— Combien est-ce que je vous dois ?
— Cela fera deux perles et trois porcelaines…
La femme du maire de Bellublue tira de son aumônière la somme demandée. Mirméri vérifia la nacre à la lumière des méduses phosphorescentes, suspendues au plafond dans leurs globes de verre, puis la glissa dans sa poche.
— Souhaitez-vous que je vous explique comment cela marche ?
— Bien entendu !
— Bien. Tant qu’elle sera dans son filet, la bulle demeurera intacte. – pendant plusieurs mois, du moins. Quand vous voudrez l’employer, sortez là de son sac : elle se mettra à grandir, pour devenir deux fois comme votre tête. Vous pourrez alors l’enfiler comme un casque. Son autonomie est d'une dizaine d’heures, mais je vous recommande de limiter votre excursion à six heures. Le reste est une réserve de sécurité. Et surtout, à moins d’avoir emporté une bulle de secours, éviter de vous éloigner d’une zone où vous pouvez respirer.
La femme opina, visiblement impatiente. Mirméri réprima un soupir : la vie n’avait pas de prix !
— Juste une dernière chose ! Si vous l’ôtez plus d’une heure, vous ne pourrez pas la réutiliser, même si elle semble intacte. Venez me la rapporter !
— C’est compris.
Sur ces ultimes consignes, madame Umea quitta la petite échoppe. Mirméri tira derrière elle le rideau de coquillages qui en défendait l’entrée et apposa l’écriteau « fermé », avant d’attraper son tablier pour se mettre au travail.
À la suite d’une guerre fratricide, les Mages bleus avaient abandonné la surface pour s’installer sous les mers, à l’intérieur d’un vaste dôme de cristal de roche. L’atelier de Mirméri avait été creusé, comme la plupart des habitations de la ville sous-marine, dans un ancien récif de corail. Ses bâtiments ressemblaient à des collines blanches couvertes de reliefs alambiqués, dont l’intérieur était percé de grottes et de galeries.
Depuis qu’elle avait obtenu son diplôme de sorcière deux ans plus tôt, la jeune femme s’était lancée dans un artisanat fructueux : l’art de fabriquer des bulles magiques, qui permettaient aux habitants de Bellublue de s’aventurer au-delà du dôme. Elle avait vite attiré une clientèle nombreuse, mais exigeante. Ses stocks se retrouvaient souvent vides, ce qui l’obligeait à travailler d’arrache-pied.
— Si seulement tu pouvais m’aider, grommela-t-elle à l’intention de la forme colorée qui dansait dans un bassin de quartz fumé.
La créature, qui ressemblait à un requin-baleine miniature paré de teintes bariolées, s’immobilisa pour lui jeter un regard supérieur. Ses deux longues nageoires dorsales aux reflets irisés, qui évoquaient des ailes de fée, frémirent avec irritation.
— Tu sais bien que je ne peux rien faire à l’atelier, résonna dans sa tête la réponse du poisson-rêve. Ce n’est pas de ma faute si tu restes cloîtrée dans cette pièce.
La jeune femme reposa les mèches indigo qui tombaient devant un visage mince et pensif.
— Si je ne restais pas cloîtrée, comme tu dis, tu ne pourrais pas te régaler du plancton des Sables dorés que je te commande à grand prix…
— Et si je ne pouvais pas manger de plancton des Sables dorés, je ne pourrais pas trouver pour toi les composants pour faire tourner ton fonds de commerce.
Mirméri soupira ; elle faillit saisir Manatil par la queue et le tirer de l’eau quelques secondes pour lui donner une leçon, mais elle n’avait pas envie de le voir bouder pendant trois jours. Elle avait besoin de lui.
La jeune sorcière remonta ses manches et descendit les globes des méduses pour bénéficier d’un éclairage plus intense. Ses bulles connaissaient un grand succès, mais elle devait innover pour éviter de se laisser rattraper par la concurrence. Elle produisait des modèles uniques : certaines diffusaient de douces senteurs parfumées, d’autres qui se paraient de couleurs irisées, sans que cela perturbe la vision de l’utilisateur. Ce qui nécessitait de nombreux essais, pas toujours fructueux.
Mirméri installa son chaudron sur un feu mystique vert, et commença à verser à l’intérieur les ingrédients indispensables : comme tous les magiciens diplômés, elle pouvait créer des bulles, mais elle devait les soumettre à un traitement spécial pour les rendre soldes et durables, sans oublier les diverses améliorations.
Quand le liquide se mit à bouillonner, elle ajouta de la poudre d’ormeau, de la pourpre de murex et une dose de gel d’algue. Ensuite, elle lança son incantation : entre ses mains apparut une bulle parfaite. Elle la laissa s’amplifier jusqu’à attendre la taille d’une belle orange. Alors qu’elle s’apprêtait à la tester, elle explosa entre ses doigts, en l’arrosant de gouttes irisées. Résignée, elle saisit sa serviette et essuya les marques brillantes qui constellaient sa peau et ses habits.
Encore une tentative ratée…
Alors qu’elle vérifiait ses flacons, elle s’aperçut qu’il lui manquait un ingrédient important : des cristaux de luminiole. On ne les trouvait que dans la Chaîne des Fumerolles, un labyrinthe de roches noires près duquel des volcans sous-marins crachaient leur sombre plumet.
La sorcière soupira : si elle voulait ouvrir son échoppe le lendemain, elle allait devoir s’y rendre… en compagnie de Manatil.
Elle monta dans sa mezzanine pour prendre sa combinaison en cuir de requin bleu, ainsi qu’un filet qui contenait une bulle – sa dernière, puis se dirigea vers les rues de Bellublue.
— Rendez-vous aux portes de la ville, lança-t-elle en passant à côté de l’aquarium de Manatil.
La cuve de verre était directement liée à un réseau de canaux qui rejoignait l’océan.
L’intéressé se renfrogna – pour autant que c’était possible pour un poisson.
— Il commence à faire noir dehors, geignit-il. Ça ne peut pas attendre demain ? On va où d’abord ?
— À la chaîne des Fumerolles.
— Mais c’est dangereux là-bas !
— Pas plus que le jour, et tu le sais.
Manatil tournait en rond dans son bassin avec une nervosité visible. Il était terrorisé par la pénombre, même s’il n’osait pas l’avouait.
— Tu ne peux pas y aller seule ?
— J’ai besoin de toi pour trouver les cristaux de luminiole.
— Et après ? Il n’y a aucune urgence. Tu as bien assez de perles sous le grand vase près de l’entrée !
— Ce n’est pas la question ! s’irrita la sorcière. Tu sais autant que moi qu’il faut que je prenne de l’avance sur mes concurrents, ou cette réserve sera tout ce qui me restera pour vivre !
Après avoir mis assez de désespoir dans sa voix pour vaincre les préventions de Manatil. Elle décida de porter le coup de grâce :
— Et si je n’ai plus de bénéfice, tu pourras dire adieu au plancton des Sables d’or !
