Pour revivre, il faut une grâce, l'oubli de soi ou une patrie.
Albert Camus
L'autocar roulait vite. Au delà des montagnes, le soleil n'était plus qu'une énorme boule rouge que l'horizon n'allait pas tarder à dévorer. Quelques nuages s'étaient amassés vers le nord. Il pleuvrait sans doute dans la nuit.
Françoise se tourna vers la grosse dame qui somnolait à côté d’elle.
- Vous savez quand on arrive ?
La femme ouvrit des yeux humides et bailla. Françoise pensa à un hippopotame.
- Aucune idée, ma belle, fit-elle avant de refermer les yeux.
Françoise regarda les autres voyageurs. La plupart dormaient, la tête roulant au grès des cahots. Elle but une gorgée d'eau. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu aussi soif. Elle pensa à Alain. Dès que le bus s'arrêterait, elle l’appellerait. Une bouffée d’inquiétude lui serra l'estomac : qu'est-ce qu'elle avait fait de son portable ?
Elle consulta sa montre : il était sept heures. La nuit n'allait pas tarder à tomber. Par la fenêtre, les montagnes avaient cédé la place à une vaste plaine de buissons et d'arbres nains. Cet endroit lui rappelait les Baronnies. Gamine, avec sa sœur Éliette, elles passaient des journées entières à parcourir ces bois de mousse et de silex. Peut-être parce qu'elle avait faim, elle se souvint du gueuleton qu'elles avaient fait quelque années plus tard près de Mauvezin, à l'ombre de son château. Éliette fêtait son premier poste dans un lycée à Toulouse. L'eau lui vint à la bouche. Après un foie gras, elles s'étaient régalées d'un magret de canard accompagné de fenouils à l'orange et au miel. Elle n'arrivait plus à se souvenir du nom du vin qu’elles avaient bu. C’était un Cahors au nom génial, un nom à coucher dehors mais qui sonnait bien en bouche. Un cahot lui fit cogner du front contre la vitre. Trotteligotte : c'était ça ! Du domaine de Trotteligotte ! Une splendeur.
Nasillarde et aiguë, la voix du chauffeur résonna dans le haut parleur. Le type avait un accent à couper au couteau et mangeait la moitié de ses mots. Françoise compris qu’ils allaient arriver à destination. La grosse dame ouvrit une paupière et la contempla d'un œil vague avant de le refermer. Françoise eut envie d'enfoncer cette tête dans le tas de saindoux que constituaient ses épaules. Elle colla son front contre la vitre. Le terminus n'était plus très loin, elle pourrait bientôt se dégourdir les jambes et téléphoner à Alain.
Le paysage s'empourprait doucement sous les assauts du crépuscule. Françoise laissa son regard flotter sur l'horizon jusqu'à ce qu'elle sursaute. Un panneau lui frappa la rétine avant de disparaître, aussitôt avalé par la vitesse. C'était un panneau d'avertissement, un triangle encadrant de rouge la silhouette d'un chevreuil bondissant. Qu'est-ce qui lui prenait ? Pourquoi la vision de ce panneau l'avait troublée ? Elle haussa les épaules. Elle était fatiguée, voilà tout. Et dire qu'elle devait repasser au restaurant pour la comptabilité... Il fallait aussi embaucher un nouveau plongeur. Le dernier les avait quitté sans laisser d’adresse. Il y avait cette journaliste d’un site culinaire qui voulait prendre des photos… Elle expira longuement. Ce boulot la tuait. Et le cadeau pour Alice. Alain ne lui pardonnerait jamais d'oublier l'anniversaire de leur fille.
Elle ferma les yeux pour les rouvrir quelques secondes après. Ce maudit panneau revenait la hanter. Son triangle rouge n'arrêtait pas de danser devant ses yeux. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Pourquoi ce morceau de tôle la faisait tiquer ainsi ? Des panneaux de ce genre, elle en voyait tout le temps sur la route. Qu'est-ce que celui-là avait de spécial ? Elle toussa, parce que sa gorge lui serrait, et but une nouvelle gorgée d'eau. Elle s’adossa à son siège et fixa le bas-côté de la route. Il y aurait peut-être d'autres panneaux... Elle attendrait. De toute façon, coincée dans ce bus surchauffé, elle n'avait que ça à faire.
Elle entendit le chauffeur descendre un rapport avant d'aborder la côte. Ils roulaient maintenant en plein milieu d'une forêt. Le goudron de la route était fendillé et les talus n'avaient pas été taillés depuis un bon moment. De temps à autre, des branches giflaient les vitres du bus. Françoise respira à fond pour dégager sa poitrine de l'étau qui la serrait. C'était étrange, cette angoissé née de la vision de ce panneau.
Depuis combien de temps n'avait elle pas pris de vacances ? Quatre ans ? Cinq ans ? Cinq ans, c'était la moitié de l'âge d'Alice, des années où elle avait mal vu grandir sa fille. Tu ne la vois pousser qu'à demi, lui disait souvent Alain. Elle avait envie de le tuer dans ces moments là. Quelques larmes lui vinrent aux yeux. Pendant quelques secondes, le visage de sa fille se refléta sur la vitre. Alice lui manquait. Elle s’essuya maladroitement avec sa manche. C’était idiot de pleurer dans ce bus qui n’allait nulle part.
