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tome 1, Chapitre 1 « Tout ira bien » tome 1, Chapitre 1

[Première nouvelle de ce recueil. Elle a été présentée pour l'appel à textes #14 du webzine Absinthe, et a été sélectionnée. Elle paraîtra dans le numéro de juin 2014.

Les nouvelles de ce recueil sont à la fois sans aucun lien et toutes reliées, tout simplement car le thème général est le même : la relation entre humains et créatures de l'espace. J'ai choisi de présenter ce projet sous forme de fiction à chapitres afin de tout regrouper, mais vous pouvez lire/reviewer ce qu'il vous plaît puisqu'il n'y a ni début ni fin réelle.]

Tout ira bien

J'entre dans ma chambre. Immédiatement, avant même de réfléchir ou d'avancer, j'inspire profondément l'air. Rien. Rien à part l'immonde odeur de linge sale qui fait office de bouclier olfactif. Avec soulagement, je referme la porte derrière moi, j'abandonne mon sac à même le sol et je me jette à plat ventre sur le parquet en direction de mon lit. J'écarte frénétiquement les piles de magazines et de mangas. À nouveau, l'apaisement m'envahit.

Il est là. Ou bien elle ? Je n'en ai toujours aucune idée. Quand on essaie de planquer une créature non identifiée avec six pattes et deux fois plus d'yeux, notre premier réflexe n'est pas de lui regarder entre les pattes pour voir ce qui s'y cache. Parce que trouver une bestiole jusque-là inconnue sur un terrain vague en sortant des cours, c'est marrant. Ça ressemble au début d'un roman SF à la mode. Aller voir ladite bestiole tous les jours, lui apporter des morceaux de jambon piqués dans le frigo et la voir s'attacher à nous, c'est cool. Mais quand ses potes se ramènent par paquets de cinquante un peu partout dans la région, ça devient plus problématique. Quand ils se mettent à saccager les jardins et à manger les chiens domestiques, ça devient flippant. Et quand mes compatriotes humains ont commencé à les éradiquer au fusil de chasse, il a bien fallu que je fasse quelque chose. Voilà, vous savez tout. Les enfants ont peur du monstre imaginaire sous leur lit, moi j'en ai un vrai. Certaines filles achètent un cochon d'Inde ou une perruche qu'elles élèvent en cachette dans leur armoire parce que les parents n'en veulent pas. Moi j'ai un extra-terrestre.

Je le vois à peine, caché derrière le vieux drap qui lui sert de matelas. Mais je l'entends. Son souffle est rauque et saccadé. Je peux sentir sa peur. Sa colère. Je sais qu'il déteste être là. Qu'il m'en veut plus que tout. Je suis sûr qu'il aurait préféré rester dehors et mourir avec ses semblables plutôt que de vivre cloîtré ici sans pouvoir respirer l'air frais ni voir le ciel. C'était égoïste de ma part de vouloir le garder pour moi seul. Pourtant, je lui ai quand même sauvé la vie. Il n'a pas le droit de m'en vouloir pour ça. J'ai été égoïste, mais je l'ai fait pour lui. ... Et pour moi.

Je tends la main pour le caresser. Une main vide. J'étais si pressé de le rejoindre et de m'assurer qu'il n'avait pas été découvert que je n'ai pas pensé à lui apporter quelque chose à manger. Le rappel à l'ordre est immédiat. Je sens ses crocs s'enfoncer dans ma chair, puis se rétracter tout aussi vivement. Il n'en est pas à vouloir me dévorer. Pas encore.

Je retire immédiatement mon bras pour l'examiner. La douleur est aiguë, mais la blessure n'est pas profonde. Le sang coule légèrement, et j'ai du mal à plier mes doigts, mais je sais d'expérience que ça disparaîtra rapidement. Lui se met à gronder tout bas. Il n'est pas particulièrement agressif. Jamais il ne se jette sur moi dès que j'entre. En revanche, il n'aime pas être dérangé. Et il le fait savoir.