— Tu n’es pas sérieuse ? s’exclama le poisson horrifié.
— Oh si… parfaitement sérieuse.
Elle enfila la combinaison par-dessus ses habits et attrapa sa besace où elle fourra sa bulle. Une fois prête, elle se glissa à travers le rideau de coquillages et se dirigea vers la sortie du dôme de cristal. En temps normal, elle adorait les expéditions dans les fonds sous-marins, mais cette fois-ci, elle dut réprimer un funeste pressentiment…
La Chaîne des Fumerolles se situait à deux heures de marche, mais en s’accrochant au dos de Manatil, elle pouvait gagner une bonne heure.
— Tu es lourde, grommela le poisson-rêve.
— C’est faux ! Par contre, quand je serai chargée de cristaux, tu auras le droit de te plaindre.
— Ça ne me donne pas envie de te les trouver.
— Pense au plancton, susurra Mirméri.
— Tu es un monstre !
La sorcière éclata de rire. Elle profita du voyage pour observer le paysage : malgré la nuit tombante, les propriétés magiques de sa bulle lui permettaient de distinguer les merveilles autour d’elle. Des prairies d’algues vertes et pourpres ondulaient paresseusement dans les courants. Des poissons bigarrés papillonnaient aux alentours, parfois seuls, parfois en groupes ou par banc complet. Des récifs coralliens étalaient leur splendeur aussi bizarre que variée : de gros cerveaux violets, des tubes bleus, des arbres rouges… Comme des parterres colorés, des anémones de mer agitaient leurs tentacules, tandis que des poissons-clown orange, rouge et bleu s'affairaient. Une nuée argentée fila au-dessus d’elle. Une pieuvre s’engouffra dans sa tanière, alertée par son passage.
Leur chemin les menait toujours plus profondément. Peu à peu, le sable blanc entre les récifs était devenu noir et étrangement scintillant. Cette teinte ténébreuse gagna bientôt tout le fond marin : les rochers, les coraux, les animaux perdaient leur parure étincelante pour des nuances d’anthracite, de vert sombre, de bleu violet… De grosses étoiles de mer aux bras boudinés se prélassaient entre des masses spongieuses qu’elle avait peine à reconnaître. Des galeries déchiquetées rongeaient les parois de pierre, en laissant parfois apparaître des têtes aux yeux énormes et à la gueule garnie de dents acérées. Comme pour défier l’obscurité, des organismes luminescents évoluaient dans l’eau ou s’agrippaient à la roche torturée : méduses, nudibranches semblables à des dragons miniatures, polypes et même quelques poissons à la forme insolite.
Entre ses bras, elle pouvait sentir Manatil frémir devant ce paysage menaçant et monstrueux. Un peu plus loin s’élevaient les plumets noirâtres des volcans qui avaient donné son nom au lieu.
Mirméri parcourut du regard ce panorama effrayant, mais non dénué d’une certaine majesté. Enfin, elle aperçut l’endroit irréel : un surplomb qui s’était en partie effondré.
— Allez, Manatil, j’ai besoin que tu repères les cristaux de luminiole !
Si le poisson-rêve avait été un humain, il aurait laissé échapper un soupir déchirant. À contrecœur, il se dirigea en se dandinant vers le point désigné ; en attendant son retour, la jeune sorcière s’assit sur un promontoire rocheux, aux aspérités inconfortables même à travers sa combinaison. Au bout d’un long moment, Manatil fit irruption à côté d’elle, plus nerveux que jamais.
— C’était un véritable four, là-bas, gémit-il. Si je te dis exactement où sont les cristaux, tu ne me forceras pas à y retourner ?
— Et qui va m’y emmener ? Une sardine ?
Cette fois, elle n’eut pas besoin de prononcer le mot « plancton ». Manatil la laissa s’accrocher à lui pour la conduire jusqu’au gisement. Elle put prendre pied sur une étroite corniche ; avec un petit marteau qu’elle avait renforcé par quelques incantations vibratoires, elle commença à attaquer la paroi pour dégager les cristaux. Petit à petit, elle engrangea dans sa gibecière des fragments blancs luminescents, dont la lueur se frayait un passage entre les coutures de son sac.
Alors qu’elle donnait triomphalement un dernier coup de marteau, sa bulle explosa brutalement. Elle eut le réflexe de bloquer sa respiration, mais elle se trouvait loin de toute source d’oxygène. Une remontée trop rapide vers la surface la tuerait. Elle eut juste le temps de lancer un appel muet à Manatil avant que l’eau ne s’engouffre dans sa bouche et son nez…
— Mirméri, réveille-toi !
La jeune sorcière marmonna et se recroquevilla sur elle-même.
— Tout va bien. Tu dois rentrer chez toi !
Elle se redressa d’un coup et regarda autour d’elle, stupéfaite. On l’avait débarrassée de sa combinaison ; elle ne portait plus que sa tunique de varech-soie. Elle se trouvait dans une cloche transparente, au milieu d’une grotte aux murs polis, d’un blanc bleuté lumineux. Un hippocampe géant, encore sellé, broutait des algues dans une mangeoire. Elle reconnut enfin l’endroit, ainsi que celui qui se dressait près d’elle, immergé jusqu’à taille dans la partie inondée de la cloche.
Mirméri s’efforça de ne pas laisser ses yeux errer sur les traits ciselés encadrés de longs cheveux émeraude et les muscles qui saillent sous la peau couleur de bronze aux reflets verts. Le ranger Démaris était l'un des rares amis qu’elle possédait en dehors de Bellublue. L’ondin à queue bifide ne portait qu’un gilet de cuir de requin et des bracelets de corail qui soulignaient ses biceps. Une perle en forme de larme pendait à l’une de ses oreilles ornées de fins rayons, comme de délicates nageoires. Démaris n’avait pas le droit d’être si présentable… et encore moins de lui jeter ce regard à la fois inquiet et sévère.
— Tu as eu de la chance que je ne sois pas loin et que Manatil soit venu me chercher. Sinon, tu te serais noyée…
Les poumons de Mirméri la brûlaient un peu ; sa gorge la chatouillait. Elle avait dû avaler pas mal d’eau de mer. Était-ce Démaris qui l’avait ranimée ? À cette pensée, elle sentit ses joues s'enflammer.
— Merci… bafouilla-t-elle. En parlant de Manatil, où est-il ?
— Il va bien. Il est en train de vider mes réserves de plancton.
Mirméri opina ; elle ne savait trop que dire. Visiblement, le ranger voulait une explication. Après s’être éclairci la voix, elle prit la parole :
— J’ai commis l’erreur de partir sans bulle de rechange… Mais je disposais encore de quatre heures de sécurité. Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé…
Elle ferma les yeux, en s’attendant à ce que l’ondin lui reproche son manque de prudence, mais la réprimande ne vint pas. Quand elle rouvrit les paupières, Démaris semblait plongé dans ses pensées. Au bout d’un moment, il se hissa hors de l’eau, dévoilant ses écailles scintillantes chamarrées de bleu et de vert, avec des accents de bronze.
