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tome 1, Chapitre 32 « L'Œil de Sirin » tome 1, Chapitre 32

Immobile dans la pièce silencieuse, Vuk s’arracha à la contemplation de la sphère obsidienne qui trônait sur le trépied de bronze. De son bec, il s’empara de l’œil et l’avala, tandis qu’il déposait à la place sa copie, avant de s’enfuir à tire-d’aile par la lucarne. Désorienté, il sentait la corruption émanant de la prunelle ronger ses entrailles, l’affaiblissant par là même. Soudain, une bourrasque le bouscula et le précipita contre le tronc de cet arbre qui, autrefois, était le refuge de Gamayun et de ses frères. De justesse, il esquiva une branche maîtresse, puis fut précipité à l’intérieur, cependant qu’il heurtait de plein fouet les parois rugueuses de son tronc creux. Tout à coup, il sentit quelque chose jaillir hors de son jabot, avant de rouler sur le sol humide. A demi assommé par sa chute, il apercevait l’œil de Sirin luisant qui gisait sur le sol. Vif, il le brisa d’un violent coup de bec, avant de sombrer dans les ténèbres.

Lorsqu’il rouvrit enfin les yeux, il était étendu sur la terre humifère. Au-dessus de sa tête s’étalait la voûte étoilée ; à côté de lui s’élevaient des volutes de fumée, échappée de la prunelle brisée. Bientôt, la nuit disparaîtrait, le soleil se lèverait et lui serait ici ; il serait ici et Sirin le saurait, Sirin le saurait et elle le punirait. Rassemblant alors ses maigres forces, Vuk reprit forme humaine puis se pelotonna dans l’une des couches que les enfants avaient fabriquées autrefois. Quand il se réveilla, quelques heures plus tard, l’obscurité le cédait lentement au jour, comme si le soleil, pris de pitié, avait décidé de ralentir sa course. Perclus de douleurs, il se leva, puis entreprit de regagner la surface. Son corps son être son âme, tous hurlaient de douleur à chacun de ses pas. Assis au bord de la pièce d’eau, il reprenait son souffle quand un mouvement attira son attention. Relevant la tête, il reconnut la jeune fille qu’il avait aperçue la veille au soir, portant entre ses bras un panier chargé de victuailles. Elle portait toujours ces habits de laine grossière, tandis que son chaperon lui dévorait presque entièrement le visage.

— Tu es l’aide-jardinier de Nemandja, n’est-ce pas, chuchota-t-elle comme elle s’approcha de lui.

Surpris, presque méfiant, Vuk n’osa rien dire, cependant qu’il tentait d’entrapercevoir son visage obombré par sa capuche ; de temps à autre, elle jetait des regards en arrière. Semblablement rassurée, elle lui tendit alors la main.

— Viens avec moi. Si Jagoda t’aperçoit par ici, tu seras perdu, lui souffla-t-elle, sans lui laisser le temps de répliquer ; déjà elle l’entraînait en direction du mur d’enceinte.

Arrivée au pied de la muraille, elle le poussa précipitamment sous le lierre, puis le rejoignit après qu’elle se fut assuré que personne ne les avait surpris. À l’ombre de la végétation, il humait l’odeur qui s’échappait de son corps. ; troublé, il s’était légèrement écarté.

— Prends cette clé, lui avait-elle alors ordonné. Avec tu pourras ouvrir la porte qui donnait jadis sur le verger. Prends bien de la refermer derrière toi ! Puis cours le long du mur d’enceinte, tu arriveras à un passage qui mène aux cuisines. Dis à Ludmilla ou à Plamen que tu viens de ma part, ils t’aideront.

Il n’eut pas le temps de la remercier, qu’il était de nouveau seul sous les frondaisons, cependant que flottait une étrange, autant que familière, odeur de mousse et de sous-bois. Hélas, il ne pouvait s’attarder, aussi marcha, aussi vite que le lui permettait son corps meurtri, jusqu’à l’entrée de la cave. À quelques pas de là, Ludmila poussait devant elle un large tonneau, qui manquait à chacun de ses pas de lui échapper. De justesse, elle retint un cri lorsqu’elle l’aperçut, recroquevillé contre la muraille. D’un geste, elle appela Plamen qui sortit en maugréant.

— Oh ! s’exclama-t-il, tandis qu’il courait rejoindre Vuk.

— Ne sais-tu point ce qu’il t’en coûterait mon garçon, si ta présence remontait aux oreilles de Sirin, le sermonna-t-il, pendant qu’il le prenait sur ses épaules. C’est la petite qui t’a dit de venir ici, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, Vuk lui montra la clé qu’elle lui avait confiée quelques instants auparavant. Pendant ce temps, Ludmila avait poussé le fût jusqu’au fond de la cour, puis avait refermé les battants derrière eux.

Grave, Plamen l’avait assis près de l’âtre.

— Merci Plamen, merci Ludmila, murmura-t-il.

— Hélas, nous ne pouvons te garder ici. Jagoda doit s’en venir quérir le petit déjeuner de Sirin, d’ici quelques minutes, s’alarma Plamen, l’œil rivé sur l’escalier.

De l’index, Vuk pointa alors la niche par laquelle montaient les repas.

— Ce monte-plat ne dessert-il pas tous les étages ?

— Oh si ! Bien sûr ! s’exclama Ludmilla.

Un instant plus tard, Ludmila refermait la trappe sur lui, tandis qu’il s’élevait vers le sommet du donjon. Dans l’obscurité presque rassurante du conduit, Vuk refoulait le sommeil qui tentait de s’emparer de lui, cependant que son ascension prenait fin. Par bonheur, l’escalier qui l’amenait à sa chambre n’était qu’à quelques pas de là et, oublieux de la douleur qui tambourinait à ses tempes, il se pressa jusqu’à la porte, qu’il referma aussitôt franchi le seuil. Il n’était pas allongé, depuis quelques instants sur le lit, qu’une main frappait au panneau. Se saisissant de la grossière robe de laine qu’il revêtait les nuits de grande froidure, il ouvrit et découvrit Jagoda ; ses yeux de grenouilles posés sur sa personne.

— Notre maîtresse Sirin est souffrante aujourd’hui. Elle vous fait dire qu’elle nous exempte tous de nos corvées pour ce jour.

— Merci, Jagoda. Tous mes vœux de prompt rétablissement pour notre maîtresse.

Mais Jagoda s’éloignait déjà en direction d’une autre chambre, indifférente à ses paroles. L’huis refermé, le verrou poussé, terrassé par la douleur, Vuk s’écroula sur sa couche.

— Nemandja… murmura-t-il comme le sommeil l’emportait ; des larmes coulaient le long de ses joues.

Emporté sur le courant noir, il sombra dans une profonde torpeur où se mêlaient souvenirs et terreurs enfantines. Lorsqu’il se réveilla enfin, un soleil haut tentait de perces les volets fermés, cependant que lui parvenait des odeurs de viandes chaudes et de légumes bouillis. Mater Dolorosa le retenait toujours contre son sein, alors qu’il marchait vers la porte de sa chambre. Sur le seuil, quelqu’un avait posé un plateau, puis s’était enfui. Assuré que personne ne le surprendrait, il s’en empara et referma aussitôt le panneau derrière lui ; sûrement, Ludmilla le lui avait-elle déposé. Assis sur son lit, il mangea, savourant chacune des bouchées, le regard tourné vers les persiennes encore closes. Son déjeuner achevé, il ouvrit les jalousies.

Dehors, le ciel était clair et le jardin resplendissait, si ce n’était l’étang aux eaux fangeuses.


Texte publié par Diogene, 7 novembre 2022 à 19h01
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