Au-dessus de la forêt silencieuse, il contemplait le spectacle des cimes qui se balançaient dans les vents, cependant qu'il devinait les contours déchiquetés d'un rempart construit à flanc de colline, surmonté d'un haut château, dont le donjon se perdait dans la brume. Par moment, il apercevait d'autres oiseaux et les saluait. Dans le ciel, le soleil à son zénith ne réchauffait que peu l'atmosphère glacée.
À quoi donc œuvraient les hommes et les femmes en ce moment même ? Se lamentaient-ils ? Ou bien rêvaient d'un nouvel avenir ?
Un jour, le temps d'une saison, il avait croisé leur route. Certains l'avaient jeté en prison, puis libéré, d'autres l'avaient craint et l'auraient conduit au gibet. Enfin, il y eut ceux qui ne demandaient rien et qui le remercièrent. Soudain, il aperçut un sentier sur lequel cheminait une noria de silhouettes harassées. Posé dans un fourré à proximité, il reprit forme humaine, avant de se mêler à la foule des paysans.
— Où allez-vous donc tous ainsi ? s'enquit Vuk auprès d'une femme qui portait son enfant sur son dos.
— Nous nous rendons au village de Vostochnoy, afin d'y travailler dans les champs le temps des belles saisons. Ensuite, nous nous retournons chez nous, bourse pleine, à l'orée de l'hiver.
— Puis-je, moi aussi, y prétendre ?
— Hé ! C'est que tu n'es encore qu'un gringalet, garçon. Tu n'as même pas de poils sur le menton. Cela dit, rien ne t'empêche de tenter ta chance. Si tu montres que tu sais manier la faux, la hache ou la houe, tu trouveras une place.
— Alors, j'y arriverai, affirma Vuk.
— Cependant, que me faudrait-il faire si je souhaite être engagé sur le domaine de Temnota ?
— Temnota ! s'exclama la femme d'une voix blanche. Mais, personne ne va à Temnota ! Temnota, c'est la mort !
— La mort ? s'étonna Vuk.
— Mais oui ! Comment ! Tu n'es pas au courant ? Sa fille, Gamayun, elle soumet tous ceux qui se présentent à son service à des épreuves impossibles. Ceux qui échouent sont ensuite dévorés par sa mère. Mais la plupart du temps, ils croisent la faucheuse pendant leurs travaux. Il n'y a que les fous ou les brigands qui tentent leur chance là-bas. Quelle pitié !
Interdit, Vuk n'ajouta rien.
— Je te le dis, engage-toi à Vostochnoy. Le travail est épuisant, mais la paie est bonne, lui balança-t-elle, alors qu'elle reprenait sur le chemin qui la conduirait au village.
Pensif, il regardait défiler la foule immense qui s'avançait en direction de la crête : des femmes, des hommes, avec ou sans leurs enfants, de tous âges, de tous horizons, tous s'en venaient tenter leur chance et leur fortune, mais seuls les plus endurants demeureraient. Serrant sa besace contre son flanc, il se joignit au convoi. Le soleil déclinait lorsqu'il arriva devant les remparts de Vostochnoy, cependant qu'il remarqua que les gens s'en retournaient en maugréant.
— Que se passe-t-il, s'enquit-il auprès d'un paysan, dont le trop large chapeau lui tombait presque sur les yeux.
— Peste soit de ce soleil ! Vostochnoy ferme ses portes dès qu'il se couche et ils ne les rouvriront demain qu'à l'aube. De plus, il refuse que nous campions sous leurs murs ; nous sommes obligés de trouver le gîte dans les bois alentour, ragea-t-il sans lui prêter la moindre attention.
En effet, déjà des hommes d'armes s'avançaient et pressaient la foule compacte qui s'était agglutinée près du portail.
— Demain ! Revenez demain, si vous voulez être embauchés ! hurlaient, pendant qu'ils bousculaient les plus rétifs.
Peu désireux de tâter de leur bâton, Vuk se joignit à un groupe de paysans et les suivit jusqu'à l'orée de la forêt, où il s'éclipsa. Niché dans le tronc d'un arbre mort, il contemplait le ciel qui, peu à peu, se couvrait d'étoiles. Sa bourse déliée, au creux de sa paume, les pièces du jeu d'échecs s'illuminaient. Sur remparts, ils apercevaient les massives silhouettes des gardes qui se relayaient, à la recherche du moindre contrevenant. Cependant, il ferma les yeux, emmitouflés dans ses fourrures, et ne tarda pas à s'endormir, bercé par les bruits de la nuit.
Rêva-t-il lorsque Gamayun se posa près de lui, ses ailes aux éclats mordorés repliés dans son dos ?
Toutefois, le lendemain matin, accrochée au bout d'une branche, une plume se balançait doucement. Intrigué, Vuk l'avait ramassé, avant de la ranger dans sa bourse suspendue autour de son cou. Déjà dans la forêt, il entendait les voix des paysans qui se pressaient. Quelques instants plus tard, il se mêlait à la foule et se présenta devant les remparts de Vostochnoy.
— Les femmes seules, porte nord ! Les hommes seuls, porte ouest ! Les couples sans enfant, porte sud ! Les couples avec enfant, porte est ! aboyaient les gardes.
De l'autre côté, un groupe se chargeait de trier les postulants.
— Que viens-tu faire ici ? le questionna un homme, qu'une large cicatrice avait défiguré.
— Je viens pour m'engager comme journalier.
L'œil noir, l'homme le dévisageait d'un air maussade.
— D'accord, et que sais-tu manier ? La houe, la faux, la hache, la masse ? Nous avons besoin de bûcheron et de terrassier.
— La hache, rétorqua Vuk sans hésiter.
Dubitatif, l'homme haussa un sourcil.
— Je voudrais bien voir cela, maugréa-t-il. Il y a une hache qui traîne près du mur. Prends-la et occupe-toi de ce vieux cerisier qui pousse derrière le potager. Abats-le en moins de temps qu'il n'en faudra à Boris pour planter une ligne de patates et nous t'engagerons.
— Très bien, lui affirma Vuk, comme il s'emparait de l'outil.
Rouillé, son manche était vermoulu. Néanmoins, il n'en dit rien et partit en direction du potager. De l'autre côté du muret, un paysan s'activait, un panier en osier sur le dos.
— Alors tu dois faire la peau au vieux cerisier, ricana-t-il, en apercevant Vuk.
— En effet, messire. En moins de temps, qu'il ne vous en faudra pour planter une ligne de patates.
Un large sourire fendait le visage de l'homme.
— Fort bien ! Laisse-moi donc finir celle-ci. Ensuite, nous nous lancerons.
D'un hochement de tête, Vuk acquiesça puis, profitant d'un moment d'inattention de ce dernier, occupé à enfouir en terre ses tubercules, il attrapa l'une de ses serres, puis la glissa à son pied. À peine l'eut-il enfilée, que Boris l'interpellât de l'autre bout du champ :
— Es-tu prêt ? Quand j'arriverai à ta hauteur, tu devras l'avoir couché par terre !
— Oui ! s'exclama Vuk qui levait déjà la hache, tandis que l'autre se penchait en avant.
Mais au lieu de heurter le tronc du fer rouillé, il le frappa du pied. Au premier coup, l'arbre trembla, au second il vacilla, au troisième il s'écroula avec fracas, sous les yeux médusés de Boris qui n'avait planté que les trois quarts de sa ligne.
— Hé, bien... je crois que tu viens de faire tes preuves.
La serre dissimulée dans sa besace, il le remercia puis le suivit au travers du village.
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