— Tu n’as rien remarqué de particulier avant que ta bulle explose ?
Mirméri fronça les sourcils, avant de secouer la tête :
— Non, je ne crois pas, mais j’étais en train de récolter des cristaux.
Elle regarda autour d’elle, soudain paniquée :
— Ma gibecière, où est-elle ?
— À l’abri, ainsi que son contenu. Je sais que ces ressources sont importantes pour ton activité.
Elle sourit, reconnaissante. Démaris était trop parfait pour ce monde.
— Pourquoi m’as-tu demandé si j’avais remarqué des choses étranges ?
— Parce que tu n’es pas la première à qui ça arrive…
La sorcière écarquilla les yeux sous l’effet du désarroi. Elle se reprit suffisamment pour lancer d’une voix angoissée :
— Je peux t’assurer que ce n’est pas une faille dans mes produits ! Depuis deux ans, je n’ai jamais eu de retour ni de réclamation !
— Je sais… et tu as eu de la chance. Seuls tes concurrents ont connu cette épreuve, pour le moment.
Soudain, elle sentit sa bouche devenir sèche :
— Est-ce… qu’il y a eu des morts ?
— Non, heureusement. Les gens qui se sont retrouvés dans cette situation avaient tous des bulles de rechange.
Elle poussa un soupir de soulagement, puis fronça les sourcils :
— Comment le sais-tu ?
— Mes plaintes contre tes concurrents sont remontées jusqu’au Conseil des Eaux bleues, qui m’a demandé de rester en alerte, au cas où d’autres incidents surviendraient.
Démaris esquissa un petit sourire :
— Il semble que la cause soit liée à la Chaîne des Fumerolles. Tu as de la chance, tes bulles parfumées et colorées n’attirent pas les randonneurs et les prospecteurs !
Mirméri lui tira la langue… avant de se sentir pâlir.
— Oh, non…
Le regard scintillant de Démaris se posa sur elle, interrogateur :
— Quelque chose ne va pas ?
— La femme du maire est venue m’acheter des bulles… Elle parlait de faire une excursion aux Fumerolles.
Elle enfouit son visage entre ses bras, comme pour essayer de contenir la panique qui l’envahissait :
— Que se passera-t-il si sa bulle éclate ? Elle fera fermer mon atelier, j’en suis sûre !
Les larges mains palmées de l’ondin la saisirent par les épaules :
— Calme-toi ! Tout semble indiquer que la qualité des bulles n’est pas ne cause !
— Tu ne peux pas interdire la zone ?
— Pas vraiment. Les humains ne sont pas les seuls à travailler aux Fumerolles. Je ne voudrais pas créer un incident interracial…
Mirméri baissa la tête et se recroquevilla sur elle-même :
— Je suis désolée, souffla-t-elle.
Il l’attira vers lui ; elle se lova contre sa poitrine lisse, imberbe et soyeuse, à la peau subtilement chaude. Elle maudit intérieurement la séduction naturelle de son espèce, auxquelles la sienne était honteusement sensible. En l’entendant renifler, il lui caressa doucement les cheveux :
— Même si je ne peux pas interdire le lieu, je peux signaler un risque. En général, cela ne décourage pas les prospecteurs ni les populations locales, mais les touristes préfèrent reporter leurs voyages.
Mirméri s’écarta de lui et le regarda avec de grands yeux brillants :
— Tu ferais ça pour moi ?
— Oui… enfin, pas que pour toi. Ce serait embarrassant qu’il y ait d’autres victimes, surtout des notables de Bellublue. Et cela permettra de les tenir éloignés sans pour autant incriminer tes bulles.
La jeune sorcière esquissa un large sourire et sauta au cou de l’ondin :
— Tu es vraiment le meilleur !
Le ranger se dégagea avec douceur de son étreinte :
— J’essaye de faire pour le mieux. Tu veux que je te raccompagne ? Je garde des bulles de secours pour ce genre de cas. Elles ne viennent pas de chez toi, mais c’est du matériel fiable. Tu pourras comparer tes produits avec la concurrence !
Mirméri hocha la tête, soudain très fatiguée. Elle réfléchirait au problème plus tard. Pour le moment, elle avait hâte de retrouver son atelier et son lit sur la mezzanine.
Pour ramener Mirméri chez elle, Démaris la prit en croupe sur son hippocampe. Les bras passés autour de sa taille mince et flexible de l’ondin, elle choisit de profiter du moment. Manatil, qui nageait à la hauteur de la monture, lui lança quelques coups d'œil narquois, mais elle les ignora superbement.
La sorcière mit pied à terre devant les portes de la ville, avec un léger regret d’être déjà arrivée.
— Je t’avais bien dit que ce n’était pas une bonne idée d’aller dans ce coin à la tombée de la nuit, grommela le poisson-rêve tandis qu’elle regardait disparaître son sauveur. C’est à croire que tu as fait exprès pour que ce bellâtre vole à ton secours !
— Ce n’est pas un bellâtre ! rétorqua-t-elle. Il est tard, ce n’est pas le moment de traîner. À moins que tu ne veuilles passer la nuit ici ?
Si un poisson avait pu pâlir, Manatil serait devenu blême. Il se hâta vers les conduits inondés qui permettaient aux créatures aquatiques de gagner leurs bassins, pendant que Mirméri se dirigeait vers son atelier d’un pas alourdi de lassitude. Sitôt rentrée, elle grimpa sur la mezzanine et s’affala sur son lit, pour s’endormir aussitôt.
Quand elle s’éveilla le lendemain matin, tout son corps était douloureux – sans doute les conséquences de sa mésaventure, ainsi que la chevauchée à dos d’hippocampe. Elle se leva avec un soupir ; même si elle avait assez de matériel pour fabriquer un nouveau stock de bulles, voire expérimenter de nouveau, elle ne s’en sentait pas le courage. Elle craignait à tout moment de voir arriver des clients mécontents ou, pitre encore, d’apprendre qu’un d’entre eux s’était noyé à cause de l’une de ses productions.
Après avoir déjeuné d'un jus d’algue agrémenté de lait de lamantin, elle s’installa à son bureau pour réfléchir à sa visite à la Chaîne des Fumerolles. Elle avait beau chercher, elle ne se souvenait pas de quoi que ce soit d’inhabituel.
— Tu vas passer ta journée assise là ?
La voix de Manatil la tira de ces considérations.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse d’autre ? grogna-t-elle.
— Est-ce que tu m’as demandé ce que j’avais vu avant d’avaler tout l’océan ?
Mirméri se redressa brusquement :
— Tu veux dire que… tu as aperçu quelque chose ? Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ?
— Tu étais bien trop occupé à roucouler. J’ai pensé que ça ne t’intéresserait pas.
La jeune sorcière soupira ; elle avait oublié combien le poisson-rêve pouvait se montrer susceptible et revanchard.