Voilà deux semaines que je le garde ici. « Tout ira bien » est devenu ma devise. On y croit et on ne pense pas trop au lendemain. Même si le petit bonheur d'aller le voir tous les jours dans son terrier, après les cours, s'est changé en cauchemar dès qu'il a franchi le seuil de la maison. Il n'est plus le même. Il reste prostré des heures sous le lit sans sortir ni bouger. Lorsque je parviens à lui faire quitter son antre pour le distraire, il se montre méfiant, distant et parfois brutal. Ses réactions se font imprévisibles. Mes avant-bras, mon torse et même mes genoux sont marbrés de griffures plus ou moins récentes, de croûtes et de traces de crocs. Aucune blessure sévère pour l'instant - rien que je ne puisse faire passer pour une chute à vélo, en tout cas. Pour le reste, c'est une autre histoire. Le nourrir reste abordable, même si mon argent de poche le sent passer. Mais le dissimuler devient un véritable marathon. Étant relativement silencieux - je ne me souviens pas l'avoir entendu émettre autre chose que des grognements sourds -, le vrai problème reste l'odeur. Déjà au naturel, il n'a jamais embaumé tels les champs en fleur, et le fait est que je ne peux décemment lui faire un brin de toilette dans la baignoire familiale ou le promener dans le quartier pour qu'il fasse ses besoins. J'en suis donc réduit à accumuler le linge sale pour masquer la puanteur de ses déjections que je nettoie tous les matins.

Avec un soupir, je m'assois en tailleur sur le sol et j'attends, serrant mes doigts blessés pour atténuer la douleur. Le silence se fait pesant. Je l'appelle doucement, par le surnom que je lui ai trouvé.

— Racco ? Sors, n'aie pas peur.

Racco, comme raccoon en anglais, parce qu'il ressemble à un raton laveur. Un raton laveur presque entièrement noir qui aurait six yeux, autant de pattes et une mâchoire à rendre un crocodile jaloux, mais un raton laveur quand même.

Il sort prudemment son museau autrefois blanc et désormais maculé de sang et de pulpe de fruits. Tous ses yeux sont braqués sur moi, épiant ma réaction. Son souffle est toujours aussi haché et ses moustaches fines frémissent, analysant les environs. Lentement, il darde sa langue bleue et nettoie un à un ses globes oculaires aux pupilles jaune luisant, avec un écœurant bruit de succion. Il scrute son environnement avec attention puis, jugeant sans doute que rien n'est digne de son intérêt, retourne se cacher dans l'ombre.

À nouveau, un soupir m'échappe. Je m'ennuie sans lui. Je regrette le passé où je pouvais le considérer comme un ami. Le temps est long lorsque l'on s'ennuie, et encore plus lorsque la nostalgie nous prend. La nostalgie et les remords. Le regret frustrant d'être dans une situation où chaque choix possible se révèle mauvais. Je ne peux pas l'abandonner. Il est... il était mon ami. Et il n'a plus personne, j'en suis persuadé. Je me souviens très bien des nuits passées à trembler sous mes draps pendant que les coups de feu retentissaient dehors. Je doute qu'il en reste un seul en vie. Ils sont morts, et lui aurait dû les accompagner. Seulement, voilà, je n'ai pas pu m'y résoudre. Et maintenant, à qui s'adresser ? Personne ne peut nous venir en aide. Quant à le garder ici, ce n'est qu'une solution provisoire. Je n'arrive déjà pas à croire que j'aie pu le cacher si longtemps. Bientôt, quelqu'un le verra, ou alors il aura le cran de quitter son drap sale pour tenter de s'enfuir, ou alors je n'aurai plus de quoi le nourrir. Peu importe de quelle manière, je fonce droit dans le mur et je le sais.

Le meilleur choix serait sans doute de le libérer. Mais comment je pourrais m'y résoudre ? Comment trouve-t-on le cran de faire comprendre à un être vivant qu'on ne veut plus de lui, qu'il ne repart pas avec nous, qu'il va devoir se débrouiller par lui-même ? Comment font les gens qui abandonnent leur chien sur le bord de la rocade au mois d'août ? J'aimerais le savoir, parfois. Je pensais que c'était de la lâcheté quand je regardais du coin de l’œil les campagnes publicitaires des refuges pour animaux. À présent, je me demande si ce n'est pas au contraire une forme de courage très particulier. Tout est question de point de vue, au final.

