Ses yeux tressaillirent doucement, caressés par la chaleur du soleil du matin que les interstices des volets fermés laissaient filtrer. Il se retourna pour prolonger sa semi-inconscience en se protégeant de l’agression lumineuse, soupirant d’aise en remontant les couvertures et en réinstallant confortablement sa tête contre l’oreiller.
La maisonnée était déjà en activité, à en croire les bruits étouffés qui lui parvenaient du rez-de-chaussée : aussi curieux qu’il pouvait être de découvrir le village et d’envisager la suite, il était bien décidé à profiter de sa matinée pour buller.
C’était son troisième réveil dans ce nouvel univers, mais le premier avec un sentiment de sécurité, dans un contexte normal, du moins, dans ses standards d’humain.
L’odeur végétale qui avait accompagné ses précédents réveils lui manquait presque, se dit-il en roulant à nouveau sur son dos, son cerveau refusant de le laisser replonger dans son sommeil.
Il s’étira lentement, faisant craquer ses épaules avec un soupir de soulagement. Lyra ferait la grimace si elle l’entendait faire, songea-t-il en faisant chanter les articulations de ses doigts avec un sourire amusé.
En parlant de Lyra…
Elle avait occupé une grande partie de ses pensées lorsqu’il s’était retrouvé seul dans la chambre que Riastel lui avait dédié, le repas ayant été riche en rires, émotions et informations.
Une fois les souhaits de bonne nuit échangés et la porte refermée, il s’était laissé tomber sur le lit, l’esprit en ébullition.
Si il savait qu’il était en sécurité, il avait à présent conscience que cela ne durerait pas, au vu de ce que le chef des Mikeno lui avait raconté. Et comme très souvent, ses pensées s’étaient tournées vers sa meilleure amie, phare au milieu de sa vie plus que jamais tourmentée.
Elle devait être morte d’inquiétude ou folle de rage, au choix : cela dépendait grandement de ce qu’elle avait décidé de faire suite à son absence…
C’est dommage, il avait vraiment envie de regarder ce film depuis l’annonce de sa sortie, pensa-t-il avec une pointe de regret.
Après, qu’était un simple film quand on avait l’occasion de vivre une réelle aventure dans un monde bourré à craquer de féerie et de fantasy ?
Il s’en voulait juste de causer une énième angoisse à Lyra, qui n’avait clairement pas besoin qu’il en rajoute une couche. Il savait qu’il était parfois une plaie, avec ses blagues pourries et son côté un poil irresponsable : des fois, il se demandait comment ils arrivaient à s’entendre aussi bien en étant aussi diamétralement opposés…
Lui qui en général se souvenait bien de ses rêves avait du mal à se remémorer ceux faits durant cette première vraie nuit dans un monde inconnu: seule la présence de son acolyte de toujours près de lui, comme si elle l’avait rejoint pour partager cette expérience excitante de nouveauté et délicieusement effrayante lui revenait. Cette simple idée lui mit du baume au cœur, et il sentit sa crainte d’être à jamais seul face à ce monde mystérieux s’estomper : elle n’était certes pas là physiquement, mais il savait qu’il pouvait compter sur elle.
Il s’assit dans le lit et appuya son dos contre le montant en bois, son corps sortant peu à peu de sa léthargie, ses idées se remettant doucement en place avec l’aide de la sensation de repos et de sérénité qui allait avec.
Ses yeux se posèrent sur le petit bureau en bois en face du lit, et il remarqua immédiatement une pile de linge pliée avec soin à côté de son sweat à capuche et de son jean qu’il avait jeté à l’arrache la veille après s’être réveillé dans la nuit, encore tout habillé.
Ses joues chauffèrent de honte durant quelques secondes, à mesure qu’un petit sourire se dessinait sur ses lèvres : Karula s’était souvenue de ce qu’il avait dit lors du repas à propos de sa peur de trop détonner, et avait fait le nécessaire.
Il glissa jusqu’au bord du lit, ses chaussettes masquant à peine la texture du plancher : il soupira d’aise, l’atmosphère chaleureuse de cette maison agissant comme un baume capable de soigner toutes les peines.