— Tu sais bien que c’est important !
— Je n’ai pas envie. Tu m’as forcé à t'accompagner dans ce lieu horrible !
Mirméri alla s’accouder sur le bord de l’aquarium et se pencha vers la surface, un petit rictus narquois aux lèvres :
— Tu vas me le dire, ou tu ne goûteras plus une miette de plancton des Sables d’or !
Aussitôt, Manatil se mit à tourner en rond dans son bassin, comme paniqué :
— Tu ne peux pas me faire ça ?
— Je vais me gêner ! Avec quoi tu crois que je le paye, le plancton ? Si je perds ma clientèle, je perds aussi tous mes revenus !
Manatil se calma et pivota vers elle :
— Bon… d’accord. Juste avant que ta bulle explose, j’ai cru voir comme un nuage noir derrière toi…
— Un nuage noir ? répéta Mirméri, perplexe.
— Oui… Un peu comme…
— Un nuage d’encre ?
— C’est cela. Sauf que c’était beaucoup plus grand et diffus.
La sorcière resta pensive. Quelque chose s’était donc approché discrètement pour détruire sa bulle…
— Mirméri… ne me dit pas que tu vas essayer de tirer cela au clair ? Pourquoi tu ne demandes pas à monsieur Cheveux verts de s’en occuper pour toi ?
— Parce que ce n’est pas son travail. Il a d’autres choses à faire ! Par exemple, sauver des gens en train de se noyer…
Elle mit ses mains sur les hanches et se pencha au-dessus de l’aquarium :
— C’est à croire que tu es jaloux !
Manatil battit si fort de la queue qu’il lui envoya un jet d’eau dans la figure :
— Moi, jaloux ? De cette moitié de poisson ? Il ne manquerait plus que ça !
Avec un soupir, Mirméri s’essuya le visage. Même si Manatil était horripilant, il lui avait apporté une information capitale : quelque chose causait l’explosion des bulles. Une attaque délibérée, potentiellement meurtrière.
Elle ne tarda pas à prendre une résolution : celle d’éclaircir ce mystère. Pour cela, il lui fallait deux choses : un moyen d’observer discrètement l’adversaire… et un appât !
— Je t’assure que c’est sans danger !
Elifas ne semblait pas convaincu. C’était un jeune homme pâle et maigrichon qui quittait rarement son atelier à l’étage d’une tour de corail irisé. Ils s’étaient connus à l’académie des Artisanats magiques. Si Mirméri s’était découvert un talent pour la création de bulles, il excellait dans la réalisation de coutures invisibles qui pouvaient s’ouvrir ou se ferme d’un geste. Elle était venue chez lui sous prétexte d’acquérir une nouvelle combinaison de peau de requin, d’une couleur sombre qui passerait inaperçue au milieu des rochers des Fumerolles.
— Et si ma bulle explose ?
— Nous en prendrons plusieurs avec nous !
— Mais si elles éclatent toutes ?
— C’est peu probable… au pire, nous enverrons Manatil chercher Démaris.
Le jeune sorcier repoussa d’une main tremblante les mèches noires qui se balançaient devant son visage.
— Manatil déteste la pénombre et la chaîne des Fumerolles. Il est capable de paniquer et de s’enfuir. Je ne doute pas des compétences de Démaris, mais qu'arrivera-t-il s’il se trouve à l’autre bout de la Chaîne ? Tu lui en as parlé, au moins ?
Mirméri pique du nez :
— Pas encore… Mais je le ferai dès que possible !
Elifas leva les yeux au ciel et se remit à ranger dans les étagères de sa boutique ses toiles de byssus et de fibres d’algues.
— Mirméri… Démaris t’aime bien, mais il est trop sérieux pour se laisser persuader si facilement. Tu as eu de la chance qu’il te sauve la vie, mais tu devrais en rester là.
En soupirant, la sorcière promena son regard sur la pièce encombrée de rouleaux de tissus et de cuir.
— Et dire que je pensais que tu allais m’aider… J’aurais dû me douter que tu te dégonflerais ! Puisque c’est comme ça, je pars seule. Si je ne reviens pas, préviens mes parents !
Elle pivota sur ses talons et se dirigea vers la sortie, la tête haute. Elle n’avait pas atteint la porte qu’Elifas l’avait rattrapée, à bout de souffle d’avoir couru sur quelques mètres :
— C’est bon, j’accepte, mais… à une condition !
— Laquelle ? demanda-t-elle en masquant sa satisfaction.
— Que tu persuaderas Démaris de se joindre à nous.
Mirméri leva les yeux au plafond. Ce ne serait pas facile, mais ce n’était pas pour autant une mauvaise idée.
— C’est d’accord !
Elifas soupira de soulagement.
— Tiens, tu as oublié ça…
Il lui tendit un sac dans lequel se trouvait sa nouvelle combinaison, en cuir de requin mat et sombre.
— Merci ! Je te ferai signe dès que j’aurais terminé les préparatifs !
— Heu… oui, répondit le tailleur-sorcier, comme s’il s’apercevait qu’il avait fait une sottise. Malgré tout, Mirméri ne le laisserait pas revenir sur ses décisions.
— Très bien ! Ça devrait être bon pour demain matin !
Elle rentra chez elle avec une résolution décuplée, et se mit aussitôt au travail. Les cristaux qu’elle avait pu récolter lui permirent de fabriquer huit bulles classiques – avec un peu de chance, elle n’aurait pas besoin d’en employer plus de deux ou trois. Une fois cette série terminée, elle tira de ses étagères de la poudre de jais, de l’essence de charbon et de l’encre de pieuvre arctique, puis se lança dans la création d'une bulle des plus singulières.
Comme elle l’avait prévu, persuader Démaris ne fut pas une mince affaire. Pendant qu’Elifas, recroquevillé dans la cloche destinée aux visiteurs non-amphibie, les regardait d’un air effaré, Mirméri et l’ondin se livraient à une discussion des plus animées.
— Tu es encore plus inconsciente que je le pensais, grommela le ranger. Tu te rends compte de ce que tu veux faire ?
— Oh oui ! J’y ai beaucoup réfléchi, je t’assure.
Le ranger leva les yeux au ciel, les bras croisés :
— je ne peux même pas espérer que tu plaisantes… Ce serait trop beau. Si au moins tu y allais seule… mais en plus, il faut que tu impliques un innocent !
— Elifas est là de son plein gré ! Et puis, ce n’est pas de ma faute si tu ne veux pas agir ! Sinon, je ne serais pas obligée de faire ton travail !
— Mon travail ? Qu’est-ce que tu en sais ? Tu restes toujours cloîtrée dans ta ville, et tu ne viens sur la chaîne des Fumerolles que lorsque tu as besoin de matériaux. Tu ne connais même pas le quart du tiers des dangers qu’elle recèle !
Mirméri devait bien admettre que la colère avantageait l’ondin… les mains sur ses hanches minces, son regard de bronze fulminant, son teint paré d’une lueur cuivrée… Cela valait le coup d’œil ! Malheureusement, elle n’était pas là pour admirer.