Mon regard ne lâche pas le dessous du lit. Racco n'est plus en vue. Sans doute retourné se terrer le plus loin possible. Qu'en pense-t-il, lui ? Que préfèrerait-il vraiment ? La liberté éphémère de l'extérieur, ou la sécurité morose de la vie en captivité dans une chambre d'ado suffocante ? Je ne peux pas le lui demander et je le regrette amèrement. Il me laisse seul devant le choix final.

Ne pouvant me résoudre à trancher aujourd'hui, je me traîne sans conviction jusqu'à mon bureau, sors agenda et cahiers et me lance dans mon travail scolaire. Sans surprise, la productivité n'est pas au rendez-vous. Je fixe stupidement les mots alignés devant mes yeux sans que mon cerveau ne se décide à les déchiffrer. Mon attention reste focalisée sur lui. Me regarde-t-il ? Me déteste-t-il ? Le temps s'écoule laborieusement sans que je ne réussisse à travailler. Le soir arrive, le repas familial également, puis enfin l'heure du coucher. Je crois que c'est le moment que je préfère. Je passe les premières heures à me reposer dans le noir, allongé sur mon matelas, à écouter Racco dormir. Il n'est jamais si serein que lorsqu'il est plongé dans le sommeil. Sa respiration assoupie est tranquille et régulière, presque inaudible si l'on ne tend pas l'oreille ; elle m'apaise et m'aide moi-même à sombrer lentement dans l'inconscience et les rêves.

Le lendemain est sans surprise. Tout comme les jours qui suivent. Chaque matin, sur mon calendrier, je dessine une croix discrète marquant les jours passés à dissimuler un extraterrestre dans ma chambre. Quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf... Puis je reprends une vie ordinaire. Tout ira bien. Lycée et échec scolaire, parents et potes du quartier. Avant de rentrer, je file à la supérette du coin pour acheter de quoi contenter mon « raton laveur ». Jambon, croquettes pour chat, fruits. J'arrive chez moi. Moment de doute fatal chaque fois que je franchis le seuil de ma chambre. Soulagement instantané en constatant que tout est normal. Je dispose la nourriture au sol, je m'éloigne suffisamment pour qu'il puisse manger à l'aise. J'essaie de l'approcher, de le caresser, de revenir à ce qui nous liait autrefois. Je reçois mes coups de griffes quotidiens. Je m'apitoie sur mon sort. Je fais semblant de bosser en m'évertuant à trouver des solutions pour Racco. Je vais me coucher. Et le lendemain on recommence.

Vingt jours. Vingt-et-un. Vingt-deux. Vingt-trois. Vingt-quatre. Tout ira bien. Lycée. Supérette. Petite bombe du jour : mon portefeuille est vide et je passe pour un demeuré en arrivant en caisse avec mon paquet de croquettes sous le bras. Je ressors les mains vides, la tête vide, les poches vides. J'erre quelques instants dans le froid, à me demander ce que je vais faire. Je rentre sans avoir trouvé la réponse. La maison est encore déserte, j'en profite pour me ruer sur le réfrigérateur. Des yaourts, une brique de lait. Pas intéressant. Un poulet rôti. Intéressant, mais je ne peux pas le faire disparaître dans l'estomac de mon extraterrestre sans que mes parents ne se posent des questions. La chance n'est pas de mon côté. On dirait que la roue tourne.

Atterré, je me dirige vers ma chambre à pas lents. Comme toujours, je m'arrête à l'entrée, j'inspire un grand coup et je suis soulagé de constater qu'on ne décèle aucune odeur suspecte. Mais cette fois, l'anxiété de n'avoir rien pour nourrir mon pensionnaire surpasse tout le reste. Je me laisse tomber sur le matelas, et je l'entends faire bruisser son drap, juste en-dessous. Il se rapproche, guette, attend ce qui ne viendra pas.