Il se dirigea vers la fenêtre et entrepris de laisser rentrer la lumière pleinement dans la chambre : les volets enfin ouverts, il laissa la brise matinale ébouriffer davantage sa tignasse, et apposa les paumes de ses mains sur le rebord de la fenêtre, embrassant des yeux la vue.
- Bonjour, Aevalien, murmura-t-il pour lui-même.
Cela faisait partie des choses qu’il avait appris hier, avec la confirmation de ce qui l’angoissait : il avait bien un rôle important à jouer dans ce monde dont il venait juste d’apprendre le nom.
Son regard erra sur la petite place devant la maison du chef du village, dont montaient déjà les rires des enfants et les bruits caractéristiques d’un jour de marché.
Difficile d’imaginer qu’une menace planait au-dessus de cet endroit, et encore plus qu’il pouvait y faire quelque chose…
Et pourtant, et il n’avait pas de raison de douter de lui, Riastel était catégorique : son arrivée ici n’était pas un hasard, une histoire de prophétie ou un truc du genre.
Et il partageait le poids des espoirs d’un monde entier avec la personne même qu’il avait fui comme la peste lors de leur première rencontre, la seule et unique princesse Siria.
Apprendre ça lui avait retourné l’estomac, la soupe ayant du mal à passer à travers sa gorge nouée.
Karula lui avait de suite lancé un sourire chaleureux, l’intimant avec douceur de partager ce qui le contrariait. Il se souvient encore de la densité du nœud dans sa poitrine et de chaque sensation lorsqu’il se dénouait à mesure qu’il racontait sa première rencontre avec celle qui dirigeait ce monde par intérim, ses compagnons de tablée toujours aussi bienveillants et rassurants.
Il étouffa un rire en voyant les grimaces que se faisaient trois enfants sur la place alors que leurs mères étaient en pleine conversation, leur impatience à aller jouer débordant d’eux-mêmes au point d’être visible à l’œil nu. Lorsque, enfin, elles cédèrent de guerre lasse à leurs demandes, il les observa presque avec tendresse se courir derrière à toute allure autour de la fontaine, riant à gorge déployée.
Ce n’était pas son monde. Il vivait d’une façon complètement différente, avait des préoccupations à des années-lumière des gens qui vivaient ici. Son plus gros problème récemment avait été ses rêves bizarres … Ah, et ses fichus cours de maths !
Pourtant, il sentait une connexion avec les gens d’ici, peu importe qu’ils aient des ailes, des oreilles d’animaux, de la fourrure ou des cornes.
Au final, ils riaient, pleuraient, angoissaient, mangeaient, survivaient, tout comme lui.
Il s’étira une dernière fois en faisant craquer ses articulations avec soin : prophétie ou pas, il sentait l’envie de faire quelque chose pour ce pays. Il doutait fortement d’être à la hauteur de ce qu’on semblait attendre de lui, mais une petite voix en lui lui soufflait qu’il n’arriverait pas à se regarder en face si il ne faisait pas en sorte d’au moins essayer d’aider.
Après avoir, soigneusement cette fois, plié et rangé son attirail d’ado geek sur le bureau, il enfila les vêtements prêtés par Karula, un pantalon marron dans un tissu qui ressemblait à du coton accompagné d’une tunique longue ocre à manches longues, subtilement ornée de broderies noires et blanches. La tenue avait été sûrement adorée par son précédent porteur, la douceur du tissu le résultat d’une légère usure. Il sangla la ceinture en cuir qui soulignait sa taille et enfila ses chaussures : rien ne valait le confort de ses baskets, et vu qu’il prévoyait d’aller se balader, autant le faire sans craindre des ampoules.
Il descendit d’un pas assuré, et fit agréablement accueilli par une odeur de pain chaud et de lait.
- Il ne manque que des oreilles de chat, et tu ferais illusion ! résonna la voix grave de Riastel, qui lui adressa une généreuse tape dans le dos lorsqu’il entra dans la pièce principale.
