L'une d'entre elles, certainement Plamen, attrapa à bout de bras un large plateau, puis le chargea dans une niche. La trappe abaissée, il tira un mince cordon de velours, avant de relever la tête.
— Ainsi donc, tu es entré au service de Dame Sirin, murmura-t-il, navré, comme il se dirigeait vers l'âtre.
Pendant ce temps, Ludmila avait apporté une chaise, puis invité Vuk à prendre place, tandis que Plamen remplissait un bol et lui apportait. Silencieux, ils le regardaient manger avec avidité la soupe chaude.
— En veux-tu encore une ? lui demanda Ludmila d'une voix rauque, quand il eut fini.
Vuk hésitait, Plamen portait un bandeau sur l'œil droit, quand il manquait à Ludmila l'auriculaire de sa senestre. Néanmoins, Plamen l'avait déjà resservi, ajoutant une large tranche de pain, accompagné d'un morceau de fromage.
— Profites-en, lui avait-il glissé à l'oreille, détachant les mots avec difficulté. Ce ne sera pas ainsi tous les jours.
Mais Vuk hésitait toujours ; sa main lui semblait être devenue de plomb.
— Mange, insista Ludmila, dont les regards ne cessaient de se porter sur l'embrasure de la cave.
Sa cuillère plongée dans l'assiette, Vuk se voyait manger, mâcher les légumes, déchiqueter la viande bouillie, son pain trempé dans le liquide.
Penché sur la marmite, Plamen surveillait le feu. De temps en temps, il actionnait un soufflet, ou bien rajoutait du bois quand il venait à manquer.
— Comment t'appelles-tu, jeune homme ? l'interrogeait Ludmila.
— Vuk, répondait-il alors.
— Vuk, répétait-elle en écho ; au fond de ses yeux s'allumait alors une flamme éphémère qui disparaissait aussitôt.
— Quel nom étrange... soupirait-elle.
Plamen levait la tête et ses yeux se baissaient. Son repas achevé, Ludmila le débarrassa de son assiette, le regard fuyant.
— Ja...
Mais il ne finit pas sa phrase, qu'elle posait déjà son index potelé sur ses lèvres.
— Ne nous remercie, nous n'avons fait que notre devoir, lui rétorqua-t-elle.
D'un hochement de tête, Vuk acquiesça.
— Tout le plaisir était pour moi. Hélas, je ne puis m'attarder plus longtemps, Nemandja m'attend à la serre.
Mutique, Plamen esquissa un sourire plein de tristesse, puis s'en retourna à sa préparation.
— Tu as raison. Ne tarde pas, souffla Ludmila.
Engagé dans les escaliers, Vuk surpris le regard inquisiteur de Jagoda, avec ses yeux semblables à ceux d'une grenouille, à moins que ceux ne fut ceux d'un crapaud. Silencieuse, elle semblait l'attendre. Pourtant, à peine émergea-t-il par l'embrasure, qu'elle s'éloigna.
— Nemandja se trouve dans la serre, lança-t-elle sans se retourner, avant de disparaître au bout du corridor.
Occupé à couper des fleurs fanées, Nemandja ne l'entendit pas, lorsqu'il referma la lourde porte derrière lui. Soudain, il arrêta son geste. Le bras suspendu, un ciseau entre les mains, il demeura un instant interdit comme s'il découvrait Vuk pour la première fois, puis il posa sur une vieille table en bois son outil. Chacun de ses mouvements paraissait empreint d'une pesanteur inhabituelle, comme entravés par quelques chaînes invisibles.
— Nemandja ? appela Vuk.
Seul un grondement sourd lui répondit, tandis que ses yeux s'ouvraient un peu plus largement.
— Dame Sirin m'a expliqué que tu avais un travail à me confier.
Un sourire se dessina alors sur ses lèvres figées, cependant qu'un voile sombre obombrait soudain son visage. Un instant immobile, comme si ses pensées elles-mêmes étaient ralenties, il pointa de l'index les lourdes brouettes emplies de plantes en mottes.
— Sont-elles pour le jardin que j'ai défriché, Nemandja ?