Pris d'une brusque inspiration, je me relève et vais fouiller dans un tiroir. Je cache parfois quelques économies sous de vieux cahiers. Je retire le contenu, je retourne tout, frénétiquement, comme un animal furieux. Rien. Je me revois effectuer le même geste une semaine plus tôt. Alors ça y est, j'ai vraiment dépensé tout ce que j'avais pour nourrir ce monstre ? L'inquiétude s'accentue, muée en véritable panique. Puis, sournoisement, un autre sentiment vient la remplacer. Quelque chose de plus matériel, de plus sombre. L'amertume égoïste, l'avarice. Je comptais me payer un jeu vidéo, le mois prochain. Je l'attendais avec impatience, et les évènements avec Racco me l'ont fait oublier. Je devais aussi aller au cinéma avec une fille de ma classe. Peu à peu, les pensées anodines me parasitent le cerveau, me font oublier l'essentiel. L'essentiel, c'est que Racco aille bien, pas vrai ? Qu'il ait l'estomac plein et soit heureux ici. S'il va mal, comment pourrait-on redevenir amis ? Oui, c'est ça le principal. Mais rien à faire, je n'arrive pas à me détacher du reste. Moi aussi, j'ai une vie, après tout. Moi aussi j'ai mérité d'aller bien. Un mouvement de rage soudain me fait donner un coup de pied dans la tête de lit. Le meuble tremble et cogne contre le mur. Pour la première fois, Racco pousse un glapissement mi terrifié mi outragé. Je lui ai fait peur. Je n'arrive pourtant pas à m'en vouloir. Bien au contraire, je me sens un peu mieux après avoir évacué ma colère.

Sans remords, j'attrape ma console de jeux et me vautre sur ma couverture. Je passe le reste de la journée à jouer, sans même me donner la peine de faire semblant de travailler. L'extraterrestre reste hors de vue. Tant mieux. Il serait temps que je pense un peu à moi.

La journée suivante se déroule merveilleusement bien. J'avais oublié à quel point il pouvait être reposant de ne plus être en permanence rongé par l'angoisse. J'ai décidé de ne pas m'en faire pour Racco. Il peut bien tenir quelques jours sans manger, non ? Je me suis suffisamment privé pour lui. Il est temps qu'il me renvoie l'ascenseur. C'est comme ça que ça marche, entre amis, pas vrai ? Oui, exactement. Il aura de quoi boire et je continuerai à nettoyer ses merdes. C'est suffisant. Je prends quelques jours de repos, c'est tout. Le temps de trouver comment récupérer un peu de fric.

Tout se passe bien pendant quelques temps. Il pointe parfois sa tête de raton laveur pleine d'yeux vers moi, attendant visiblement quelque chose. Je l'ignore, et il finit toujours par retourner se coucher. Les jours passent. Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf. Racco se met à gémir à intervalles réguliers. Je pique quelques fruits à la cuisine et je les lui balance. Il se calme un peu, mais je sais que ce n'est pas suffisant. Je n'ai pas trouvé de solution durable pour résoudre mes problèmes de budget. À vrai dire, je n'y ai pas tellement réfléchi. Pour le moment, ça se passe plutôt bien, alors... pourquoi ne pas continuer ? Tout ira bien, j’en suis sûr.

Trente. Trente-et-un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. La nuit, j'entends des grattements de plus en plus insistants, de plus en plus pénibles. Je lui crie de la fermer. Il continue. J'allume la lampe, je jette un œil et je m'aperçois qu'il a commencé à bouffer le pied du lit. Manquait plus que ça.

— Arrête ça !

Il ne m'écoute pas. Je crois qu'il a trouvé un moyen de se remplir vaguement la panse tout en m'énervant, et on dirait que ça lui plaît. Agacé, je me glisse sous le lit, j'agrippe sa fourrure rêche et je tire d'un coup sec dans l'intention de lui donner une bonne leçon. À l'instant où je le fais, je sais que je n'aurais pas dû. Je sais que j'ai exagéré et le remords m'envahit instantanément. Je m'attends à être griffé, mordu en représailles. Et je me dis que ce serait mérité. Mais rien ne vient. Il sursaute simplement, se cogne contre le sommier, me fait face et me lance un regard que je n'oublierai jamais. Le regard qui veut tout dire.

