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tome 1, Chapitre 31 « Pesochnik, l' Homme au Sable » tome 1, Chapitre 31

Silencieux, Vuk passa sa bourse autour de son cou, puis l’ouvrit. Avec délicatesse, il sortit l’œil de verre et le posa sur la table.

— Nemandja. Ptitsa, l’Oiseau de feu, m’a remis cet œil. Je dois l’échanger contre le vrai, dans lequel Sirin a enfermé les souvenirs de Gamayun.

La main tendue, il s’en empara, l’examina un long moment, puis le lui rendit.

— Extraordinaire. Nul doute que Sirin le confondrait. Hélas, tu ne pourras pas procéder à l’échange toi-même et, pour cela, il te faudra m’accorder ta confiance, Vuk. Demain, je dois changer les fleurs dans ses appartements. Dans la pièce où elle effectue ses ablutions, il y a une minuscule lucarne, seuls un chat ou un oiseau pourraient s’y glisser ; j’oublierai d’en remettre le loquet. Tu auras alors quelques heures dans la nuit pour agir. En effet, elle l’ôte chaque fois qu’elle sort ; tu le trouveras trônant sur un guéridon.

— Mais que t’arrivera-t-il, si elle découvre que la fenêtre est demeurée ouverte ?

Nemandja eut un geste évasif. Le visage tourné vers les hauteurs, il leva le bras comme pour capturer les rayons brûlants du soleil.

— J’ai bien assez vécu comme ça. Est-ce que cela te convient comme réponse ?

Vuk glissa sa paume sur son poignet.

— Merci, Nemandja, souffla-t-il.

Apaisé, il contemplait la bibliothèque et ses ouvrages merveilleux qui y avaient pris place. Combien de temps, combien de saisons les enfants avaient-ils passés dans ce lieu ?

— Iria, murmura-t-il en son for intérieur.

Du plat de la main, il en caressait les couvertures, se saisissant de l’un au hasard, puis l’ouvrait, alors s’en échappaient des mots, des couleurs, des images.

— Vuk. Je dois te mettre en garde.

— Jagoda ? souffla-t-il.

— Oh, non ! soupira Nemandja, comme il secouait la tête gravement. Si seulement… Jagoda n’est que l’œil de Sirin le jour. Le soir, il nous faut tous dormir, car c’est le territoire du Pesochnik, l’homme au sable. Chaque nuit, il s’en vient, s’introduit dans nos chambrées, ouvrées ou fermées, puis nous jette à la figure une poignée de ce sable qu’il fabrique en secret. De cette manière Sirin s’assure-t-elle que jamais nous ne fûmes éveillés plus que de raison.

Les yeux baissés, Vuk avait acquiescé. Ainsi, était-ce à cause de lui que plus jamais, depuis qu’il était entré ici, il n’avait entendu Gamayun voler la nuit. Comme un sombre miroir qui aurait reflété ses propres cauchemars, les yeux de Nemandja lui renvoyaient les rayons d’un soleil changeant. Taiseux, chacun exécutait sa tâche avec la même monotonie. Le dîner achevé, ils se rendirent chacun dans la chambre qui leur avait été attribuée. Étendu sur son lit, Vuk regardait au travers des volets, il apercevait la pâle lueur de la lune. Dehors, dedans, plus de bruits, plus de son, plus d’échos, plus de respirations, seulement le silence, pesant, lugubre, sinistre.

Était-ce Pesochnik , dont il croyait entendre, ou plutôt ne pas entendre, le pas dans le couloir ?

Pesochnik puni par Sirin. Pesochnik qui avait eu les yeux arrachés pour avoir vu, Pesochnik qui, depuis, errait la nuit ; qui, de sa main, faisait se taire la vie. Pesochnik, Pesochnik, l’homme au sable qui, la main plongée dans sa bourse, soufflait sur les assoupis afin de les endormir.

Par l’embrasure de sa porte désormais entrouverte, il le devinait : une silhouette massive, dont l’échine courbée le faisait paraître plus gigantesque encore.

Ressentait-il de la peur, de la terreur, ou bien seulement de la tristesse pour cet être contrefait, dont les orbites sanglantes le contemplaient.

Dans sa poitrine, plus de cœur, plus de souffle, plus de vie ; comme toute chose ici, Pesochnik l’avait pris, il ne le rendrait que sitôt passé l’obscurité. Sa main plongeait dans une bourse pleine de ténèbres. D’entre ses doigts s’écoulait du sable, un sable de verre et de vermeil, qu’il glissa sous ses paupières ; il était prêt. Les grains le brûlaient ; ses prunelles fondaient sous leur membrane de chair. Pour une nuit, il devenait comme lui, un être sans rêve ni matière, qui sombrait peu à peu dans le sommeil.