Raphaël s’étouffa sous la force de l’accolade, et regagna tant bien que mal son équilibre.
Le chef des Mikeno lui jeta un clin d’œil, son sourire espiègle vissé aux lèvres.
Et dire qu’il y a à peine douze heures, ce géant lui faisait peur… et maintenant, il avait l’impression d’être un membre de sa famille.
Ils s’avancèrent vers la table, où Karula avait laissé tout le nécessaire pour qu’il puisse prendre son petit-déjeuner.
- Désolé d’avoir un peu traîné.. s’excusa Raphaël en baissant brièvement la tête.
- Tu étais sûrement épuisé après ta journée d’hier, c’est bien normal, répondit-elle en s’affairant dans la cuisine.
- Et merci pour les vêtements ! Ils sont très confortables !
Elle se retourna et ses yeux ambrés furent traversés furtivement par un air mélancolique qui s’évapora en un sourire alors qu’elle hochait la tête avec approbation.
- Ça te va très bien ! Et comme ça, tu passeras un peu plus inaperçu.
Raphaël lui rendit son sourire, et commença à manger la tartine qu’il venait de se préparer.
Il commençait à mettre le doigt sur ce sentiment qui l’étreignait depuis qu'il avait franchi le seuil de cet endroit : celui d'avoir un foyer où retourner. Riastel et Karula l'avait accueilli à bras ouverts, sans jugement, ni attente, et pris soin de lui comme si il faisait partie de la famille.
Sa mère l'aimait et ferait tout pour lui, il en était convaincu, mais ce sentiment de chaleureuse sécurité, cette liberté de flancher, il ne l'éprouvait pas chez lui : il le ressentait chez ses grands-parents, et avec Lyra.
Et maintenant, dans le monde d'Aevalien, chez le chef des Mikeno.
Il sentit le picotement familier des larmes naître au coin de ses yeux, un mélange de manque, reconnaissance et solitude tournoyant dans son âme : mais sans savoir pourquoi, il les ravala, et termina son repas au rythme de la mélodie fredonnée par Karula.
Le village ne lui donnait pas du tout la même impression maintenant qu’il s’y promenait de jour… et sans flipper au moindre coin de rue.
Soudainement, les habitants semblaient plus lumineux et amicaux, les maisons moins imposantes et les rues grouillantes d’activité invitaient à l’exploration. Il déambula durant toute la matinée dans le village, retrouvant le groupe de jeunes de la veille toujours assis à une terrasse, et redécouvrant les lieux qu’il avait observé de loin.
La main dans la poche contenant la petite bourse que Riastel lui avait donné, Raphaël contemplait avec envie l’étal de sucreries, ses yeux passant d’une douceur à l’autre : certaines ressemblaient à des beignets, d’autres étaient visiblement des tartes avec des fruits étranges, et l’espèce de flan recouvert de ce qu’il supposait être du caramel lui faisait clairement de l’œil. La jeune Mikeno qui tenait le stand réprimait difficilement un rire, le léger frémissement des plumes de ses oreilles le seul signe trahissant son amusement.
- Je vais finalement prendre ceci, dit-il en pointant le flan du doigt.
- Un tamapuddi, tout frais ! dit la jeune femme d’un air enjoué en saisissant une boîte cartonnée pour le servir.
Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent au nom, et il se fit la note mentale de penser à avoir un carnet avec lui pour noter ce genre d’informations.
- Souhaitez-vous une dose de syro en plus ?
Un sourcil confus se leva alors qu’un « Euh….. » s’échappait de sa bouche, ses neurones visiblement en pleine recherche.
- C’est le coulis sucré qui se trouve dessus, rajouta-t-elle avec un sourire.
Il hocha la tête en guise de réponse, et sortit la somme nécessaire en fronçant les sourcils, dans un effort de se rappeler les explications de Karula.