Un triangle dansa à nouveau devant ses yeux. Cela devenait fatiguant ! Qu’est-ce qui lui prenait ? Elle se força à penser à autre chose. Ce serait bien qu'elle reprenne la gym. Ces séances lui faisaient un bien fou. En une heure, elle évacuait toute le stress de la semaine. Sa poitrine se serra à nouveau et d'autres triangles se mirent à danser devant ses yeux. Il fallait qu'elle revoie un de ces panneaux. À bien y penser, ce truc avait quelque chose d’étrange, quelque chose qu'elle n'arrivait pas à cerner.
L'autobus gronda une dernière fois avant de passer le sommet de la côte puis entama sa descente vers des lumières qui clignotaient au fond de la vallée. En un geste inconscient de réassurance, elle contempla ses mains, solides, noueuses... Elles ne l’avaient jamais lâché. Pendant un moment, elle joua avec la bague offerte par Eric qui brillait à son annuaire. Elle avait parfois été si dure avec lui...
Elle poussa un petit cri qui fit sursauter la grosse dame dans son sommeil. Un panneau s'annonçait sur le bord de la route. Malgré la pénombre, elle le vit s'approcher, le cœur battant, étonnée de l'excitation qui la gagnait. C'était un triangle ! Le même panneau que tout à l'heure ! Elle plissa les yeux et se colla à la vitre, prête à graver l'image dans sa mémoire. L'autocar ralentit dans un virage et elle eut le temps de le distinguer : c'était bien un panneau avertissant du passage d'animaux sauvages. Sauf que, marmonna Françoise en fronçant les sourcils, sauf que... les cornes du chevreuil n’étaient pas dans le bon sens. Ce qu'elle venait de voir, elle en était sûre à présent, c'était une gazelle. Une gazelle ! L'angoisse qui la tenaillait disparut, remplacée par une indignation qui la fit bégayer. Une gazelle ! Et pourquoi pas un lion tant qu'on y était ! Les types de la DDE n’avaient vraiment rien à faire de leur journée ! Une gazelle ! Elle tenta de retrouver son calme. Il fallait cesser de penser à ces panneaux. C’était complètement idiot. Elle chercha en vain un chewing-gum dans son sac et finit par coller son front contre la vitre. Le bus roulait dans la vallée à présent. Elle distingua des arbres au feuillage racorni. Quelques voyageurs s’étiraient, d’autres avaient commencé à rassembler leurs affaires.
Elle sentit que l'autocar ralentissait puis s'immobilisait. Ils étaient arrivés dans une petite gare routière où somnolaient une demi douzaine de bus aussi décatis que celui dans lequel elle se trouvait. La nuit était tombée. Autour d’eux brillaient les lumières chiches d’habitations rendues invisibles par la pénombre. La grosse dame se leva et prit son sac, un barda informe enveloppé d’une toile grossière. Françoise la suivit et se glissa dans le courant des voyageurs qui quittaient le bus. Elle posa le pied sur un sol inégal et fut assaillie par la chaleur. Un vertige l’obligea à s'appuyer contre un des poteaux du trottoir. Après quelques secondes, elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle. Pressés, les voyageurs s'égaillaient dans les rues mal éclairées qui entouraient la gare.
L'angoisse la saisit à nouveau, forte, glacée, labourant sa poitrine. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait. Elle se dirigea vers un panneau que surmontait un lampadaire et déchiffra les grosses lettres qui le barrait dans toute sa longueur : Damacouba. Ce nom résonna en elle comme un son hostile puis tout explosa, tout ce qu'elle n'avait pas voulu voir et entendre arracha les portes de sa mémoire pour surgir dans le présent. Elle revit son départ à l'aube, les affaires qu'elle avait dû rapidement emballer, les protestations d'Alain et les pleurs d’Alice. Elle se mit à trembler et fouilla dans la poche de sa veste pour en sortir une feuille pliée en trois. Ses yeux se brouillèrent à nouveau et elle dut se retenir pour ne pas éclater en sanglots. Dépliant la lettre, elle se força à lire ces mots qui dansaient de façon obscène dans le silence de la place poussiéreuse : Notification de l'arrêté de reconduite à la frontière .
Elle s'assit sous le panneau et examina sa bouteille à la lumière du lampadaire : il lui restait encore un peu d'eau. À présent, elle ne sentait plus rien. La chaleur et les larmes avaient disparues pour céder la place à un grande vide qui occupait les moindres recoins de son être. Elle enleva sa veste et la posa soigneusement sur ses genoux. Pendant quelques secondes, comme hébétée, elle lissa le tweed un peu rêche de son vêtement puis déplia à nouveau la notification. Au bas de la feuille, une main pressée avait griffonné un nom : Justine Khéza. Ce devait être la cousine de son père, le seul lien qu'elle conservait avec ce pays qu'elle avait quitté vingt ans auparavant. Elle était seule à présent, elle l'enfant de Toulouse, dans l'exotique pays des gazelles.
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