— Justement, déclara-t-elle d’un ton docte, puisque tu les connais si bien, tu es la personne idéale pour nous aider à éclaircir ce mystère !
Démaris secoua sa longue chevelure verte, parsemée de coquillages nacrés. Les ornements tintèrent doucement, comme pour appuyer son geste.
— Je n’ai pas envie de perdre mon travail pour deux…
Ses yeux se portèrent sur Manatil :
— … Non, trois inconscients,
La voix du poisson-rêve résonna dans son esprit :
— Dis à la moitié de poisson de ne pas me mêler à ça, s’il te plaît. Je suis ici contre mon gré.
La jeune femme laissa échapper un éclat de rire ironique :
— Arrête de raconter des bobards. Tu es là pour le plancton des Sables d’or.
Elle adressa son sourire le plus enjôleur à l’ondin :
— Tu ne veux pas être celui qui éclaircira ce mystère ? Avec mon aide avisé, certes, mais tu seras le héros de cette histoire…
Démaris baissa la tête, songeur. Mirméri jouait sur une corde sensible : le ranger jugeait que son travail n’était pas assez reconnu par le conseil des Eaux bleues.
— Admettons, soupira-t-il. Mais je ne vois toujours pas comment… Tu n’as pas le début de l’ombre d’une piste.
Mirméri hésita : après tout, la révélation de Manatil constituait une information de premier ordre. Ne risquait-elle pas de sacrifier son seul atout ? Malgré tout, elle sentait que le ranger se laissait fléchir, et l’idée de mettre à exécution son plan sans son appui la faisait frémir.
— Ne t’inquiète pas, je vais tout t’expliquer, déclara-t-elle d’un ton satisfait.
Démaris se tourna vers Elifas ; les deux échangèrent un regard de sympathie mutuelle. Mirméri souffla avec agacement : décidément, ces garçons s’émouvaient d’un rien ! Avec un petit sourire, elle posa la main sur son sac, qui contenait sa nouvelle combinaison sombre et les bulles qu’elle avait créées la veille. Si tout marchait comme elle l’espérait, le mystère des Fumerolles serait bientôt levé !
Quand tout le monde fut prêt, le petit groupe se mit en route vers la chaîne des Fumerolles. Elifas chevauchait l’hippocampe derrière Démaris, pendant que Mirméri se laissait tirer par un Manatil peu enthousiaste. Bientôt, les rochers noirs et déchiquetés apparurent à l’horizon. Le poisson-rêve ralentit instinctivement ; des frissons parcouraient son corps.
— Calme-toi, il fait jour !
— Ici, le jour est comme la nuit. Et la nuit… elle est encore pire que la nuit !
— Ne t’inquiète pas, Démaris est avec nous !
— Je n’ai pas confiance dans ton bellâtre.
— Je peux lui dire de partir, alors ?
— Euh… non, je ne préfère pas !
Mirméri ricana, même si elle comprenait les craintes du poisson-rêve.
Elle sentait le regard de ses deux autres compagnons peser sur elle : pour eux, elle devait ressembler à un fragment de pénombre en mouvement. La bulle qu’elle avait créée pour infiltrer les reliefs déchirés de la chaîne volcanique absorbait toute lumière. Elle pouvait parfaitement voir à travers, mais à des yeux extérieurs, elle demeurait insondable.
Contrairement à elle, Elifas était aussi visible qu’un poisson-clown sur un champ d’anémones vertes. Il portait une combinaison jaune vif avec la plus irisée des bulles de Mirméri. Le petit groupe s’engage dans un défilé noyé d’ombre, qui menait jusqu’à l’un des sites de prospection les plus fréquentés.
Le couloir débouchait sur un cirque rocheux, dont les parois qui s’incurvaient en surplomb plongeaient toute la zone dans la pénombre, à part son centre percé d’un rayon pâle et mouvant. À cette heure matinale, le lieu était encore désert. Démaris arrêta son hippocampe à l’entrée pour laisser descendre Elifas. Manatil le guida vers un filon accessible ; si le poisson-rêve avait pu nager à reculons, sans doute l’aurait-il fait. Mirméri se glissa après eux, comme une tache de nuit contre la pierre noire.
Avec l’aide du petit marteau prêté par la jeune femme, le sorcier-tailleur commença à attaquer la roche. Invisible contre le mur déchiqueté, la sorcière guetta leur mystérieux ennemi.
Au bout d’une vingtaine de minutes à regarder Elifas massacrer le filon, Mirméri perdait patience. Tout à coup, un mouvement sur sa gauche attira son regard. Une silhouette s’approchait lentement d’Elifas. Moitié grande comme elle, elle ressemblait à une ombre solide, aux contours mal définis, mais sa forme évoquait étrangement celle d’un ondin. C’était le moment où jamais…
Quand l’ombre passa devant Mirméri, elle bondit pour la ceinturer. Aussitôt, le captif commença à se débattre. Elle appela à pleins poumons, avant de se retrouver plongée dans un nuage noir dans lequel elle ne pouvait rien voir. Elle sentait une queue la fouetter et de petits poings frapper ses bras, mais sa combinaison absorbait l’essentiel des coups. Démaris survint pour lui prêter main-forte. Après quelques secondes longues comme une éternité, la créature faiblit enfin ; son enveloppe de pénombre se dissipa, pour dévoiler la nature de leur adversaire.
La mer abritait bien des légendes… beaucoup étaient devenus la réalité pour les habitants de Bellublue : les ondins comme Démaris et les siens, les krakens, les poissons-rêves… mais d’autres demeuraient des mythes, même pour les peuples des profondeurs. Les singes de mer en faisaient partie.
De nombreux marins à travers les âges avaient juré les avoir vus, mais sans doute avait-on pris, à la surface, ces propos pour des contes d’ivrognes. Leur crédibilité avait été encore plus entachée quand, inspirés par leurs récits, des bonimenteurs avaient assemblé des chimères à base de torses de singes et de queues de poissons empaillés pour les exhiber dans les foires.
La créature ne portait ni poil ni écaille : tout son corps était couvert par une peau glabre, luisante, brunâtre. Sa tête chauve s’ornait de grandes oreilles pointues, qui encadraient un visage simiesque. Sa queue ressemblait à celle d’un thon. Son seul trait avenant était ses larges yeux un peu globuleux, qui brillaient d’un bleu scintillant. De part et d’autre de ses hanches palpitaient deux ouvertures d’où s’échappaient de faibles nuages noirs.
Cernée de toute part, l'être cessa de se débattre et jeta tout autour de lui un regard effaré.
— Vous allez me tuer ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
En tant que représentant de l’autorité, Démaris immobilisa la créature à l’aide d’une chaîne de byssus et se pencha vers lui de toute sa hauteur :
— Non. Nous ne sommes pas des sauvages comme vous. Nous n’attaquons pas les gens innocents sans raison !
