Jessy se laissait envoûter par la fumée dansante, qui s'élevait avec grâce et volupté de la première tasse, un bouquet d'agrumes et de noisettes se propageait à l'intérieur des narines d'Eliah, qui huma modestement à plusieurs reprises. La seconde tasse était encore vide – mais pas pour longtemps. La serveuse déposa une théière en cuivre, en concordance avec les lieux.
Au-delà de la frugalité de la décoration, pour ne pas faire de l'ombre aux anciennes pierres nées dans le gré ou le calcaire. Quelques moulures, où l'on avait retranscrit un certain pan de l'histoire, se pavanaient sur ses arcades et jointures. Pour donner vie, on y avait disposé quelques plantes, des meubles dans un style Directoire, fabriqué principalement avec du bois de noyer. Le parquet était également vitrifié, contrastant avec les murs clairs.
Attrapant l'anse de la théière, Jessy y déversa le liquide laiteux et légèrement teinté, reniflant à son tour les fragrances qui se dégageaient du cacao fait maison. Les fèves provenaient précisément du Venezuela ; le Criollo possédait un des meilleurs et puissants arômes, car peu amer et acide. De la vanille et une touche de cannelle chatouillaient son nez. Il prit le temps de déguster la première lampée – de la même manière qu'Eliah savourait son café.
Les méninges de ce cher Jessy se nouaient à mesure que les secondes défilèrent. N'ayant pas parlé le long du chemin, le silence s'étendait. Chacun se jaugeait, s'interrogeant qui allait briser la glace - solide et quasiment inaltérable.
– Le traitement fonctionne bien ? s'enquérait-il.
Disséquant chaque mot et l'intonation employés, Eliah s'attarda sur les dernières notes citronnées caressant son palais. L'acidité restait encore en bouche – pareil pour son animosité.
– C'est pour me faire la leçon que tu es ici ? demanda sèchement Eliah
– Tu as lu le journal ? répondit-il par une nouvelle question
Arquant un sourcil, Eliah continua de boire son café. Il avait cette fâcheuse manie de tourner autour du pot.
– Tu sais Jessy, je ne suis pas devin. Impossible pour moi de savoir ce que tu penses, encore moins de connaître des intentions. Tantôt tu peux être compréhensif et bienveillant, tantôt tu te montres froid et distant. Malgré tout ce qui a pu se passer entre nous, j'imaginais au moins que tu étais quelqu'un, digne de confiance, mais tu as préféré tout balancer à mon frère – toi qui habituellement es peu loquace. Pour quelle raison ? Ça, je ne sais pas – je ne sais pas non plus ce qui me retient de foutre mon poing dans ta gueule – il serai, peut-être temps que tu balayes devant ta porte.
L'égo du jeune homme touché, ce dernier demeura silencieux, se restreignant à ne pas rentrer dans son jeu, le temps de ravaler sa fierté.
Il ne se laissera pas démonter pour autant, possédant plus d'un argument dans son sac. Le temps de piocher le bon, il se resservit une tasse, ingurgitant une généreuse dose de chocolat avant que sa boisson ne se refroidisse.
Jetant un coup d'œil à son interlocutrice, il souligna ses yeux vitreux
– Je me demande encore ce qui m'a empêché de t'en parler avant – peut-être à cause de ton caractère de merde, qui s'obstine à ne pas écouter les autres – ton frère est plus à l'écoute, argua-t-il. Enfin, là n'est pas le sujet. Pour être tout à fait honnête, je me fais beaucoup de soucis. Le médecin qui t'a fait l'ordonnance n'est pas fiable. Ce qui m'inquiète le plus, ce sont les cachets prescrits...
Il marqua une pause, guettant le moindre changement d'expression. Elle semblait fiévreuse.
– Tu sûre que ça va ? J'ai l'impression que tu couves quelque chose.
– Pourquoi tout le monde pense que ça ne va pas, s'exaspéra Eliah. Quand est-ce qu'on va me foutre la paix ?
Les mains aux ciels, Eliah les rangea aussitôt, vérifiant que personne ne les écoutait. À part, le serveur qui s'affairait à nettoyer l'établi, ils étaient isolés de la foule – on entendait de temps à autre le brouhaha des clients du rez-de-chaussée, ce qui avait le don de la rendre plus irascible, sans compter des petits bruits parasites, telle qu'une cuillère heurtant les bords d'une surface en porcelaine.
