Il est fini le temps où nous demandions aux hommes - fût-ce des militants révolutionnaires - la permission de nous révolter.
Monique Wittig
Donnez-moi ce verre d’eau et fermez cette maudite fenêtre, les courants d’air me fichent la migraine. Vous allez tout enregistrer sur votre engin, mademoiselle ? C’est parfait, parce que dans quelque temps, il ne restera plus de moi qu’une vieille carcasse et quelques films qu’on n’ira plus beaucoup voir.
Vous n’avez jamais vécu en collectivité ? Moi si. À six ans, ma mère a quitté mon père et on a laissé Cologne pour s’installer, avec deux copains, dans une ferme près de Castelnau-Montratier.
Karl et Peter avait fait parti du deuxième cercle de la Baader-Meinhoff. C’était deux frangins un peu fou-fou mais très gentils qui avaient renoncé à mitrailler les suppôts du Capital. J’étais heureuse d’être là. Mon père ne me manquait pas. Les pieds nus, je passais mes journées sur le causse à compter les nuages. Je me promenais, je construisais des cabanes, ma mère me faisait la classe.
Ma mère était amoureuse de Karl et de Peter. Les pieds nus, deux oncles, pas d’école et si vous aviez vu ce ciel au-dessus des collines ! J’ai même appris à mener les vaches. C’était une belle vie mais, comme on dit, il faut bien que le bonheur s’arrête un jour, non ? La troisième année, Karl n’arrêtait pas de s’engueuler avec son frère pour des histoires que je ne comprenais pas. C'est devenu assez triste cette irruption du réel au milieu de la lande.
Une fois, il y a même eu une bataille rangée dans la cuisine. Les chaises volaient avec les assiettes, un vrai bombardement. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie car Karl et Peter étaient immenses et avaient de grandes barbes.
Vous souriez, vous croyez savoir. C’est parce que vous vous fiez à une image. L’image trompe, c’est son essence de nous mettre à côté de la plaque. Et je sais de quoi je parle. Comprenez-moi bien : Karl, Peter, ma mère, ça n’avait rien à voir avec la jalousie. Le bonheur, même au milieu des collines, ça finit par vous coller une mélancolie qui envahit tout. Le vent sur le causse avait fait comme du lierre autour de nous.
Et puis, les années quatre-vingt n’étaient pas loin, le rabotage avait commencé. Il y a eu une sorte de paix armée pendant quelques mois mais le charme était brisé. Des bêtes sont tombées malades et l'hiver qui a suivi a été particulièrement rude. Ma mère et moi, on a fini par partir deux jours après mes dix ans. A l’arrière de la voiture, j’ai regardé la ferme s’éloigner et vous savez ce qui m’a fait pleurer ? Les deux rubans bleus que j’avais posés sur un muret de pierres sèches quelques jours auparavant. J’ai pensé à ces rubans que la nuit allait engloutir avec son manteau d’herbes sèches et de grillons. Deux rubans que personne ne ramasserait.
Karl a regagné Berlin où il a été arrêté en 84. Il a fait cinq ans de taule puis a ouvert une librairie à sa sortie. Je crois qu'il est marié aujourd’hui et qu'il a deux gamines. Peter nous a suivi à Paris où il connaissait quelqu’un qui pourrait nous héberger.
Tenez, c’est une photo de ma mère. A la voir, on dirait qu’un souffle peut la renverser. En réalité, elle était aussi dure que du granit. Heureusement d’ailleurs parce que, arrivé à Paris, Peter s’est effondré comme une merde. Il passait ses journées à fumer des clopes au fond de son lit en poussant de gros soupirs. Aujourd’hui, je le comprends mieux. Beaucoup de gens ont sombré à la fin des années 70. La vague avait reflué en emportant pas mal d'espoirs.
Peter n'a pas dérogé à la règle : il est entré en analyse avec Melman et ne s'en est pas si mal sorti. Il est devenu psychanalyste et, pour un lacanien, je dois avouer qu'il n'est pas trop borné. Il a, au moins, évité le retour à la religion.
Moi, j'ai découvert Paris et l’odeur du métro, le bruit précipité des talons qui me faisait penser à des rats en train de courir. La solitude au milieu des klaxons.
