Le quartier se trouvait suffisamment excentré de l'agitation de la ville pour permettre de profiter du calme ambiant tout en étant assez près pour pouvoir se faire discret en se faufilant à travers les haies entretenues avec soin. Les seuls sons ambiants venaient des oiseaux qui chantaient, accompagnés par les crissements des grillons et les rires des enfants. L’animal s’arrêta un instant pour contempler la rue principale qui s’étendait jusqu’à disparaître à l’horizon, derrière le bitume.

Il reprit son chemin en trottinant sans se presser outre mesure. La douce quiétude de cette fin de journée d’été gagnait sur son besoin de se hâter pour échapper à l’ombre qui le poursuivait inlassablement.

Pourtant, quelques mètres plus loin, quand ses billes noires tombèrent sur une jeune fille dans un jardin, il se figea, le museau redressé. Il y avait là une grande piscine creusée entourée de hautes haies pour garder une intimité tranquille. Derrière se dressait une maison simple, jolie, construite avec un goût minimaliste. Quant à l’humaine, assise à une table en fer forgée blanc, elle apparaissait plongée dans sa lecture. Rien ne semblait pouvoir la déranger, ni la musique qui venait maintenant de la rue, ni les bruits de pas feutrés de l’animal qui se rapprochait furtivement. Un bond souple et efficace l’emmena sur la table, en face d’elle.

— Qu’est-ce que- ?

L’adolescente releva son visage pour dévoiler deux yeux dont le bleu pouvait se confondre sans peine avec l’eau de la piscine. Ses traits étaient encore arrondis, pourtant elle ne ressemblait plus à une enfant. Une mèche de longs cheveux raides noirs s’échappa de derrière son oreille pour venir se glisser entre eux. Ses pupilles s’écarquillèrent, et sa bouche s’entrouvrit, pourtant elle n’eut aucun mouvement de recul. Au contraire, elle resta parfaitement immobile, une main toujours sur son livre, l’autre touchant presque sa joue.

— Un renard ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il n’y avait pas de doute, le vulpe se reconnaissait facilement. Après tout, cet animal berçait tous les enfants à travers une multitude de récits et d’albums colorés, où la fourberie et la ruse étaient leurs principales qualités décrites. Alors, quand il la vit tendre prudemment ses doigts dans sa direction, il ne ressentit pas le moindre remord d’y enfoncer profondément ses canines.

La lectrice poussa un cri de douleur et de surprise mêlés, et retira brusquement sa main blessée pour la serrer dans l’autre. Satisfait, le renard glapit avant de tourner les talons pour disparaître dans les buissons en bordure. L’adolescente ne le vit pas s’éloigner, et quand elle réalisa son absence elle se leva précipitamment sans réfléchir. Ses pensées étaient confuses : pourquoi l’avait-il mordue ? Était-il dangereux ? Quand elle se remit du choc, elle le chercha du regard, mais il s’était déjà éclipsé.

Du sang perlait maintenant de ses doigts, et la surprise s’éloignait lentement, laissant les battements de son cœur ralentir progressivement. Finalement, elle décréta que l’incident n’était pas bien grave. C’était même plutôt évident qu’un animal sauvage avait plus de chance de la mordre que de se laisser toucher par un être humain, elle était même presque sûre d’avoir déjà entendue une centaine de fois ses parents lui dire de ne pas toucher les animaux qu’elle ne connaissait pas. Essuyer le sang et désinfecter les marques de crocs devint donc sa nouvelle priorité. Elle se promit tout de même de leur en parler quand ils rentreraient, il y avait peut-être des maladies transmissibles par morsures.

Il n’y avait plus aucune trace d’inquiétude en elle, ce qui explique pourquoi elle fut autant étonnée de perdre l’équilibre en entrant chez elle. La baie vitrée donnait directement sur le salon, et elle se rattrapa maladroitement à la table en bois pour ne pas tomber. Incapable de penser rationnellement, elle tenta tant bien que mal de rejoindre sa chambre à l’étage. Elle voulait s’allonger, fermer les yeux pour ne plus avoir l’impression que le monde tournait autour d’elle à une vitesse affreuse, se sentant prête à vomir d’une seconde à l’autre.

La jeune fille s’écroula sur son matelas sans réfléchir à ce qu’elle faisait. Elle refoula l’horrible nausée tant bien que mal, fermant résolument ses paupières. Les désagréables sensations finirent par refluer lentement, et sans le réaliser elle sombra dans un sommeil fiévreux.

Ses parents rentrèrent quelques heures plus tard. Ils virent la baie vitrée ouverte, le livre dont les pages étaient tachées de quelques gouttes de sang. La porte de la chambre fut brusquement ouverte, sans réussir à réveiller l’adolescente endormie avec sa tête sous l’oreiller. Le visage des adultes se détendit légèrement en la voyant saine et sauve, néanmoins leurs sourcils étaient toujours froncés quand ils sortirent pour ranger la table à l’extérieur.

*

Durant la nuit, une autre ombre vint évoluer autour du jardin de l’adolescente. Ce qui devait être un quartier paisible et sans histoires, était en train de devenir le témoin d'événements étranges des plus secrets.

L’ombre s’arrêta devant les grandes haies, avant de s’accroupir pour observer les légères marques laissées dans la terre rendue sèche par le manque de pluie des derniers jours. Les traits de son visage se durcirent notablement. Sans un bruit, elle se glissa dans le jardin après avoir vérifié que les lumières de la maison étaient toutes éteintes. L’eau de la piscine clapotait doucement tandis que les animaux nocturnes venaient s’y désaltérer sans paraître gênés par sa présence incongrue. Elle s’approcha de la table vide. Ses doigts traînèrent un moment sur la surface, comme si elle cherchait quelque chose.

Finalement, elle les porta à son nez et renifla longuement. Son regard se porta alors au loin à l’horizon, tout son corps tendu dans une évidente extrême volonté de continuer à avancer. Pourtant, ses yeux marrons finirent par se poser sur une des fenêtres de l’étage. Au bout de longues secondes, tous ses membres se détendirent, et elle quitta silencieusement l’endroit sans fouiller davantage.