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tome 1, Chapitre 28 « La Première Tâche » tome 1, Chapitre 28

— Borya m'a rapporté que tu avais réussi à libérer la rivière de son obstacle. Je me dois de t'en féliciter, car nous n'étions plus en mesure de nous servir du moulin à eau pour moudre le grain d'orge. Aussi, je ne pense pas que la tâche que je t'assignerai te paraîtra insurmontable. Vois-tu chaque printemps, nous devons défricher le jardin afin de le récréer. Seulement, notre jardinier nous a quittés l'an dernier ; je souhaiterai que tu le remplaces et que tu t'acquittes de cette tâche.

Vuk chassa le malaise qui l'envahissait. Sous le sarcasme, il devinait la menace qui pesait sur sa personne, mais demeura impassible.

— Il en sera fait selon vos désirs, ma dame, murmura Vuk d'un ton égal.

— Je n'en attendais pas moins de toi. Maintenant, si tu veux bien me suivre, je me dois de te montrer où tu devras œuvrer. Sache que mon ancien jardinier s'en acquitta en trois jours et trois nuits ; tu me décevrais gravement si tu étais plus lent.

Souple, la sombre silhouette s'était détachée de son fauteuil, avant de se diriger vers une épaisse tenture qu'il n'avait pas remarquée.

— Quand dois-je commencer, Dame Sirin ?

Un sourire, qu'il devinait sardonique, avait fugitivement éclairé la figure dissimulée sous le voile.

— Si je m'écoutais, je te répondrais : le plus tôt sera le mieux. Néanmoins, je serai magnanime, car tu nous as rendu un bien grand service. Tu commenceras demain soir, au crépuscule de la nouvelle lune. Pourvu que tu t'acquittes de ta tâche jusqu'au prochain, où il pourrait t'en cuire. Maintenant, je vais te montrer les jardins, si tu veux bien t'avancer auprès de la fenêtre.

Sous le ton doux se dissimulait l'ordre, la menace. Chaque mot que prononçait cette femme était une lame pointée sur son cœur. Obéissant, Vuk s'approcha près du balcon. De l'autre côté, en contrebas, en fait de jardin, une forêt de ronces et d'aubépines, de sumac et de prunelliers, d'églantiers et d'épines-vinettes s'étendait presque à perte de vue.

— Bien sûr, je ne t'interdis en rien de t'y promener. Adresse-toi donc à Nemandja.

Penchée sur un cornet, elle en souleva le clapet :

— Jagoda ! Voulez-vous bien raccompagner notre invité et l'amener auprès de Nemandja ; il désire visiter le jardin.

— Bien maîtresse ! retentit une voix étouffée, cependant que d'un geste Sirin le congédiait.

Par l'embrasure de la porte, Vuk aperçut la femme contrefaire qui l'attendait.

— Suivez-moi !

Vuk pensait à un être chimérique en la dévisageant, humaine croisée avec un crapaud. Ce dont il ne doutait presque pas, tant les paroles de son hôtesse étaient emplies de cruauté. Sans mot dire, Vuk la laissa le conduire jusqu'à une serre dehors, où officiait le géant qui l'avait accueilli. Il tenait entre ses mains un objet métallique oblong dont il actionnait le piston, faisant jaillir à chaque pression un nuage poussiéreux.

— Nemandja ! appela la femme aux yeux exorbités. Notre maîtresse t'a ordonné de lui montrer le jardin ; il sera chargé de le défricher.

Posant sur une étagère son instrument, il émit un sourd grondement, puis se retourna. Le regard vide, il fixa Vuk un instant, puis haussa les épaules, avant de s'avancer vers le fond de la serre ; Jagoda s'en était allée. Seul avec le géant, Vuk le suivit en silence. Lent, chacun de ses gestes semblait lui coûter plus que nécessaire.

Était-ce sa taille et sa corpulence, ou bien n'était-ce que la conséquence d'un châtiment ?

Perdu dans ses pensées, ils empruntèrent un vieil escalier de pierres, dont les marches étaient rendues glissantes par la mousse. Arrivé devant un portail aux gonds rouillés, Nemandja l'ouvrit puis invita Vuk à le franchir, tandis qu'il s'en retournait à ses rosiers. Trois jours et trois nuits n'auraient suffi à arracher, ne serait-ce, que les premières rangées de ronces, où s'emmêlaient aubépines et épines-vinettes. S'enfonçant dans le lassis, il disparut bientôt, cependant qu'il découvrait un passage arrangé dans les tiges de sumac, autour desquelles s'enroulaient des lianes d'églantiers. Progressant à quatre pattes, rampant presque par endroit, il déboucha dans une vaste grotte, en fait le tronc d'un immense arbre creux, dont il avait entrevu la cime de l'autre côté du parc. Gravées dans la lignine, des portraits d'enfants jouant dans un jardin aux allures de labyrinthe ; au-dessus un nom : Iria. Les yeux levés vers le sommet, il apercevait les échos du soleil, dont les rayons perçaient la ramure encore dénudée. Loin de la rumeur automate du village, une sérénité bienvenue le berçait. Des assises avaient été aménagées en plusieurs lieux. Curieux, il s'était allongé dans l'une d'ente elles et avait fermé les paupières. Un peu d'air tiède descendait du puits de lumière, emportant avec lui les premières fragrances printanières. Les yeux de nouveau ouvertes, il se plut à penser un instant que cet endroit avait pu autrefois faire la joie de Gamayun et de ses frères, puis il se releva. Comme il poussait un peu plus loin son exploration, il découvrit trois vielles souches sur lesquelles étaient disposés trois échiquiers, de même qu'une main, sans doute inhumaine, avait tressé les racines afin qu'un joueur puisse s'y asseoir. Sur deux d'entre eux, les jeux étaient complets, des figurines de marbre et de métal. Le dernier, des figurines de bois, il manquait un cavalier noir, un fou blanc, une reine noire ; un cavalier noir pour Ptitsa, un fou blanc pour Stratim, une reine noire pour Gamayun. Sa bourse passée autour du cou, il la dénoua et en sortit le cavalier noir, qu'il déposa entre son fou et sa tour.


Texte publié par Diogene, 1er octobre 2022 à 17h29
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