Elifas opina derrière le dos de l’ondin. Le singe de mer se redressa vivement :
— Innocent ? En quoi sont-ils innocents ? Ils viennent de plus en plus nombreux casser nos montagnes ! Bientôt, ils vont nous éliminer pour les garder pour eux !
La jeune sorcière écarquilla les yeux :
— Mais pourquoi nous ferions ça ? Nous ne savions même pas que vous existiez !
La petite créature frissonna :
— C’est normal. Regardez-vous… vous êtes énormes ! Vous êtes bizarres ! Au début, nous pensions que les habits de peau et la bulle faisaient partie de vous, et vous aviez l’air affreux et effrayant !
— Tu ne t’es pas regardé ! maugréa Mirméri.
L'être ne sembla pas l’entendre.
— Et puis nos bienfaiteurs sont arrivés. Ils nous ont expliqué comment lutter contre vous !
Les fins sourcils de Démaris se froncèrent :
— Vos bienfaiteurs ?
Le singe de mer écarquilla ses yeux limpides :
— Ce sont de grands poissons brillants, d’un blanc immaculé. Ils nous ont prévenus de votre cruauté !
De grands poissons blancs… ?
Mirméri interrogea du regard Démaris, qui secoua la tête, perplexe.
— Et donc, reprit le ranger, c’est vous qui détruisez les bulles de prospecteurs et des randonneurs qui viennent dans le secteur ?
Le singe opina d’un air farouche.
— Elles n’éclatent pas si facilement ! s’écria Mirméri. Comment faites-vous pour les crever ?
La créature garda le silence. Démaris tira sur la chaîne :
— Bien, je vais te ramener à mon poste et tu y resteras jusqu’à ce que tu te montres plus loquace. Des personnes ont failli mourir à cause de vos actes ! Et si tu continues à te taire, j’en appellerai au Conseil des Eaux bleues ! Nous irons débusquer les tiens au plus profond de vos terriers !
Le captif se mit à trembler de tous ses membres :
— Non, ne faites pas ça, je vous en supplie ! Nous ne faisions que nous défendre. Est-ce que vous aimeriez que des géants effrayants viennent creuser des trous près de vos maisons ?
Mirméri admit que le singe de mer marquait un point.
— Les gens que vous avez attaqués ne sont pas des monstres, déclara-t-elle. Ce sont juste des artisans qui ont besoin des cristaux de luminiole pour gagner leur vie. Depuis des années, nous venons les chercher ici. Si vous nous aviez dit que nous vous dérangions, nous aurions essayé de trouver une solution !
— Je ne vous crois pas ! Vous êtes des lâches et des menteurs !
Démaris soupira :
— J’en ai assez ! Je te ramène avec moi, et tu as intérêt à parler si tu veux revoir tes rochers !
La créature se mit à geindre.
— C’est bon, c’est bon… Les poissons blancs nous ont fourni des outils pour crever les bulles !
Il saisit la coquille qui pendait autour de son cou et en tira une longue aiguille noire.
— Un stylet de fer ! murmura la sorcière.
Aucune magie ne pouvait résister à ce métal diabolique… Les habitants des mers ne forgeaient pas. Ce qui signifiait que seuls des individus venus de la surface avaient pu donner cet objet aux singes de mer… Mirméri entrevoyait un candidat des plus vraisemblables derrière cet attentat.
— Les Mages rouges, souffla-t-elle. À quoi ressemblent-ils précisément, ces grands poissons blancs ?
La créature réfléchit un instant, avant d'expliquer :
— Ils sont durs et brillants, avec un corps rigide, et du feu qui brûle dans leur ventre…
La jeune sorcière serra les poings :
— C’est bon, nous avons nos réponses.
Elle se baissa pour se mettre à la hauteur de la créature :
— Quel est ton nom ?
— Fullus…
— Bien, Fullus. Ton peuple a été trompé ! Ces poissons blancs ne sont pas du tout ce qu’ils semblent être. Ce sont de grandes coquilles dans lesquelles des gens de la surface viennent vous voir… et je t’assure qu’ils ne sont pas bienveillants.
Le regard de Fullus allait de l’un à l’autre, entre perplexité et stupeur.
— C’est faux ! Ils veulent nous protéger !
— Je ne les connais qu’à travers les récits de nos alliés humains, intervint Démaris, mais d’après eux, ils ont obligé les gens de Bellublue à se réfugier sous les eaux. Depuis, ils ont passé des accords avec la ville sous-marine : ils ont interdiction de pénétrer sur le territoire de leurs anciens adversaires. Sans doute briguent-ils eux aussi les cristaux de luminiole… S’ils ont les mains libres pour exploiter la zone, ton peuple n’en sortira pas gagnant !
Démaris se frotta la nuque avec une expression préoccupée :
— Je vais avoir un sacré rapport à écrire, soupira-t-il. Je garde cette pointe de fer comme preuve pour le Conseil. Quant à toi, Fullus, je vais te relâcher, mais le Conseil des Eaux bleues voudra t’entendre très bientôt. Plus question de vous cacher derrière vos nuages d’encre, c’est bien compris ?
Le singe de mer opina gravement.
— Bien. En ce qui me concerne, vous êtes des victimes tout autant que les mineurs que vous avez attaqués. Tant que vous coopérerez, vous n’aurez rien à redouter de nous. Je te laisse prévenir les autorités de ton peuple.
— Je le ferai.
L’ondin se tourna vers Mirméri :
— Je suis navré… Je crains qu’il ne soit pas possible d’extraire des minerais dans une zone officiellement habitée. Elle sera probablement bouclée jusqu’à ce que de nouvelles conditions d’exportation soient négociées avec les singes de mer.
Mirméri sentait un poids lui tomber sur ses épaules. Vu les circonstances, elle pouvait dire adieu à son activité. De même que ses rivaux, et d’autres artisans qui employaient le luminiole. Il faudrait sans doute des mois pour que la situation se décante…
Démaris détacha la chaîne de byssus. Le cœur lourd, la jeune sorcière le regarda Fullus s’éloigner en faisant onduler sa queue de thon. Même si leur piège avait marché à la perfection, il n’avait pas eu les conséquences escomptées : au lieu de préserver l’accès aux précieuses ressources, elle l’avait bloqué jusqu’à nouvel ordre. Mirméri avait œuvré à éclaircir le mystère des Fumerolles et stopper les machinations des mages rouges, mais elle n’en tirerait aucun profit.
La sorcière soupira. Elle y réfléchirait plus tard. Pour le moment, elle voulait surtout se reposer et oublier les jours compliqués à venir…
Pour Mirméri, les deux jours suivants furent les plus pénibles de sa vie. Certaines de ses bulles avaient survécu à son expédition et auraient pu être revendues – c’était déjà un peu de graisse de cachalot dans les spirulines. Hélas, la présence des mages rouges dans les Eaux bleues avait été rendue publique et provoqué chez ses habitants une sourde inquiétude. Personne à Bellublue n’avait envie de se promener en dehors.
