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Henri était dans sa voiture, en direction du boulot. Sa Tesla puissante ondoyait parmi les autres voitures dans le lacis des routes que constituait le centre de Joiseauville. Les maisons mitoyennes aux briques rouges et aux fenêtres parfois fleuries jouxtaient des batiments plus utilitaires et les immeubles froids et carrés.

La radio diffusait un morceau de rap français, tube du moment. Henri essayait de se concentrer sur les paroles de la chanson, tout en serrant la voiture devant lui pour empêcher le connard de la file de droite de se rabattre devant lui. Oui, monsieur, rouler à pleine vitesse sur la bande de sortie pour se rabattre en début de file n’a rien d’une idée de génie. C’est une idée de connard. Tu n’as pas inventé l’eau chaude.

Dans sa tête, il revoyait la photo du corps de ce petit garçon, face contre sol, recraché par les vagues italiennes. Comment le monde en était-il arrivé là ? Comment pouvait-on laisser mourir des enfants au large, s’en émouvoir 5 secondes en lisant le journal, puis retourner à sa petite vie ?

Des images de naufragés, il en avait déjà vu des dizaines. Des visages sans expression, si ce n’est celle du vide. Les journalistes aimaient à évoquer ces mouvements migratoires. Ils parlaient même de « crise ». Crise : manifestation soudaine et violente. Pourquoi si soudain ? Et pourquoi si violente ?

Mais surtout, pourquoi Henri avait-il été pris à la gorge en découvrant cette photo ce matin ? Parce que ce petit garçon – Aylan, il apprendra plus tard par la radio que le garçon avait été identifié et élevé au rang d’emblème de la cause immigrée – avait l’âge de Charlotte. Si l’Histoire avait distribué les cartes autrement, ça aurait été le corps de Charlotte qui aurait hypothétiquement pu faire la une des journaux dans une autre partie du monde.

En arrivant à son poste de travail, il ne put s’empêcher de passer un doigt rêveur sur les visages de Charlotte et Babette, qui lui souriaient à travers la vitre du cadre posé sur son bureau. Plusieurs fois durant la matinée, son esprit allait être reconduit vers cette image du jeune syrien échoué. Et plusieurs fois, son regard échouerait sur la photo de famille.

Il aimait cette photo, bien que Babette la déteste. C’est d’ailleurs pour ça qu’il l’avait emportée au bureau, car Babette avait voulu la jeter dès que le paquet de photos développées était arrivé par la poste. Il l’avait récupérée. Savait-elle seulement que cette photo trônait désormais sur son bureau ? Sans doute pas. Mais tant qu’elle ne figurait pas dans l’un des nombreux albums qu’elle se plaisait à réaliser, elle ne semblait pas s’en préoccuper.

Ce qu’Henri aimait sur cette photo – et qui était précisément le motif de dépréciation de sa femme –, c’était les cheveux de Babette, qui avaient adopté ce jour-là, sous l’effet du vent, une coupe complètement inattendue. Et surtout, ce petit détail qui n’avait pas échappé à Babette à la découverte des photos : une trace de peinture était visible dans son cou.

Babette travaillait souvent avec des enfants : dès son arrivée à la ludothèque, elle avait mis en place des stages pour enfants, durant les congés de Toussaint et Pâques. Quand elle rentrait de ces journées, elle avait souvent des tâches de peinture sur les doigts. Et parfois sur d’autres parties du corps, en fonction des endroits où elle s’était grattée inconsciemment.

Babette avait toujours des idées plein la tête. Son esprit enfantin lui avait d’ailleurs permis de décrocher ce boulot, mais surtout de le faire évoluer avec elle, et de toujours y trouver de l’intérêt après 9 ans en son sein. A côté des stages, elle avait également mis sur pied des séances de lectures pour les enfants placés en garderie. Au lieu d’attendre leurs parents en refaisant pour la millième fois le tour de la même cour, les enfants avaient le loisir de venir s’installer sous le chapiteau de la ludothèque voisine – en réalité un assemblage d’anciens moustiquaires de voyage – et d’écouter les histoires que Babette, déguisée en fée, narrait avec talent.

Au fil des années, le public de la ludothèque, en même temps que celui de l’école, avait changé. Bien souvent, face à un public dissipé, Babette avait dû remplacer les séances de lecture par des séances de jeux de société. Si le fait de ne plus pouvoir partager son goût de la lecture aux enfants lui avait procuré un pincement au cœur, elle continuait avec plaisir à accueillir ces têtes blondes dans son établissement, et se félicitaient d’avoir su trouver une alternative pour ne pas émousser l’envie de venir des enfants. Telle un chat, Babette retombait toujours sur ses pattes.

Mais c’est comme ça qu’il l’aimait, Babette : un peu folingue, un peu éparpillée, les cheveux en bataille, des traces de peinture sur les doigts, et parfois dans le cou.

Il quitta le bureau à midi. Sur le chemin, il s’arrêta devant une boutique de fleurs. « Ca lui fera tellement plaisir », pensa-t-il. Il acheta des freesias, ses préférées. Une fois le bouquet payé, il remonta au volant de sa voiture.

En partant si tôt du bureau, il évitait l’heure de pointe. Il fila sur l’autoroute, restant sur la 3e bande à une allure constante, dépassant les poids lourds et les petites voitures qui avaient du mal à se maintenir en 5e vitesse pour gravir la pente.

Il gara sa voiture dans l’allée. Dans une main le bouquet, dans l’autre le trousseau de clefs qui… Mince, pas ce trousseau-là, c’était celui de son appartement. Sophie lui avait pourtant donné un double des clefs, qu’il planquait dans vide-poche de sa Tesla, au milieu des papiers d’assurance. Les femmes jalouses fouillent les poches de manteau, les portefeuilles, les porte-documents, mais pas les papiers d’assurances.

Mais il n’eut pas besoin de retourner à sa voiture car Sophie l’avait entendu jurer à travers la porte. En découvrant Henri avec dans les mains un bouquet de freesias – ses fleurs préférées –, elle ne put contenir sa joie, se jetta sur lui et l’embrasse à pleine bouche.


Texte publié par ClaireDouchka, 6 mars 2022 à 13h11
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