Remarquant, son humeur explosive, Jessy stoppa tout mouvement, supputant qu'elle subissait les effets secondaires de la Tillazépine, plus puissante que la majorité des hypnotiques – ce qui n'augurait rien de bon. L'angoisse ne faisait que s'amplifier, entravant toute action logique.
Se sentant démuni face à elle, il devait intervenir avant d'être emporté par la tempête. Il ne put agir immédiatement, son portable posé sur la table s'alluma, vrombissant sur la surface vernie -s'affichait clairement sur son écran : EZIEL – attisant les émotions d'Eliah.
– Eh bien ! Qu'est-ce que tu attends ? Réponds. Cafarde-moi donc à mon frère. Vas-y, que je puisse écouter ta langue de serpent, l'invectiva-t-elle.
Refusant de tomber dans sa toile, Jessy éteignit l'écran, répondant d'un flegme à toute épreuve :
– Ce n'est pas urgent. Bref, je vais arrêter d'y aller par quatre chemins, prendre des pincettes avec toi ne résoudra rien – j'en ai bien conscience, souligne-t-il.
Il prit une profonde inspiration avant de reprendre :
– Oui, j'en ai parlé vaguement à ton frère, car aussi surprenant soit-il, je m'inquiète pour toi – je te vois venir à des kilomètres - il y a sans doute une part de culpabilité dans cette histoire, je te le concède. Mais je pense que je te connais assez pour savoir que quelque chose cloche et que tu devrais plutôt te faire aider, au lieu de trouver refuge dans des médicaments, dont visiblement tu es déjà dépendante.
Piquée au vif, Eliah se mordit l'intérieur de la mouche pour ne pas hurler en lieu public. Son teint trahissait le flot d'émotions qu'elle subissait, avant de devenir blanche comme un linge. Contenir ce volcan sans arrêt en ébullition la harassait de plus belle. Cette fois-ci, elle n'avait même pas la force de répliquer et ses yeux le picotaient méchamment.
Pas encore, se dit-elle. Pourquoi devait-elle se montrer aussi démonstrative devant lui ? Il avait le don de faire ressortir la noirceur qui était ancré en chacun d'eux. Néanmoins, elle évita de peu l'éruption et réussit à répondre :
– Il est plausible que je dors mal la nuit, avoua-t-elle à demi-mot.
L'évoquer à voix haute, la fatigue la frappa de plein fouet, se muant d'une asthénie intense, presque irrévocable. Ses paupières s'alourdissaient ; elle guerroyait contre Hypnos dans l'espoir de ne pas se perdre une nouvelle fois de son royaume ; la caféine ne suffisait plus, devait-elle songer à une cure de vitamine.
La voix de Jessy la maintenait éveillée, mais combien de temps tiendrait-elle encore ?
Un chuintement pourfendit ses tympans, succéder par des chuchotements, parasitant ses oreilles : une langue étrangère semblait psalmodier une incantation. D'un geste vif, elle se retourna - mais la salle était toujours vide. De nouveaux bruits parvinrent à ses esgourdes – des pas lourds, suivis d'un objet métallique croissant sur le béton, s'approchaient d'eux.
À la fois, anxieuse et dubitative, elle observa Jessy qui avait l'air d'attendre une réponse.
– Tu entends ça ?! L'interrogea-t-elle
Attentif, le garçon tendit l'oreille et hocha la tête en signe de négation. Le dos légèrement courbé, les mains entrelacées, les coudes posés sur les genoux, il la regarda, une mine patibulaire :
– Eliah, je pense qu'il serait judicieux que tu rentres – tu as besoin de repos. Je te ramène si tu veux. Faut juste que je prévienne Eziel...
– Ne lui dis rien !
– Je suis censé le voir. Il s'impatiente là, soupira-t-il.
– Je rentre chez moi faire une sieste, si tu me promets de ne rien lui dire ? S'il te plaît, implora-t-elle
Le silence s'installa, laissant un chacun un temps de réflexion.
– Exceptionnellement. Je vais prétexter une urgence avec mon père... Mais je te ramène, je dois te parler d'autres choses...
La note payée, une fois à l'extérieur, Eliah avala une grosse bouffée d'air frais, vérifiant l'heure sur son mobile : dix-sept heures trente. Rangeant son portable, elle en profita pour garder les mains dans les poches, afin de les maintenir au chaud.