« Mais pourquoi tu me fais ça ? Pourquoi ? »

Et je ne peux pas le soutenir. Trop honte. Alors j'éteins la lumière et je retourne dans mes draps. Mais je ne dors pas de la nuit. Et bien avant que le soleil ne se lève, j'ai enfin ma solution.

En pédalant à toute allure en direction du centre commercial, je me dis que c'est tellement simple que j'aurais dû y penser plus tôt. La supérette de mon quartier est trop peu fréquentée, mieux vaut cet immense magasin anonyme. J'attache mon vélo et fonce en direction du rayon alimentaire sans perdre de temps. Je m'éloigne des yaourts et compotes pour me diriger vers les étagères réfrigérées des viandes. Jambon, rôti froid et j'en passe, essentiellement des emballages plats et fins, faciles à dissimuler. Mais il y a du monde dans cette allée, beaucoup de monde. Je tergiverse, piétine, tourne en rond, n'ose pas aller jusqu'au bout. Finalement, je vais tenter ma chance au fond de la grande surface, dans les rayons pour animaux. Bonne idée : les clients se font plus rares ici. Je fais mine d'hésiter entre plusieurs paquets le temps qu'une vieille dame fasse son choix et change d'allée, puis j'attrape le premier sac de croquettes qui me tombe sous la main et le fourre dans mon sac à dos.

— Norbert, c'est toi ?

Je fais un tel bond en me retournant que je me cogne contre les rayonnages. Je dévisage la nouvelle venue avec des yeux ronds. Je ne l'ai pas entendue arriver. C'est une fille brune qui doit avoir le même âge que moi. Elle porte un gros sac en bandoulière qu'elle tient serré contre elle comme s'il contenait un trésor. Il me faut quelques secondes pour récupérer avant de réaliser que je la connais très bien. Elsa, ma voisine en cours de maths. Juste derrière, une femme d'âge mûr avec le même nez qu'elle, sans doute sa mère. Je les salue en bafouillant, parfaitement conscient que je ne pourrais pas avoir l'air plus suspect.

— Je ne savais pas que tu avais un chat, poursuit-elle d'un ton badin en voyant ce que j'avais commencé à dissimuler dans mon sac.

Mon cerveau se paralyse quelques instants. Vous savez, ce moment où vous devez inventer un mensonge crédible à toute vitesse mais que vos neurones refusent de coopérer.

— Je... Ça fait pas longtemps. Euh... On l'a trouvé sur le terrain vague derrière chez nous, y a peut-être un mois.

Ce n'est qu'un demi-mensonge, au final. Il paraît que c’est ce qui marche le mieux. Pourtant, une drôle de lueur passe dans le regard d'Elsa, et ma paranoïa emballe mon rythme cardiaque. Mais il ne se passe rien. Elle fait la conversation normalement, et j'arrive à m'en libérer au bout d'une dizaine de minutes. Je leur souhaite une bonne journée sans pouvoir me défaire de ma voix chevrotante d'inquiétude, et je file aussi vite que possible, priant pour avoir été convaincant. Une part de moi n'y croit pas une seconde, me fait réaliser à quel point je suis acculé. À quel point nous sommes sur la sellette, Racco et moi. Je tâche de chasser ces pensées tout en cherchant mon chemin.

Maintenant, le plus compliqué : sortir d'ici sans rien acheter et sans avoir l'air encore plus louche que je ne le suis déjà. J'ai fait de mon mieux pour ne pas avoir une allure de délinquant. Je me suis habillé correctement et j'ai même donné un coup de peigne dans ma tignasse toujours hirsute. En sortant par les portes automatisées sans avoir croisé le moindre vigile et sans que personne n'ait fait attention à moi, je me dis que je me suis vraiment donné du mal pour rien. Ce n'est pas suffisant pour atténuer le malaise que je ressens. C'est la première fois que je fais quelque chose d'illégal. Je suis un garçon plutôt sage, en temps ordinaire, même si mon look me donne des allures parfois peu engageantes. Et voilà que je me rabaisse au niveau de petit voyou de bas étage. Je pousse un soupir en remontant sur mon vélo. On va dire que c'est pour la bonne cause. Reste à ne pas se faire pincer, maintenant. Je me le répète encore une fois, comme une formule magique. « Tout ira bien. »