Ma mère a pris les choses en main, c’était son côté réaliste et protestant. Elle a trouvé un travail de secrétaire, de quoi payer le loyer et s’habiller. La fête était finie, on est rentré dans le moule : l’école, les cheveux coupés et les chaussures cirées. Vous imaginez le poignard de la ville après les collines ? Pauvre petite sauvageonne... Qu'est-ce que j'ai pu pleurer ! Chaque soir, ma mère me disait que ça passerait. Dors, qu’elle disait avec son air de moine, demain il ne restera plus qu'un kleenex de ton chagrin.
Je suis allée au collège, j’ai fait ma boucle : les cours, les devoirs, les copines, les petits amis. L’été, ont retournait à Cologne chez ma grand-mère. Je passais quelques jours chez mon père. Il avait une villa du côté de Müngersdorf. Il avait une moustache et des mains immenses qu’il ne laissait jamais en repos. Il avait fabriqué la plupart de ses meubles. Il m’emmenait pêcher au bord du Rhin. Ça m'a vite lassée car nous n’avions pas grand chose à nous raconter.
Mes petits fiancés ne restaient pas longtemps avec moi. Je sentais trop la femelle. Il faut dire que, depuis le causse, ma mère évitait les bonshommes et menait une vie très collective. Notre appartement était un nid à moineaux. Autour de la table, le soir, un régiment de filles piochait dans les plats qu’elle avait confectionnés. Des militantes, des gouines avec leur histoire à la Feydau, des apprenties psychanalystes, des filles qui cherchaient chaleur et sens autour d'un tian d'aubergines.
J’ouvrais mes oreilles. J’apprenais. J'ai glané pas mal de trucs. Je m’en servais pour mettre au pli mes petits amis. Je travaillais bien au collège. J’étais gentille avec ma mère mais je veillais toujours à dresser un cordon entre elle et mes propres possibilités d’épanouissement.
Ces rencontres ont marqué le début de mon émancipation. Je sais que c’est grâce à elles, et à celles qui ont suivi, que j’ai fait les films que je voulais, que j’ai appris à ne pas dépendre d’un homme. Il y a eu ma mère, en premier lieu, et puis cette nana des Gouines rouges qui m’a fait comprendre que j’aimais aussi les filles. Il y a eu les films de Renoir, ceux d’Eustache, il y a eu ma rencontre avec Truffaut et les bouquins de Virginia Woolf aussi… Mais je crois que la première fois que j’ai coupé le cordon c’est le jour où j'ai décidé de m'opposer à une prof d'université aux grosses fesses qui mijotait entre Beauvoir et les premières étincelles du Genre. Comme coup de gong, celui-ci s’est bien posé là.
Caroline Gaydon pontifiait régulièrement dans notre salon et m'empêchait de faire mes devoirs en fumant des Gauloises dont l'odeur me poursuivait jusque dans ma chambre. Quelques siècles auparavant, elle avait publié une demi douzaine d'articles dans Le torchon brûle, avait fréquenté Monique Wittig et fait allégeance à la Fouque – on disait qu'elle connaissait par cœur certaines pages D'une tendance. Elle dézinguait par sa faconde celles qui s'opposaient au pouvoir qu'elle exerçait sur les vingt mètres carrés de notre salon. Je la détestais. Sa fausse bonhomie, sa solidarité de façade, cette façon qu’elle avait de singer l’empathie pour mieux assurer son emprise me débectaient. Je n’avais pas dix sept ans mais j’avais bien cerné le genre d'Arlequin qu’elle composait. Ma mère l'admirait et comme elle me nourrissait et m’aimait, je la fermais.
Un jour de juin, le dieu de la vérité est venu à ma rescousse : au détour d'un chuchotis capturé entre deux portes, j'appris que Britta, la compagne de Caroline Gaydon, avait quelques problèmes conjugaux. Cette dernière, en effet, n'hésitait pas à cogner cette timide suédoise pour lui apprendre à ne pas quitter son ombre. Pendant une seconde, je plaignis sincèrement Britta puis, le reste de l'heure qui suivit, je jubilais en pensant à la façon dont j'allais renverser cette statue.
Comme je sentais que Caroline Gaydon ne résisterait pas à une confrontation directe, j'ai fait amitié avec Britta. La Gaydon n'y allait pas avec le dos de la cuillère : la poitrine et les cuisses de la suédoise gardaient, comme tatouée, la marque de ses poings. Je n’ai pas ouvert de grands yeux, je n’ai pas levé les bras au ciel. Je ne voulais pas effrayer mon petit lapin mais le garder à portée de main pour le faire danser exactement là où je le voulais.