– Vu l'heure, je ne pense pas que ça vaille le coup. Ça me laisse juste le temps de faire un aller-retour, allégua-t-elle.
Elle ne pouvait se permettre de rater une journée de travail.
Éternellement peu loquace, Jessy mesurait le pour et le contre, relevant qu'il n'avait toujours pas dit quoi que ce soit à propos de l'article. Il louvoya, peu sûr de lui :
– Au pire des cas... tu peux venir chez moi... vu que je suis à cinq minutes de ton taf, tu auras une bonne heure pour te reposer.
Le souffle coupé, le cerveau d'Eliah démarra au quart de tour, s'imaginant toute sorte de scénario. Quant à elle, elle ne savait plus comment respirer du nez et se vit contrainte d'expirer bruyamment de la bouche, lâchant un bref « ok ».
Les mains moites, tout le long de la route ; Jessy, le cœur lourd, angoissait à l'idée qu'elle mette les pieds à l'appartement, se demandant dans quel état il l'avait abandonné et se sentit obliger de se justifier une fois, qu'ils atteignirent la petite copropriété - à l'extrémité du centre-ville, dans une rue animée grâce à ses bars.
– Ne fais pas attention au bordel, souffla-t-il.
Eliah haussa les épaules en guise de réponse – cela semblait être le dernier cadet de ses soucis, puis ce ne serait pas la première fois qu'elle pénétrait dans son taudis...
À peine franchissaient-ils l'entrée du logement que Jessy s'exclama :
– Et merde ! Les chats, j'ai oublié !
Il se retourna vers Eliah, lui notifiant :
– J'ai oublié de racheter le nécessaire pour les chats. Reste ici et fais comme chez... euh installe toi, dit-il, laissant Eliah entrer dans la cuisine. Allume la télé si tu veux. Si tu as soif, tu sais où sont les verres.
– Je me dépêche, dit-il - essoufflé - avant de s'enfuir de sa propre maison.
Il ne lui fallut pas plus de quinze minutes pour aller se procurer ce dont il avait besoin à l'épicerie et revenir chez lui.
Regagnant son logement, il visualisa Eliah, en train d'examiner chaque pierre posée sur la cheminée. Quelle drôle de sensation de voir une scène, ayant auparavant existé – datant de deux ou trois ans déjà...
Toutefois, Jessy était rentrée avec une idée bien précise. Il déposa les courses dans un coin de la cuisine et se joignit à Eliah dans le salon – enfin, si on pouvait baptiser ça un salon, puisqu'il vivait dans un appartement genre de T2 bis, avec une mezzanine à l'étage, sans réelle limitation.
– Tu te rappelles quand je t'ai demandé si tu avais lu le journal, tout à l'heure ? l'interrogea-t-il – s'asseyant sur la chaise la plus proche, dénouant ses lacets.
– Euh, ouais.
Retirant paresseusement sa première basket, il expira bruyamment :
– Pas mal d'articles fusent sur le net, même dans le peuple honnête.
– Mais encore ?
– Bordel, pas un pour relever l'autre, pesta-t-il. Il y a pas mal de faits divers qui font la une des tabloïdes ces derniers temps.
Eliah s'assit sur le canapé, quelque peu incommodée, claquant la langue :
– Oh, tu parles de ces fameux meurtres en série dans toute la France. Je ne vois pas le rapport avec notre discussion.
– Justement, il y a corrélation. Pour commencer, avant que de nouvelles informations arrivent sur la tare, la Tillazépine est un médicament controversé dans le milieu médical - comme d'autres hypnotiques, il provoque pas mal d'effets secondaires, mais celui-ci à des circonstances aggravantes - à peine mis sur le marché en quelques jours, il y a eu plusieurs tentatives de suicide ou des morts – mais ça n'a pas forcément été mis en avant, justement à cause de ses meurtres en série – mais plot twist ! Il s'avère que les dernières victimes prenaient tous de la Tillazépine – car oui, avant qu'on ne le mette sur le marché, il n'y avait pas spécialement de point commun entre les victimes, si ce n'était des insomniaques ou à l'inverse des narcoleptiques. Bref, quand j'ai vu l'ordonnance, ça m'a légèrement fait tiquer, sauf que, depuis que j'ai lu l'article, je pensais au moins alerter ton frère du danger qui t'entourait, car aucune hypothèse n'est à écarter – le médecin est potentiellement un complice, pire un des tueurs.