Je me sens presque consolé devant l'accueil que me réserve The Raccoon. Dès que j'ouvre la porte, il sort la tête et se précipite vers moi. La scène m'arrache un sourire. Ça faisait un bout de temps qu'il n'était plus sorti spontanément de son abri. Ma bonne humeur retombe immédiatement quand je comprends ce qui l'intéresse. Ce n'est pas vers moi qu'il se jette, mais vers le sac de croquettes que je tiens à la main. Il se redresse vivement sur ses pattes postérieures, agrippe l'emballage entre ses crocs et, avant que je ne puisse réagir, tire d'un coup sec qui déchire le plastique et répand le contenu sur le sol. Je ne peux retenir un cri de surprise, et je referme immédiatement la porte derrière moi. Je m'apprête à lui passer un savon, mais la culpabilité m'en empêche, me serre la gorge en le voyant dévorer si avidement à même le parquet.

J'abandonne l'emballage vide dans un coin et m'assois aux côtés de la créature occupée à engloutir la nourriture avec des bruits de mastication et de déglutition parfaitement répugnants. Je me souviens de la première fois que je l'ai rencontré. Je l'ai immédiatement adoré. Ses yeux jaunes et globuleux, son ignoble langue bleue et visqueuse, sa fourrure sale et emmêlée, il est juste... l'incarnation parfaite de l'horreur, mais à mes yeux, il est l'extraterrestre le plus mignon du monde. Tellement plus intéressant que le labrador aussi jaune qu'obèse de mes parents, ou que le banal chat de gouttière qui vient parfois réclamer quelques restes en grattant au carreau. Racco vaut bien mieux que ça, impossible de ne pas le voir. Je n'ai plus aucun doute, maintenant. Et dire que l'idée de l'abandonner m'a effleuré plusieurs fois... Ce n'est pas facile tous les jours, oui, mais ce n'est qu'une mauvaise passe. Il faut qu'il s'habitue à sa nouvelle vie.

« Ça ira. Oui, tout ira bien », me dis-je en le regardant nettoyer ce qui reste de son repas à coups de langue.

Avec un sourire confiant et sans la moindre trace d'hésitation, je tends la main vers lui et gratte tendrement son échine. La suite se déroule en moins d'une seconde. Ses muscles se tendent instinctivement. Tous ses yeux convergent dans ma direction. Il arque le cou, dégaine une armée de crocs jaune sale, referme sa mâchoire et me sectionne l'index.

« Les animaux ont tous des réactions imprévisibles. Même le plus doux de mes félins pourrait se retourner contre moi si l'instinct le lui dictait. C'est pourquoi je garde mes précautions, quoi qu'il arrive, même si la routine rassurante s'installe. » C'est un spécialiste des fauves en captivité qui a dit ça. À la télévision, il y a quelques années. Je comprends mieux ce qu'il voulait dire, maintenant que je serre ma main ensanglantée contre ma poitrine dans l'espoir vain de stopper l'hémorragie.

La douleur est insoutenable, tout comme la vision qui s'offre à moi. Mon doigt est là-bas, deux mètres plus loin, sur le sol. Et le sang, du sang partout. Comment peut-on saigner autant pour juste un doigt ? Racco reste indifférent. Il termine de gober les croquettes éparpillées sur le sol, et lorsqu'il n'y a plus rien, il commence à lécher le liquide rouge qui tache le parquet. Il ne semble pas plus agité que d'ordinaire, comme s'il avait déjà oublié ce qu'il venait de faire. Un simple mouvement d'irritation. Un réflexe, un sursaut. Une réaction imprévisible. C'est tout.