J'ai avancé en cachant mes cartes et la mère gros-paf n'y a vu que du feu, trop occupée à emmailloter notre entourage pour multiplier les comptoirs de son petit commerce personnel. J'ai attendu mon heure en soignant mon agneau.
J’ai beaucoup discuté avec Britta. Avec ses grands yeux bleu, cette fille offrait sa confiance au premier venu. Il ne fallait pas être viennois pour comprendre qu’elle rejouait son cirque familial avec Gaydon qui, elle, faisait sa pelote à grands coups dans les seins. J'ai tiré avec Britta deux ou trois plans sur la comète tout en restant très mesurée : pour tenir le bon bout, il ne fallait pas la mener de trop près.
L'occasion s'est présentée au début du printemps. Un printemps tout en pluie qui incitait à ne pas se risquer dans les rues. Cela faisait un moment que ma mère et Gaydon phosphoraient sur un convent estival. Le thème était aux petits oignons : les violences conjugales. J'en rigole encore.
Organisation, invitées, interventions, réservation de salle... on avait convoqué l'arrière-ban des copines pour organiser tout ça. Ma mère, ce soir-là, avait poussé le canapé contre le mur et disposé une douzaine de poufs. Il fallait désigner les volontaires et fixer la date du grand raout.
Caroline Gaydon avait posé sa main sur la cheminée du salon et tenait le crachoir, excellant, je dois l'admettre, à confier aux autres ce qu'elle ne voulait pas faire. Toute à son rôle, elle déroulait son programme en le ponctuant d'anecdotes parfaitement scandaleuses sur la violence du patriarcat.
En retrait, j'observais la position de mes pièces : Britta, assise sur le tapis, dévorait son bourreau de ses immenses yeux pervenche ; ma mère, précise, concentrée, prenait des notes ; les filles écoutaient, béates, le discours de Gaydon.
Je profitais d'une envolée sur le viol pour m'asseoir aux côtés de Britta. Chaque fois que Gaydon parlait de violence, je la pressai de mon genou. À chaque touche, son dos se voûtait de plus en plus.
A cet instant, j’ai eu pitié d'elle et il a fallu que je me secoue un peu pour continuer à jouer ficelle. J'ai laissé passer quelques minutes, le temps que notre oratrice entame sa péroraison, puis je me suis levée et, d'un geste, je lui ai coupé le sifflet.
- Cela fait une heure que tu nous parles de violence. Pourquoi ne nous as-tu jamais dit que tu battais Britta ?
Cela a fait comme un grand creux. Comme si la luge dans laquelle nous étions embarquées venait de prendre une bosse et, suspendue dans les airs, n'allait pas tarder à heurter le sol. J'ai poussé mon pion un peu plus loin.
- Britta m’a dit que cela fait trois ans que tu la bats. C’est intolérable.
Je me suis tourné vers cette dernière pour la désigner d'une main théâtrale.
- Britta, c'est le moment de te libérer. Nous sommes toutes là avec toi. Montre-nous ce qu'elle t'a fait.
On le voit, je ne reculais devant rien.
Alors là, entre vous et moi, ce fut le seul moment de cette soirée où j'ai senti mes jambes trembler. Caroline Gaydon a hoqueté, m'a regardée d'abord d'un air éperdu, comme si j'avais, à cette seconde, le pouvoir de la sauver, puis, le visage soudain très blanc, s'est tournée vers Britta.
Plus tard, ma mère a beaucoup joué avec ce moment. Elle en a fait un talisman un peu amer qui lui rappelait l'instant où sa fille s'était révélée différente de ce qu'elle croyait. Après cette soirée, elle est devenue plus tendre mais aussi plus distante avec moi. Je crois qu’elle avait senti ce que j’ai perdu et gagné ce soir-là.
Britta a soulevé son pull et toutes ont vu les hématomes. Il y a eu des Oh, des Ah ainsi que le « Britta, je t’en prie... » de Caroline Gaydon. J'en ai profité pour enfoncer mon dernier clou, une pièce baroque : "- Je te demande de sortir et de ne plus jamais remettre les pieds ici. Ou c'est moi qui te casserai la gueule."
Je crois même qu'il y a eu quelques applaudissements.
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