Après énumération des faits, Jessy reprit enfin son souffle, détendant ses muscles, toujours contractés. Il est temps de se remettre au sport, pensa-t-il – se massant les trapèzes.
Eliah, désappointée, finit par éclater de rire :
– J'avais oublié à quel point tu possédais une imitation débordante.
– Eliah, je suis sérieux !
Lâchant un petit rire nerveux, Eliah inclina la tête, un air contrarié :
– Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? C'est assez capillotracté comme histoire... Et je peux m'empêcher de penser que tu essaies simplement d'attirer l'attention. Si c'est ta manière de me refoutre dans ton lit, alors tu peux te fourrer le doigt dans l'œil. Je me suis fait avoir une fois, mais pas deux. Et si je m'abuse, Aoi et toi, vous êtes vachement rapprochés. Même s'il ne m'a rien dit, elle reste m'a meilleure amie et j'ai bien vu certains changements. Puis, de toute manière, je vois quelqu'un d'autre.
Déjà qu'il ne savait jamais comment répliquer, il se sentait plus que jamais désarmé. Son cœur palpitait de plus belle, entraînant une vague de chaleur déferlante, transformant les pores de sa peau spongieuse. Il se triturait autant les doigts, que les méninges. Beaucoup d'explications s'offraient à lui, mais aucun n'en sortit de sa bouche, pleinement humide et pourtant drôlement sec quand il déglutissait. Trop dérouté par sa réponse, Jessy resta comme deux ronds de flan, tel un âne devant la salle de classe. Malgré tous les scénarios possibles et inimaginables, il ne s'était visiblement pas préparé à de pareilles inepties.
– Ton silence en dit long... Je ne peux en vouloir Aoi, mais toi... As-tu pensé à Eziel dans cette histoire, enchérit-elle.
Bouche bée, Jessy n'en crut pas ses oreilles, bondissant de sa chaise, il répliqua du mieux qu'il pouvait :
– Tu te trompes sur toute la ligne.
Se levant à son tour, Eliah s'approcha de lui :
– Tu sais, je ferais tout et n'importe quoi pour protéger, mon frère. Maintenant que je repasse en revue, j'ai l'impression que tu cherches à le blesser, afin de pouvoir me blesser également.
– Mais c'est complètement stupide. Eziel est mon meilleur pote. Aoi est une simple amie.
– Amie que tu vois régulièrement, comme nous autrefois, souligna-t-elle.
Les bras ballants, Jessy ne sut quoi répondre. Ne se voyant pas déballer ses sentiments dans un moment pareil, il se vit obliger d'objecter pour Aoi :
– Aoi est intéressée par ton frère et a préféré m'en parler à moi, pour savoir comment se rapprocher de lui.
Eliah demeura muette comme une carpe, visiblement choquée par cette révélation.
– Si elle n'a rien dit jusqu'à là, c'est parce qu'elle craint qu'on la chambre, comme le fait constamment Léandre avec Eziel, ajouta Jessy. Donc, oui à la suite de ça, on s'est pas mal rapproché, car je suis devenu son confident en quelque sorte. Et inversement... Bref, tu n'étais pas le sensé, le savoir – enfin, ce n'était pas à moi de te le dire, mais elle quand elle se sentirait prête.
– Oh... je vois...
Quelque peu perdue, Eliah se contentait de contempler le vide... Jessy, légèrement pantelant, se pinça l'arête du nez et sollicita la jeune femme à garder le silence, avant de revenir sur un sujet plus pressant :
– Tu es sûre de ne pas vouloir rentrer chez toi ? L'idée de te savoir seule dehors...
Eliah souffla du nez, et le coupa :
– Je ne suis pas en sucre et je sais me défendre au besoin. Et au pire des cas, je peux toujours demander à Stanley de venir me chercher.
– Stanley ?
Une jalousie irrépressible s'empara de Jessy. Entendre le nom d'un inconnu sortir de sa bouche n'enchantait guère Jessy.
– Oui, Stanley ourla Eliah. C'est la personne que je vois actuellement. Sur ce, je vais y aller. Je compte sur toi pour ne rien répéter à Eziel.
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