Indéchiffrable, son visage n’exprimait rien. En face de lui, le sourire sur la figure d’Alkonost s’effaça, cependant qu’il se saisissait d’un cavalier. Les heures passaient. De la neige tombait en gros flocons. Pourtant, ils étaient toujours là, assis au centre de la place d’un village endormi. Chacun à leur tour, il se saisissait d’une pièce, la soulevait, puis la posait. Chacun leur tour, il se murait dans un silence que rien ne semblait être en mesure de troubler. Échec murmurait l’un, alors l’autre contrecarrait. « Mat » souffla l’autre, « en effet » concéda l’autre.
Serein, Vuk soutint le regard inquisiteur d’Alkonost.
— Puis-je t’inviter ? murmura-t-il soudain.
Surpris, Vuk n’esquiva pas son sentiment ; un sourire fugitif avait effleuré les lèvres d’Alkonost, un sourire empli de mélancolie.
— Je souhaiterai te montrer le monde tel que je le vois.
Debout, Alkonost avait écarté les bras et son visage s’était couvert de plumes noires. Toujours assis face à l’échiquier, Vuk coucha la figure du roi, puis se leva.
— Accroche-toi à moi, lui ordonna Alkonost. Tu n’aurais pas la force nécessaire pour te hisser jusqu’à mon refuge.
Les bras passés autour de ses épaules, ils s’envolèrent. Quand ils se posèrent, ils se tenaient sur le promontoire d’un palais façonné de roche et de glace. De l’autre côté, la terre avec ses terres bordées de mer, perdue dans un océan de noirceur. Dans un globe de verre posé sur un étrier, il aperçut le village encore assoupi de Severnoy, puis la vision s’effaça. À la place, il reconnut le château à flanc de falaise, au-dessus duquel planait Gamayun. Derrière lui, Alkonost l’observait. Dans la boule, les images avaient changé, d’autres lieux, d’autres paysages, comme autant de présages.
— Me ramèneras-tu ? murmura Vuk, sans le regarder.
— Bien sûr, si tel est ton désir.
En bas, la terre paraissait presque insignifiante ; un grain de poussière perdu dans l’immensité d’un univers dont il n’apercevait que les contours.
— Alors, ramène-moi, s’il te plaît.
Lentement, Vuk s’était retourné et leurs regards s’étaient croisés. Vuk y découvrait l’amertume. Qu’y voyait-il, lui, Alkonost ?
Silencieux, Alkonost déploya ses ailes, puis passa ses bras sous ses épaules, avant de l’emporter avec lui. Sa tête posée contre la sienne, il ferma les yeux. Pendant un moment, il n’y eut que le silence, puis des sifflements, stridulations du vent qui s’échappe, des chants d’oiseaux, le bruit de la neige qui tombe, le craquement des branches qui ploient sous le poids de la glace. Soudain, ses pieds heurtèrent un sol pierreux. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était de nouveau seul face à l’échiquier, désormais couvert de neige ; Alkonost avait disparu. De la main, il épousseta un peu de la neige accumulée. Les pièces étaient toujours là, renversées pour certaines, droites pour d’autres. Songeur, il contempla un moment l’instant figé, puis s’éloigna en direction de l’auberge, où l’attendait Domovoï.
Dans le ciel, le soleil dardait ses tout premiers rayons, colorant l’horizon de rose et de mauve. Demain serait un nouveau jour et le surlendemain encore. Assis sur sa couche, il regardait son compagnon dormir ; sûrement Kveta en faisait-elle autant. Épuisé lui aussi, il s’allongea et s’assoupit. Lorsqu’il s’éveilla, Kveta était assise dans un fauteuil, Domovoï sur le lit.
— Comment te sens-tu ?
Troublé, Vuk ne sut que répondre, sinon qu’Alkonost lui avait montré des choses, belles et fragiles. Le soir venu, à l’invitation de Nadia, ils avaient dîné à la forge, puis s’étaient rendus dans la mystérieuse bibliothèque. Les mains serrées autour de son pendentif, Vuk sentait des larmes lui monter aux yeux.
— Pourquoi es-tu aussi triste, Vuk ? le questionna Kveta.
Dans sa tête, lui revenaient en mémoire ces images vues dans la sphère.
— Parce que je le comprends, répondit-il d’une voix éteinte.
La semaine se passa et lorsque s’en vint le jour de la lune pleine, il s’en retourna au temple. Alkonost était déjà présent, l’échiquier aussi. Mais ce n’était plus des pièces taillées dans les marbres. À la place, il y avait de fines figurines travaillées dans le métal.
— Je t’en prie, semblait l’inviter Alkonost, comme il étendait le bras.
— Je prendrai les noirs, annonça Vuk, alors qu’il prenait place.
Silencieux, Alkonost acquiesça, puis s’assit à son tour.
— Désires-tu m’entretenir de quelque chose, avant que nous ne commencions ?
— Nullement Alkonost. Jouons, plutôt.
— Comme il te plaira, lui rétorqua-t-il, en saisissant d’un pion qu’il avança de deux cases.
Vuk avait accepté, il avait vu, il partageait la peine de ce frère enfui dans le ciel, pourtant il ne renonçait pas. À ses côtés, Kveta et maître Domovoï guidaient sa main, lui évitaient les chausse-trappes semées par son adversaire, contraient ses attaques, tandis qu’il enfonçait ses défenses patiemment construites.
— Mat.
Aucune neige n’était tombée cette nuit.
Silencieux, Alkonost avait couché son roi ; une pièce de métal argenté.
— Tu es un brave, Vuk. Hélas, je crains que cela ne suffise, murmura son adversaire comme il se levait.
— Nous verrons cela, Alkonost, avait répliqué Vuk d’un ton dépourvu d’animosité.
La figure tournée vers la lune aveugle, il semblait hésiter. Soudain, il se retourna.
— Vuk, ne combats pas les ténèbres, apprend à les connaître, lui lança-t-il, avant de déployer ses ailes et de s’envoler vers son sanctuaire.
Debout, Vuk regardait l’homme-oiseau s’élever dans l’obscurité éclaboussée de la clarté de la lune pleine ; dans la main droite il tenait le roi blanc, dans l’autre le roi noir. Soudain, il entendit le cliquetis sinistre des chaînes qui s’entrechoquent, tournoyant au-dessus de sa tête, une femme-oiseau volait.
— Gamayun, murmura-t-il, tandis que des larmes de givre roulaient sur son visage.
Le voyait-elle, ou survolait-elle seulement la vallée enneigée ?
Le cœur lourd de chagrin, il la regarda s’éloigner, s’en retourner vers ce château d’éternité, cependant que ses pas le portaient en direction de l’auberge. Étendu dans son lit, maître Domovoï assis sur le sien, il se répéta encore une fois les dernières paroles d’Alkonost puis sombra. Le lendemain, de retour à la bibliothèque, Vuk avait posé sur ses genoux La Malédiction de Gamayun. Richement illustrée, l’image montrait comment Gamayun, au matin, devait ôter ses ailes et s’en aller travailler dans les champs. Assise à côté de lui, Kveta lisait à voix basse le texte, tandis que sa mère et maître Domovoï buvaient un thé brûlant.
— Ne combats pas les ténèbres, apprends à les connaître, se répéta-t-il encore une fois.
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