Pour ne pas rester à ruminer aux côtés d’un Manatil plus grognon que jamais – sans doute parce qu’il voyait s’éloigner le plancton des Sables d’or – elle passait l’essentiel de son temps chez Elifas.
Son ami possédait au fond de sa demeure une grotte obscure où il s’adonnait à sa passion pour l’alchimie. Même si elle n’était pas mauvaise en la matière, elle devait s’incliner devant sa maîtrise. Habituellement, il créait des traitements destinés à lisser le varech, colorer le byssus ou assouplir la peau de requin sans lui ôter sa résistance. Mirméri lui avait suggéré de mettre son talent au service d’une autre tâche.
Les jours se succédaient, dans la petite pièce sombre où Elifas n’osait pas installer de méduses, de peur qu’une de ses expériences ne vienne à blesser les pauvres bêtes. Il compensait cette sensiblerie par des globes emplis d’une décoction réalisée à partir d’algues fluorescentes, un peu moins efficace, mais qui ne menaçait personne d’autre que lui – et Mirméri – lors de tentatives ratées.
La jeune sorcière rongeait son frein. Elle aurait voulu savoir ce qu’il se passait sur la chaîne des fumerolles : le Conseil des Eaux bleues avait-il établi un contact officiel avec les singes de mer ? Ses forces avaient-elles pu intercepter les grands poissons blancs dont avait parlé Fullus et placé les Mages rouges face à leur traîtrise ? Elle avait bien essayé de se renseigner auprès de Démaris, mais l’ondin n’avait pas répondu à ses messages. Sans doute était-il trop pris dans le tourbillon des événements ; elle se demandait si elle devait l’envier ou le plaindre.
Quand elle plongeait dans ses pensées, Elifas avait vite fait de la rappeler à la réalité :
— Mirméri, arrête de rêvasser et donne-moi l’extrait de sable écarlate et les cendres de coquille d’huître ! Oh, et puis de la carapace de cigale de mer…
À ces moments, la jeune femme devait se retenir de l’envoyer balader et s’obligeait à lui passer docilement les flacons et autres sachets qu’il lui réclamait, même si elle se trompait une fois sur deux ; chaque sorcier possédait son propre système de rangement, et cela d’Elifas lui semblait particulièrement nébuleux !
Fort heureusement, ils n’eurent à déplorer que deux détonations, de trop faible puissance pour cabosser le chaudron d’Elifas. Enfin, au bout de deux jours, Elifas brandit l’ingrédient parfait : des cristaux de synthèses qui pourraient durcir ses bulles aussi efficacement que ceux de la Chaîne des Fumerolles. Tandis qu’il élevait triomphalement le tube de verre dans la lumière sourde du laboratoire, la sorcière se trouvait prise entre un sentiment de victoire, et une pointe de ressentiment : si son ami s’était employé plus tôt à créer ce produit, tout cela ne serait pas arrivé… D’un autre côté, personne n’aurait découvert les machinations des mages rouges.
— Maintenant, tu vas devoir faire des tests de ton côté ! déclara Elifas.
— Bien entendu. Je ne peux pas risquer de noyer mes clients !
Le soir même, elle regagna son logis avec un sachet de la précieuse substance. À peine entrée, elle fut accueillie par les jérémiades de Manatil.
— D’abord tu me traînes dans le noir, et à présent tu me laisses tout seul !
Elle l’ignora et se mit immédiatement au travail. Il lui fallut plusieurs tentatives pour parvenir aux bonnes proportions. En fait, à peu près une vingtaine. Enfin, elle put tenir entre ses mains une bulle parfaite, qui possédait la texture adéquate. Elle la glissa sur sa tête avec précaution et plongea le haut de son corps dans l’aquarium de Manatil, qui recula avec effroi : tout se passait bien !
— Tu pourrais bien avoir quand même ton Plancton des sables dorés ! annonça-t-elle triomphalement au poisson-rêve. J’ai hâte de tester en pleine mer !
— Fais attention tout de même !
— C’est pour cela que tu vas venir avec moi !
Manatil lui jeta un regard horrifié ; son expression était encore plus drôle à voir à l’envers.
— Ça va… nous resterons aux abords de la ville, je te le promets ! Nous ne ferons rien de dangereux !
Le poisson-rêve ne paraissait pas des plus rassurés, mais au moins se retint-il de râler. Mirméri enfila sa combinaison et plaça sa production du jour dans son filet.
Une fois le sas passé, la sorcière se dirigea vers la prairie d’algues qui ondulait doucement dans les courants. C’était l’endroit parfait pour tester ses nouvelles créations. La bulle toute simple qu’elle portait semblait résister à la pression des fonds marins. Elle ne risquait sans doute pas grand-chose à poursuivre plus loin l’expérience… Mirméri se fraya un chemin parmi les longues frondaisons pour prendre la route de la chaîne volcanique. Avec un peu de chance, elle pourrait lancer un coup d’œil sur ce qu’il s’y déroulait.
— Qu’est-ce que tu fais ? s'exclama Manatil. Tu avais promis que tu serais prudente !
À peine avait-elle émergé de la prairie qu’elle sentit des bras puissants se saisir d’elle. Elle se commença à se débattre en appelant Manatil à l’aide, mais le poisson-rêve ne lui répondit pas. Quelqu’un glissa un sac de byssus par-dessus sa bulle.
Malgré tous ses efforts, son ravisseur l’entraîna derrière lui et la jeta en travers d’une selle d’hippocampe. Les plus affreuses pensées traversaient son esprit. Avait-elle été victime des mages rouges, décidés à se venger ? Il n'y avait que les ondins à queues bifides qui en chevauchaient… Et elle ne pouvait imaginer qu’ils collaboraient avec leurs ennemis !
— Démaris… c’est toi ? Tu me fais une blague, hein ?
Seul le silence lui répondit. L’inquiétude accentua la nausée liée à sa position inconfortable. Peut-être allait-elle être punie pour ses initiatives… Elle espéra que Démaris, Elifas et Manatil ne connaîtraient pas le même sort.
Au bout d’une éternité, elle sentit la monture émerger à l’air libre, juste assez longtemps pour qu’on la jette sur une surface rocheuse. Enfin, le sac comme la bulle quittèrent sa tête, et elle put découvrir autour d’elle une sombre caverne, au sol en grande partie noyé et éclairée par des festons d’algues brillantes. Elle faisait face à deux individus à la mine sévère : le premier était un grand humain barbu revêtu d’une robe bleue. Elle le reconnut avec stupeur : il s’agissait de Mapeltee, chef de la représentation de la Bellublue au Conseil des Eaux bleues. À côté de lui se dressait un ondin tout aussi vénérable et barbu, couronné d’un cercle de corail vermeil, sans doute l’homologue de Mapeltee pour son propre peuple. Elle frémit : que pouvaient lui vouloir de si puissants personnages ?