Je n'arrive plus à bouger. Je n'en ai pas le courage. Je sais que je devrais sortir d'ici au plus vite, appeler les urgences, trouver quelque chose pour faire un garrot en attendant l'ambulance. Mais je reste là sans pouvoir détacher mon regard de cet extraterrestre. Il me faut un moment avant de m'apercevoir que je pleure. À cause de la douleur ? Oui, mais pas seulement. La trahison y est pour beaucoup. Et mon état ne m'aide pas à réfléchir clairement. J'ai les membres lourds, je transpire, je me sens nauséeux et faible. Je vais sans doute faire un malaise. Je me demande quelle tête feront mes parents en me trouvant évanoui dans mon propre sang qu'un raton laveur de l'espace continue de nettoyer à coups de langue gluante.

Soudain, il lève la tête vers moi, se sentant sans doute observé. À la façon dont il me regarde, on dirait presque qu'il m'en veut.

« Qu'est-ce que tu fous par terre au lieu de t'occuper de moi ? », semble-t-il dire.

À moins que ce soit la quantité de sang perdu qui m'embrouille les idées. Allez savoir. Toujours est-il que je me lève d'un seul coup, sans trop savoir où j'en ai puisé l'énergie. Peut-être la colère qui me consume littéralement de l'intérieur ? Oui, peut-être. Je ne saurais pas dire ce qui me prend à cet instant. C'est comme si mon esprit sortait de mon corps pour le laisser aux mains de toutes les rancœurs accumulées au fil du temps. Il n'y a plus rien de sensé. Plus de Norbert. Juste une rage confuse et aveugle qui me fait décocher un coup de pied dans l'estomac de Racco, l'envoyant s'écraser contre le mur. C'est ce que je n'aurais jamais dû faire mais que je ne peux plus contenir.

Il retombe sur ses pattes. Son couinement de souffrance se mue bien vite en un grondement menaçant. Moi, je brûle, j'explose.

— Comment tu peux faire ça ?! Où tu te crois ?

Un nouveau coup qui le fait rouler à l'autre extrémité de la pièce. Il l'a sans doute vu venir mais n'a pas eu le temps de réagir.

— Tu vois tout ce que je fais pour toi ? TU LE VOIS ?! Comment tu peux... COMMENT ?

Je ne trouve pas les mots. Je ne parle plus, je ne hurle plus. Je crache, je siffle et vomis comme un animal. Comme lui. Des larmes salées me piquent les yeux, troublent ma vision. Ça n'a pas d'importance. Je n'ai plus besoin d'yeux, je suis une bête. Les bêtes se guident à l'instinct sauvage. Je l'attrape par la peau, de ma main blessée. Sa fourrure sale ne fait qu'incendier davantage ma plaie. Je hurle, lui aussi. Je le frappe aveuglément, et chaque coup porté m'en vaut un en retour. Je vais gagner, je le sais. Je suis plus grand, plus fort. Il n'est rien. Je vais lui donner une leçon. Lui faire regretter d'avoir eu l'impudence de mordre la main qui le nourrit.

Mais mon corps me trahit lui aussi. Tout ce sang perdu m'affaiblit. Mes jambes flageolent et refusent bientôt de me porter. Je n'abandonne pas. Je continue à cogner, à me battre comme un diable tant que mes muscles m'obéissent. Mes efforts sont dérisoires. Ses crocs sont plus acérés que je ne l'aurais jamais imaginé. Je me sens déchiqueté de part en part. Je ne vois plus rien, ne comprends plus rien. Autour de moi, il n'y a que la frénésie, le chaos. La souffrance est au-delà de tout. Je m'effondre au sol sous les assauts de celui que j'ai toujours cru mon ami.

Le tumulte se calme. J'essaie de redresser la tête. Il me reste tout juste assez de conscience pour comprendre. Il est là, à fouiller dans mes entrailles. Ce n'est plus seulement la douleur physique que je ressens. C'est aussi le remords, la colère, l'injustice.

Surtout l'injustice.

Ce n'est pas juste, ce qui arrive. Non, vraiment pas juste. Depuis le début, je suis seul.

Seul.

Mes idées se déforment et s'entremêlent. J'ai froid, maintenant.

Je suis seul. Personne ne pouvait m'aider, personne ne pouvait comprendre. Parce que je suis le seul abruti qui recueille un extraterrestre chez lui.