— Pesochnik, voulut-il articuler.

Mais aucun son ne débordait de ses lèvres ; Tchernobog l’avait saisi. Voguant sur les flots de l’Erèbe, Vuk rêva cette nuit : de neige et de chimères, d’oiseaux retenus dans une cage de verre, d’un être enfermé dans un cercueil de fer. Lorsqu’il se réveilla le lendemain, il lui semblait encore sentir le sable incrusté dans sa chair, comme du sel sous les paupières. Par les rainures des volets, il entrapercevait les premiers rayons du soleil. Demeurant assis un long moment sur le rebord de son lit, il contemplait les rais de lumière sur le mur, la danse de la poussière dans les airs.

Quelques minutes plus tard, habillé, Vuk sortit de sa chambre. Au fond du corridor, il découvrit les contours contrefaits de Jagoda, ses yeux globuleux se détachant de la clarté du jour naissant. D’un hochement de tête, il la salua puis s’engagea dans l’étroit escalier. Ce matin, il lui sembla que chaque degré était plus haut que le précédent. Pareil aux autres jours, il rejoignit Nemandja qui œuvrait déjà dans la serre, préparant de nouvelles créations qui s’en iraient décorer les appartements de leur maîtresse. Dur à la tâche, il travailla jusqu’au soir, tandis que son compagnon s’était éclipsé pendant l’après-midi. À la fin de la journée, debout en haut des degrés de l’escalier, alors que le crépuscule colorait le ciel de mauve, il aperçut soudain la silhouette d’une jeune femme qui s’en revenait du village. Vêtue d’une toilette de laine grossière, le chaperon lui mangeait presque entièrement le visage. Ralentie, elle marchait avec difficulté, portant à bout de bras un lourd panier en osier. Il se serait volontiers approché pour l’aider, s’il ne devinait qu’il encourrait les foudres de Sirin, aussitôt qu’il serait dénoncé par Jagoda. Peiné, autant qu’attristé par sa propre lâcheté, il poussa la brouette jusque dans la serre, qu’il clut derrière lui, puis s’en alla dîner. De retour dans sa chambrée, il se glissa dans ses draps et ferma les paupières.

Pesochnik, l’homme au sable ne tarderait plus. Il le savait, car il n’entendait plus que le son du silence, le bruit de l’absence. Sa respiration coupée, il voyait dans le reflet de sa fenêtre sa silhouette, ses yeux absents au fond de ses orbites sanglantes, sa main plongée dans sa bourse qui s’en allait lui répandre sa semence, sa figure de faïence penchée sur lui. Tout cela, il le devinait au travers de ses paupières entrouvertes, tandis qu’il soufflait les grains maudits sur sa tête.

Alors la torpeur le saisirait, puis il sombrerait dans un profond sommeil.

Pesant, l’homme au sable s’éloignait, déjà il refermait la porte ; il attendrait encore. Soudain, un cliquetis jaillit du dehors : bruit de chaînes qui se heurtent, son de fers qui s’entrechoquent. Brisant le masque de terre qui lui recouvrait le visage, Vuk plongea la figure dans le baquet qu’il avait dissimulé sous sa couche et se débarrassa du lent poison de l’homme au sable. Au fond de l’eau, il devinait les grains, mêlés à l’argile, qui perdaient peu à peu de leur éclat. Par le soupirail de sa salle d’ablutions, il aperçut Sirin, dont les ailes immenses semblaient vouloir obscurcir le firmament. Soulage, sa métamorphose achevée, il s’élança à son tour dans la nuit morte.

Dans leurs lits, tous dormaient et Pesochnik, l’homme au sable, marchait, hantant le château de ses ténèbres. Aggripé sur le rebord de pierre, Vuk s’abîma un instant dans la contemplation d’un ciel, dans lequel évoluaient des créatures inhumaines. Cependant, ainsi que le lui avait promis Nemandja, le battant de la lucarne n’avait pas été refermé et il se glissa alors dans la pièce obscure. Perché sur la vasque, il apercevait, par l’huis entrouvert, d’étranges lumières, les tons d’une couleur tombée du ciel. Volant au travers de l’alcôve, il se posa sur une coiffeuse, où se tenait l’œil aveugle, dont émanait la sinistre lueur. Dans la chambre, tout n’était silence, tandis que sur les murs dansaient des ombres inquiètes. Fasciné par l’objet, il n’osa l’approcher comme il y voyait les souvenirs d’une enfant se baignant dans une rivière gelée. Toutefois, le bruit des fers qui s’entrechoquaient le rappela à la raison de sa présence.


Texte publié par Diogene, 22 octobre 2022 à 20h29
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