Mirméri se recroquevilla sur elle-même, sous le regard intense et rien moins que bienveillant de ces deux ancêtres.
— Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda une voix tremblante à côté d’elle.
Elle se tourna pour découvrir Elifas, dans la même position qu’elle.
— Silence, déclara Mapeltee. Vous n’avez pas l’air de comprendre le sérieux de votre situation.
— Tu vois où nous ont menés tes bêtises, résonna une autre voix, dans sa tête cette fois.
Manatil se trouvait là, lui aussi, dans une boule de cristal remplie d’eau. L’ondin le fusilla des yeux :
— Poisson-rêve, tu te trompes si tu crois que je ne t’entends pas.
Stupéfait, son compagnon recula au fond de la bulle, en braquant sur l’ancêtre écailleux un regard effaré. Mirméri en jubilait presque – presque… il ne fallait pas exagérer non plus. Elle leva une main tremblante pour solliciter la parole. Le sorcier opina.
— Pardonnez-moi, mais… qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Je n’ai rien fait de contraire aux lois de Bellublue. Je n’ai violé aucun des principes de la sorcellerie. Du moins, à ce que j’en sais…
Elle prit une expression contrite :
— Et si je l’ai fait, c’est totalement malgré moi…
L’ondin se dressa de toute sa talle et pencha vers lui son visage majestueux et effrayant. Les ondins grandissaient toute leur vie, pas de façon excessive, mais assez pour rendre les sujets les plus âgés très impressionnants.
— C’est aussi malgré toi que tu as détourné un de nos rangers de son devoir ?
Mirméri sentit ses joues devenir brûlantes. Sa peur oubliée, elle se redressa, le regard flamboyant :
— Je n’ai pas distrait Démaris de son devoir ! Il n’a rien fait de mal en acceptant de nous protéger, au contraire ! Pas plus qu’Elifas et Manatil ! Je les ai entraînés dans cette histoire !
Le sorcier-tailleur gémit en se couvrant la tête et le poisson-rêve tenta de se faire encore plus petit dans sa prison. Elle prit une longue inspiration et ajouta d’une voix tremblante :
— Le piège, c’était mon idée…
Elle ferma aussitôt les paupières, pour ne pas voir venir ce qui allait lui tomber dessus.
Et là, se produisit quelque chose d’incroyable. Les deux vieillards éclatèrent de rire. Elifas, aussi perplexe qu’elle, glissa un coup d’œil interloqué vers les deux ancêtres.
— Mon petit fils m’avait bien dit qu’elle avait du caractère ! tonna le vieil ondin.
— En tout cas, elle semble loyale, c’est un bon point ! remarqua Mapeltee.
Son petit fils ? Est-ce qu’il parlait de Démaris ? Il ne lui avait jamais dit qu’il avait de la famille haut placée, ce cachottier !
— Calme-toi, reprit le sorcier. Nous ne vous avons pas fait venir pour vous vous punir, mais pour vous faire une proposition discrète. L’affaire des mages rouges est réglée et je peux vous assurer qu’ils ne remettront pas les pieds de sitôt sur notre territoire ! Vous vous êtes certes montrés imprudents, mais votre intervention nous a persuadés d’une chose. Le Conseil des Eaux bleues a besoin de jeunes gens prometteurs pour aider à sa protection.
Les yeux de la sorcière s’écarquillèrent.
— Il faut bien reconnaître, ajouta le vieil ondin, que vous possédez chacun un talent qui vous est propre. Par exemple, vous, jeune homme, vous semblez particulièrement doué pour servir d’appât !
Le visage d’Elifas vira au blanc. L’ondin lui tapa sur l’épaule de sa large main palmée :
— Allons, je plaisante ! Étant donné que le ravitaillement en cristaux de Luminiole est coupé le temps que nous puissions passer des accords avec les singes des mers, vous avez sans doute trouvé un moyen de produire un équivalent ? Nous vous avons gardé à l’œil, et nous avons vu de quoi vous étiez capable !
Il tourna ses yeux couleur de bronze rutilant vers Mirméri :
— Il en va de même pour vous. Vos bulles sont de purs chefs-d’œuvre. Notamment ces bulles noires et discrètes qui vous font disparaître dans les ombres…
Mapeltee opina :
— Nous avons tout avantage à employer vos talents pour la section de défense du conseil ! Vous pourrez conserver votre commerce privé ! Nous aurons juste la primauté de vos productions les plus… singulières.
Mirméri demeura bouche bée ; comment cela était-il possible ?
— Tu pourrais fermer la bouche. Ce serait plus élégant.
Démaris venait d’apparaître derrière les deux vieillards. À côté de l’immense vétéran, le ranger ressemblait à un alevin.
— Je parie que ces deux vieux roublards se sont amusés à vous faire peur !
Les yeux de la sorcière s’éclairèrent :
— Démaris ! Tu vas bien ? Ils ne t’ont pas fait d’ennui ?
Le regard de l’ondin se fit perplexe :
— Non… pourquoi ?
— Je n’avais aucune nouvelle de toi, et comme je ne pouvais pas venir te voir…
L’ondin passa une main gênée dans sa chevelure ondoyante :
— J’ai passé ces deux jours à rapporter l’affaire au conseil et à rédiger des rapports…
— Démaris nous a raconté vos exploits, reprit le vieil ondin. C’est ainsi que nous avons pu juger de votre valeur.
— Euh… merci, souffla Elifas, intimidé.
— Bien entendu, personne ne parle de ma contribution, remarqua aigrement Manatil.
Le vieil ondin pencha sa tête formidable vers le poisson, qui recula en frémissant :
— En effet, mais nous n’avons pas encore déterminé quel pouvait être ton talent particulier… Peut-être qu’une mission d’exploration dans les cavernes des Fumerolles te conviendrait ?
— N… non, bafouilla le poisson-rêve, ce ne sera pas la peine. J’ai déjà le plaisir d’assister Mirméri, cela suffit à mon bonheur !
Démaris ne put s’empêcher de rire – un son tout à fait plaisant, il fallait bien le reconnaître. La jeune sorcière se demanda si lui aussi pouvait entendre les récriminations du poisson-rêve. Elle devrait en discuter avec lui, à l’occasion.
Ce n’était pas une perspective désagréable.
Le sorcier humain se fendit d’un large sourire, qui finit d’évaporer son aura sévère :
—Bien! Puisque tout est réglé, j’espère que vous portez quelque chose de présentable sous ces combinaisons, car nous avons préparé une petite fête en votre honneur avec les membres de la Sécurité des Eaux bleues ! C’est à un quart d’heure d’ici, alors remettez une bulle !
Tout en s’exécutant, Mirméri ne put s’empêcher de sourire comme une idiote. Qui aurait pu prévoir qu’un incident qui aurait pu lui coûter la vie et sa propre nature revancharde lui ouvrirait la voie du succès ? Encerclant la taille d’un Manatil silencieux pour cette fois, elle se lança avec ses amis vers le début d’une nouvelle existence.
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