Il tendit les pièces avec un sourire gêné, qui se détendit face à l’attitude bienveillante de la vendeuse. Il la salua et se saisit de son trophée, les yeux pétillants d’impatience : il savait déjà où se diriger pour déguster sa friandise…
Assis sous la tonnelle, les rayons du soleil de midi atténués par la végétation, il savoura la première bouchée avec délice : yep, ça avait bien la texture du flan, mais en moins sucré, avec un arôme plus ambré. Il plongea à nouveau sa cuillère dans la pâtisserie, en veillant à bien l’enrober de ce fameux syro qui était si similaire au caramel.
Un goût prononcé de sucre et une légère amertume semblable à du café recouvra ses papilles, lui faisant pousser un gémissement de contentement.
Rien ne valait une bonne dose de sucre pour se remonter le moral et recharger les batteries !
Il sortit de sa transe en entendant un léger rire clair, et ses yeux rencontrèrent ceux des enfants qu’il avait observé le matin-même. Il se mit à leur faire une grimace qui fut accueillie par de nouveaux rires, et de fil en aiguille ils partagèrent le tamapuddi, ses nouveaux camarades racontant à toute allure leurs aventures jusqu’à ce que leur mères viennent les chercher pour déjeuner, s’excusant platement de l’impolitesse de leur progéniture.
Raphaël les rassura du mieux qu’il pouvait, et salua les enfants avec un grand sourire avant de se rasseoir, fermant les yeux pour profiter de la légère brise : il se voyait bien vivre ici si il n’avait pas un monde à protéger d’un sorcier mal intentionné… Mikhaïl, si ses souvenirs étaient bons.
Il lui fallait vraiment un carnet pour noter tout ce qu’il avait appris…
La sérénité de son vagabondage mental fut perturbé par une clameur à l’entrée du village, le bruit de roues en bois claquant sur les pavés résonnant de plus en plus fort à mesure que le véhicule s’approchait.
Il se redressa, sa curiosité piquée à mesure que les réactions des habitants naissaient sur leur visage, un mélange d'excitation et de surprise se répandant dans le village à coups de murmures affairés et d'exclamations étouffées.
Ouf, au moins, ce n'était pas une menace !
Il se leva et observa le carrosse s'arrêter devant la maison de Riastel : visiblement, le visiteur n'était pas n'importe qui, mais le véhicule restait sobre, ce qui donna d'emblée à Raphaël une bonne image de la personne qu'il transportait.
Il avait toujours eu du mal avec les gens prétentieux et qui abusaient de leur pouvoir pour se montrer au-dessus des autres.
L'attroupement autour du carrosse se fit plus silencieux alors que la porte s'ouvrit, laissant apparaître une silhouette élancée mais jeune, et une masse de cheveux roux...
- Et merde...., murmura le jeune homme, une envie de fuir dans la forêt lui parcourant soudainement les membres.
Il serra les poings et enfonça ses talons dans le sol : ok, il n'avait pas prévu ça. Ok, il n'avait pas eu le temps de réfléchir à ses excuses, à ce qui'l allait dire. Ok, il était putain de terrifié à l'idée de refaire une boulette et de sa réaction...
Il inspira un grand coup, et d'une démarche un peu raide, s’avança vers la nouvelle venue, qui saluait avec un grand sourire les habitants.
Le regard vert de Raphaël croisa d'abord celui de Riastel qui sortait de chez lui pour accueillir leur invitée, et ce qu'il y lu ne l'étonna guère. Le chef ne semblait pas surpris de cette arrivée, mais étonné malgré tout, et surtout désolé de quelque chose.
Raphaël lui sourit doucement, comme pour le rassurer : il se doutait de ce qui avait dû se passer, mais n'en voulait de toute façon pas à son hôte.
Alors que le chef des Mikeno terminait de présenter les mots d'usage lors d'une visite protocolaire, Raphaël se faufila silencieusement à ses côtés, les membres légèrement tremblants sous le stress, mais le regard droit et sincère.
Il fallait, non, il voulait reprendre sur une bonne base.
- Bonjour et bienvenue, Dame Siria, dit-il d'une voix claire en inclinant la tête en signe de respect.
Une voix tremblante et des yeux un peu plus brillants que d'habitude accueillirent son geste.
- Ravie de vous revoir, Sire Raphaël...
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