Voilà le résultat. Je crève seul, de la façon la plus pitoyable possible. Les intestins bouffés par mon « chien » pendant que je me vide dans mes fluides. C'est pathétique. Et je suis seul.

Qu'est-ce qu'on pensera de ma mort ? La dernière personne que j'ai croisé avant de partir, qui c'était déjà ? J'essaie de me rappeler, mais mes souvenirs se font la malle en même temps que mes tripes. Je lutte encore un peu, comme si je cherchais la réponse à une question existentielle. Et puis quelques images reviennent.

« Ah oui, le supermarché. »

Qui j'avais croisé, là-bas ? Cette fille que je connais... Son nom m'échappe. Mais je me rappelle, elle m'a demandé si j'avais un chat. Je ne peux contenir un rire chuintant qui me fait cracher des caillots de sang. Je m'étouffe à moitié. Si elle avait su pour qui j'étais en train de piquer ces croquettes...

Je tousse encore un peu et régurgite quelque chose d'acide qui ressemble à de la bile.

Elsa. La fille, elle s'appelait Elsa.

Un horrible tiraillement se fait sentir un peu plus bas quand Racco arrache Dieu sait quoi dans ma cage thoracique.

Je me demande ce qu'elle foutait là-bas, Elsa. Elle non plus, elle n'a pas de chat ni de chien. Ou alors ma mémoire me joue des tours ? Je ne sais plus.

Un craquement pendant qu'il broie mes côtes une par une. Mon crâne retombe contre le sol. Je me sens partir.

« C'est pas trop tôt. Ça... ça... commençait à faire... »

« ... »

Lorsqu'elle arriva devant la maison, elle la trouva encerclée par un cortège de voitures de police, accompagnées par une ambulance. Des voisins étaient rassemblés par petits groupes. Difficile de savoir s'ils s’inquiétaient ou comméraient simplement. Elle marqua d'abord un temps d'arrêt, clouée sur place par la stupeur. Que s'était-il passé ici ? Elle se remit en marche, dans la même direction. Elle voulait en avoir le cœur net. Son lourd sac en bandoulière la ralentissait considérablement et malmenait son épaule, tirant jusque dans sa nuque, mais elle ne pouvait l'abandonner dans un coin.

En arrivant devant le lieu du drame, elle courait presque malgré son chargement. L'agitation qui régnait l'empêchait de comprendre quoi que ce soit. Déboussolée, elle reconnut enfin la mère de Norbert parmi les personnes présentes. Elle comprit toutefois que la femme n'était pas disposée à lui fournir de quelconques explications lorsqu'elle vit son visage dévasté et ses yeux rougis. Reportant son attention sur le véhicule blanc, elle comprit enfin la situation en découvrant la civière qui masquait un corps. Et ses craintes furent confirmées en voyant un policier sortir de la maison en tenant une cage d'où s'échappaient des grognements furieux.

Sous le choc, elle s'éloigna instinctivement, sans prendre de direction précise. Tout ce qui lui importait était de ne plus faire face au drame. Elle finit par s'asseoir sur un banc public pour reposer son épaule meurtrie et prendre le temps de se calmer. Elle ne savait pas réellement ce qu'elle espérait de Norbert. L'aider, ou bien être aidée ? Elle n'en savait rien. Et ça n'avait plus d'importance. Elle avait vu juste quant à sa situation mais était partie à sa rencontre trop tard. Et maintenant, que faire ?

Le sac remua à côté d'elle. Avec un sursaut nerveux, elle jeta un œil aux alentours pour s'assurer que personne n'avait remarqué, mais l'allée était déserte. Elle se pencha et murmura tout près de l'ouverture laissée pour permettre à la créature de respirer :

— Ne t'inquiète pas, Marla, ne t'inquiète pas. On trouvera bien quelqu'un d'autre. Ça va aller, ma belle...

Les six yeux jaunes clignèrent distinctement, comme pour indiquer qu'elle comprenait. Avec un sourire tendre malgré ses larmes, Elsa serra le sac contre sa poitrine, appréciant la chaleur que dégageait le corps de l'animal. Elle n’était déjà plus inquiète.

« Tout ira bien. »


Texte publié par Queen, 16 mai 2014 à 21h29
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