De nouveau, la figure de l'homem contrefait s'illumina, tempéré par la présence de cette ombre qui obscurcissait son regard.
— Ga...
Mais le géant porta aussi sa main à sa bouche, la tête branlante. Silencieux, Vuk acquiesça, tandis que Nemandja ôtait sa paume. Glacé, Vuk eut l'impression qu'un mort venait de le toucher, alors même qu'il avait senti les battements de son cœur. Soudain, dans le reflet d'une fenêtre, il crut apercevoir une paire d'yeux globuleux, cependant qu'il s'emparait de l'une des brouettes. Pendant ce temps, Nemandja avait ouvert les battants de la porte.
Dehors, le soleil avait dépassé le zénith et irriguait d'une chaleur bienvenue les lieux. Derrière lui, Nemandja poussait la seconde en direction d'une rampe qui longeait l'escalier de pierre. À leurs pieds, la végétation n'était plus que poussière, tandis qu'ils découvraient les contours d'une ancienne pièce d'eau. Ainsi, de jour presque comme de nuit, ils œuvraient tous les deux, plantant, dessinant, se disputant parfois, à l'aide de grands gestes, sur l'emplacement d'une plante ou d'une autre ; ils ne s'arrêtaient que pour souper. Or un jour, qu'ils s'étaient particulièrement enfoncés dans le domaine, Nemandja lui montra l'arbre creux où il avait trouvé refuge. Puis, assuré que personne ne leur portait la moindre attention, il ordonna à Vuk de le suivre dans le dédale pierreux, jusque devant un rocher colossal dont le géant s'empara et déplaça comme s'il n'avait été qu'un sac de plume.
— Suis-moi, l'avait-il alors invité d'un geste, avant de refermer l'entrée.
Comme si de rien n'était, Vuk le suivit jusqu'à une pièce qu'il n'avait pas encore explorée. Spacieuse, ses murs étaient tapissés de livres de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Posé sur un trépied une boule sculptée dans une roche violacée renvoyait les rayons d'un soleil haut dans le ciel.
— Tu es Vuk, n'est-ce pas, gronda le géant, dont la voix paraissait soudainement jaillit de ses entrailles.
Surpris, Vuk regarda autour de lui, mais il ne vit que Nemandja, la sphère entre les mains.
— C'est un cadeau de Stratim, il me permet de te parler ; Sirin m'a fait trancher la langue pour me punir. Elle m'aurait volontiers ôté la vie pour mon outrecuidance, si par chance, je n'étais le seul à savoir aussi bien soigner ses fleurs.
— Comment connais-tu mon nom, Nemandja ?
Dans ses prunelles, l'ombre dansait, mais aucune larme ne coulait, cependant qu'au centre de la sphère l'image d'une rivière, où une petite fille se baignait, apparut.
— Elle m'a aussi ôté le cœur. De cette manière, je ne peux plus exprimer mon chagrin, alors même que mon âme saigne de ne point ignorer ce qui lui est arrivé.
Une main posée sur sa poitrine, il sentait le creux à hauteur de son cœur.
— Parce qu'elle est tombée amoureuse de moi, murmura Vuk, les yeux baissés.
Les lèvres scellées, Nemandja branla du chef.
— Pourquoi, Nemandja ? Pourquoi avoir été puni de manière aussi cruelle ?
Un sourire mélancolique étirait le visage sec du géant.
— Je pourrai en rejeter la faute sur toi, mais c'est Sirin qui m'a puni. Son cœur s'est desséché à mesure que ses enfants grandissaient. D'amour pour eux, elle en avait. Hélas, une tache noire maculait son âme et son amour est devenu possession. Ses fils furent les premiers châtiés parce qu'ils désiraient suivre un chemin qui serait le leur et non le sien, tout comme sa fille dont tu as enflammé le cœur. Lorsqu'elle me punit, il y a dix ans ce cela, elle voulut lui couper la langue, afin de lui apprendre à ne plus déclamer de mensonges. Mais, parce que je protestais, elle me proposa que je sois châtié à sa place, ce que j'acceptais. En suis-je affligé ? Certainement ! Pourtant je n'ai aucun regret et je veux t'aider, Vuk.
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