s’étaient volatilisées.
Le flot de ses pensées acheva de l’éveiller, et ses paupières s’ouvrirent avec lenteur, l’appréhension se répandant dans ses veines.
Son regard bleuté se posa sur une des plus belles créatures qui lui ait été donnée d’observer: la sirène était reléguée au rang de bestiole quelconque, et de loin.
Des yeux semblables à des rubis la scrutaient avec une expression insondable, plantés au centre d’un visage fin mais aux traits clairement dessinés, sa mâchoire semblant tendue pour une raison qu’elle ignorait.
La lueur de la lune faisait étinceler sa chevelure blanche qui voletait au gré du léger vent qui agitait la nuit, des mèches sauvages ondulant ça et là et brisant l’aspect grave de son visage.
Elle s’attarda sur la protubérance qui ressortait du dos de la créature, et son cerveau commença à reconstituer lentement le puzzle…
Des ailes… Le marais… Les lumières, ses lumières...
Un mélange de peur et de rage tendit ses muscles instantanément au souvenir des évènements qui s’étaient passés avant sa perte de conscience.
Elle avait encore failli se faire avoir par une apparence charmeuse ! Quelle idiote !
Elle sentit cette colère comme sortir d’elle-même, et elle assista, médusée, à ce qui avait dû se passer avec la sirène.
Une lame d’eau qui ne pouvait provenir que d’elle fendit l’air et se dirigea vers la créature angélique, qui écarquilla les yeux de surprise, l’air indifférent de son visage s’évaporant pour laisser place à une sorte… d’amusement ?
Lyra, paniquée, avait l’impression de vivre tout au ralenti, ce qui ne fit qu’alimenter sa terreur. Elle sentit à nouveau des sortes d’ondes, comme des vagues émanant de son corps malgré elle qui semblaient crier de ne pas s’approcher, comme un écho de ses propres pensées.
Elle observa le projectile se fracasser sur la chemise aux accents asiatiques de sa cible, assombrissant davantage le tissu gris et éclaboussant une partie de son visage.
Un cri silencieux déformait la bouche de Lyra, qui suffoquait comme si elle avait couru un marathon: elle se sentait à plat, et elle devait encore courir, fuir, faire quelque chose.
Elle se concentra et rassembla les forces qu’il lui restait, prête à bondir à la première occasion, quand un son brisa le silence de sa panique intérieure.
La créature riait à gorge déployée, la tête rejetée en arrière, prête à tomber dans la masse verte du sol d’hilarité.
Sa voix grave devenait rauque à mesure qu’il s’esclaffait, et l’innocence de son expression le rendait terriblement plus jeune, renforçant la fascination que Lyra éprouvait.
C’était terrible, se dit-elle, de passer d’une émotion extrême à une autre, de vouloir se carapater et s’enterrer dans un coin mais aussi découvrir ce qu’il se cachait derrière ce monde, derrière cette créature.
Elle restait interdite, cherchant ses mots, alors que le rire de l’ange se tarissait peu à peu, ses yeux brillants de jubilation.
Cela faisait des lustres qu’il n’avait pas autant ri, et son corps lui rappela à quel point il en avait perdu l’habitude, sa mâchoire parcourue par une crampe et ses abdominaux délicieusement tendus. Il se repassait en boucle la scène, la myriade d’émotions qu’il avait lu sur le visage de la jeune femme, bondissant de la peur primaire à la rage, en passant par la mélancolie. Et cette attaque… Il n’avait même pas pris la peine d’ériger sa barrière, vu la faiblesse de l’impact, mais il voyait le potentiel qu’il avait deviné en action.
Et dire qu’il était venu ici en traînant des pieds ! C’était sûrement la chose la plus curieuse qui lui était arrivée depuis longtemps: cette fille était un diamant brut, et elle pourrait être un atout de taille…
Il essuya les restes de larmes de rire, et dirigea son regard vers la silhouette toujours immobile, figée en une expression trahissant une guerre intérieure.
Il fallait d’abord la rassurer, avant de faire le moindre projet…
-Désolé pour le réveil brutal… Je sais que vous devez être…
Lyra l’interrompit brutalement, retrouvant sa voix mais un octave plus haut que d’habitude et avec un débit digne d’une mitraillette.
-Terrifiée, paumée, méfiante, et pourquoi ça vous fait rire d’abord? Je viens de…
Lyra sentit les larmes remonter et s’échapper, sans qu’elle ait l’énergie de comprendre.
- Je m’appelle Amaël, et j’ai été envoyé pour vous mettre en lieu sûr, commença-t-il d’une voix calme et posée.
Il n’y avait rien de pire qu’une magie non contrôlée, et elle cochait toutes les cases pour mener à une catastrophe : il devait la jouer fine.
Lyra le regardait avec attention, la méfiance habitant toujours ses gestes, ses yeux fuyants à la recherche d’une issue. Il poursuivit avec calme, une presque douceur pointant dans le regard et la voix qu’il lui destinait.
- Je suis un ange, d’où les ailes, et j’ai pu vous arracher de justesse au morbol qui vous attirait à l’aide des feux follets dans son antre. Je suis désolé d’avoir dû recourir à la magie pour vous calmer…
- Magie ? Vous êtes sérieux? croassa Lyra en se redressant d’un coup contre le tronc d’arbre.
Amaël hocha la tête et montra son vêtement encore trempé.
- Vous venez juste de m’envoyer un sort, involontaire certes, mais un sort quand même. Vous avez l’air d’avoir une affinité particulière avec l’eau, d’ailleurs.
C’était la première chose qui faisait sens depuis son arrivée ici, et elle sentit enfin sa garde se baisser très légèrement.
- Je pourrais vous en apprendre plus sur le chemin, si vous le souhaitez.
Lyra acquiesça en silence et déplia son corps ramassé, pour se rapprocher légèrement de son interlocuteur, évoluant à quatre pattes dans l’herbe avec la prudence d’un animal qui cherche à comprendre.
- Désolée pour le jet d’eau… Je…
Amaël l’interrompit d’un geste rassurant, et l’observa avec chaleur : elle avait tout d’un animal sauvage à apprivoiser, et il resta immobile, attendant son verdict avec une drôle d’appréhension dans le ventre.
Lyra s’arrêta et s’assit dans l’herbe, jambes croisées et le regard fixe. Plantée sous la lumière lunaire, elle garda le silence pendant quelques minutes, une étrange tension s’installant entre leurs deux silhouettes séparées de deux mètres à peine.
Soudain, elle tendit une main à l’ange, son visage illuminé d’une détermination nouvelle.
- Je suis Lyra, humaine paumée. Je vous préviens, je contrôle que dalle mais je suis bien décidée à ne plus servir de pâtée pour bestioles bizarres.
L’ange resta interdit un instant avant de laisser échapper un nouveau rire. Il ne savait pas dans quel voyage il s’embarquait, mais une chose était sûre : il n’allait pas s’ennuyer.
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